Pouvoir d’achat

Malgré l’opposition des propriétaires immobiliers, davantage de villes s’apprêtent à encadrer les loyers

Pouvoir d’achat

par Rachel Knaebel

Après Paris et Lille, plusieurs villes dont Lyon ou Bordeaux s’apprêtent à encadrer les loyers. La mesure a-t-elle vraiment un effet bénéfique pour les locataires ? Que faire face aux propriétaires qui ne respectent pas la loi ? Réponses.

A partir du 1er novembre, l’encadrement des loyers s’appliquera à Lyon et Villeurbanne. À Bordeaux, ce sera courant 2022. Montpellier et des villes de la petite couronne de l’agglomération parisienne [1] vont aussi mettre en place dans les mois qui viennent le dispositif qui existe déjà à Paris et Lille. Le logement est le premier poste de dépense pour les familles modestes, devant l’alimentation et les transports. Et cela risque encore de grimper avec le coût de l’énergie.

« La demande d’encadrement des loyers était dans nos engagements de campagne pour les municipales de 2020. On le demandait déjà quand on était dans l’opposition, tient à préciser Stéphane Pfeiffer, adjoint au maire de Bordeaux en charge du logement. En 2020, la municipalité est passée à gauche, élisant un écologiste comme maire, après plus de 70 ans de règne à droite. On a des hausses de loyers conséquentes à Bordeaux depuis cinq à sept ans. Pour nous, la premier objectif de l’encadrement, c’est de stopper la spirale inflationniste. À terme, on peut espérer que ça contribuera à faire baisser les loyers, mais cela n’arrivera pas tout de suite, car l’encadrement ne s’applique qu’au nouveaux contrats. »

Dans toutes les grandes villes de France, les loyers sont de plus en plus chers. En 2014, la loi Alur avait lancé un premier encadrement du parc locatif privé (ne concernant pas le logement social). Paris et Lille l’avaient alors mis en place dès 2015. Mais l’UNPI, l’association des propriétaires immobiliers, avait contesté l’encadrement au tribunal administratif, qui avait invalidé ce dispositif pour des raisons de pures formes [2].

« L’encadrement des loyers a été vidé de son contenu »

En 2018, la loi sur le logement du gouvernement Macron, la loi Elan, remet en place un nouveau dispositif d’encadrement dans le marché locatif privé, cette fois à titre expérimental, pour cinq ans. Les villes et agglomérations qui le souhaitent doivent candidater auprès du gouvernement. Début septembre, la ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, a ainsi donné son feu vert à Bordeaux, Lyon et Montpellier. En revanche, elle a refusé l’encadrement à l’agglomération de Grenoble. Raison invoquée : Grenoble ne remplit pas les critères, son marché du logement ne serait pas assez tendu. Julie Martin, de la Confédération syndicale familiale de Grenoble, membre en tant qu’association de défense des locataires de l’observatoire local des loyers, n’attendait de toute façon pas grand-chose de la candidature à l’encadrement : « L’encadrement a été vidé de son contenu, il y avait quelque chose de plus volontariste à la base de la mesure, mais cela a été détricoté, dit-elle. Aujourd’hui, c’est surtout pour les élus locaux une façon de dire "on fait quelque chose pour le logement". »

Le dispositif actuel concerne les nouveaux contrats de location ou les logements dont le bail, arrivé à échéance, doit être renouvelé. À partir des données récoltées par les observatoires locaux des loyers, les préfets fixent chaque année un loyer médian, dit loyer de référence, pour chaque zone d’une agglomération. Les préfets déterminent en même temps un loyer de référence majoré, qui correspond au loyer médian plus 20 % ; et un loyer de référence minoré, soit le loyer médian moins 30 %. Dans les villes où l’encadrement existe, les loyers ne peuvent normalement pas dépasser le loyer médian majoré. Sinon, des sanctions sont en théorie possibles : le préfet peut exiger du bailleur la diminution du loyer et le reversement au locataire du trop-perçu. Si le propriétaire refuse, le préfet peut le faire condamner à une amende administrative, jusqu’à 5000 euros pour un particulier et 15 000 euros pour une société (une SCI par exemple).

Mais « jusqu’ ici, il n’y presque pas eu d’amendes », a constaté Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé-Pierre. Pour faire baisser son loyer, le locataire doit donc saisir lui-même la justice, via une commission départementale de conciliation. En cas d’échec de la conciliation, le différend va au tribunal d’instance.

« Nous voudrions que les villes puissent assigner les propriétaires en justice »

En plus, le bailleur peut bénéficier d’un droit au complément de loyer, au-dessus du loyer de référence (+ 20 %), en cas de caractéristiques particulières du logement (terrasse, vue..), qui sont mal définies dans la loi [3]. Les propriétaires peuvent eux aussi demander à augmenter le loyer si celui-ci se trouve sous le nouveau médian minoré de 30 %. Ce que critique notamment Droit au logement (DAL), qui demande de « supprimer le “supplément de loyer”, la majoration de 20 % du loyer médian, ainsi que la possibilité pour les bailleurs d’augmenter les loyers bas, inférieurs à 30 % du loyer médian ».

« Une première limite à cet encadrement, c’est que c’est au locataire de vérifier si son propriétaire respecte la loi. Je suis moi-même locataire et je ne me vois pas me retourner en justice contre mon propriétaire, pointe l’adjoint au maire de Bordeaux, Stéphane Pfeiffer.

Nous voudrions que les collectivités, dont les villes, puissent elles-mêmes vérifier que les propriétaires respectent l’encadrement et les assigner en justice si ce n’est pas le cas. C’est plus facile pour elles que pour les locataires. La deuxième limite, ce sont les compléments de loyers. Les bailleurs doivent certes les justifier, mais seulement si c’est contesté par le locataire. Les différences de qualité des logement devraient déjà être couvertes par la possibilité d’aller entre - 30 % sous le loyers médian et + 20 % au dessus. »

« L’autre grosse limite aujourd’hui, c’est surtout que le dispositif est peu connu, juge pour sa part Manuel Domergue. L’encadrement a mis beaucoup de temps à s’appliquer, il a été attaqué par les bailleurs, la loi Elan a ouvert à nouveau la voie, tout en le rendant optionnel et expérimental… Personne ne comprend rien, c’est normal que ça prenne du temps pour avoir un impact. Mais déjà, on commence à voir des effets sur la part de logements qui dépassent le niveau de l’encadrement. » Là où le loyer est plus élevé, « cela dépasse en moyenne de 50 euros. 50 euros par mois pour un ménage, ce n’est pas rien. Pour une mesure qui ne coûte rien à l’État ! »

À Paris, l’encadrement a existé entre 2015 et 2017, puis a de nouveau été mis en place en 2019. « On a constaté un petit effet sur la première période d’encadrement », nous dit Geneviève Prandi, directrice de l’Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne. « Il y a alors eu une baisse du nombre de dépassements et du montant des dépassements. Mais, en 2017, 20 % des loyers dépassaient encore le montant légal. Ça se fait au fur et à mesure, et il y a les autorisations de compléments de loyers qui jouent aussi un rôle. »

« Il faut baisser les loyers, pas les valider dans leur niveau actuel »

En 2013, pour l’ensemble de l’agglomération parisienne, la hausse des loyers s’élevait en moyenne à + 2,3 % sur un an. De 2015 à 2017, la hausse est retombée à moins de 1 % par an. En 2018, après la suppression de l’encadrement suite à la plainte de l’association des propriétaires immobiliers, les loyers repartent à la hausse (+1,5 %, + 1,7 % en 2019, + 1,2 % en 2020). Encadrés ou pas, les loyers ont continué d’augmenter, l’encadrement a servi à limiter la hausse. Selon les rapports de l’Olap, un logement de 53 m2 dans l’agglomération parisienne se louait début 2013 à 934 euros (loyer moyen mensuel). Le montant est passé à 992 euros en moyenne début 2021.

« Au début de la deuxième période d’encadrement, on a retrouvé les niveaux de dépassements, en nombre et montant, de ce qu’on avait au début de la première période d’encadrement, précise Geneviève Prandi. Il faut voir les effets sur la période de cinq ans de l’expérimentation prévue par la loi. Mais la loi Alur, à la base, n’avait pas vocation à faire baisser les loyers, mais à éliminer les excès. » Pour Julie Martin, qui défend les locataires à Grenoble, c’est bien là le problème : « Il faut baisser les loyers, pas les valider dans leur niveau actuel. »

A Paris, 40 % des annonces immobilières ne respectent pas l’encadrement

« Si on veut avoir un encadrement des loyers plus volontaire, la limite serait un loyer médian, avec une marge de plus ou mins 10 %, estime Manuel Domergue. Le calcul des loyers médians inclut tous les baux du logements privé, dont les vieux contrats où les loyers sont plus bas. Donc, si l’encadrement était réellement appliqué, cela devrait faire baisser beaucoup de loyers, surtout pour les petites surfaces. Si à la fin de la période d’expérimentation définie par la loi Elan, on voit que le dispositif fonctionne mais ne va pas assez loin, c’est le législateur qui pourra alors décider de pousser le curseur plus loin. »

Pour la Fondation Abbé-Pierre, le plus urgent est aujourd’hui que les propriétaires qui ne respectent pas l’encadrement soient sanctionnés. Ils sont encore nombreux à ignorer la loi. Début 2021, l’association nationale de défense des usagers et consommateurs CLCV montrait dans une enquête qu’à Paris, 40 % des annonces immobilières ne respectaient pas l’encadrement : « Par exemple, nous avons trouvé un deux-pièces pour un loyer de 1270 euros alors qu’il devrait être de 900 euros, soit un surplus de 4400 euros par an. Autre exemple, un bailleur qui propose son deux-pièces meublé à 1350 euros alors que le loyer ne peut excéder 787,20 euros. Soit un dépassement mensuel de 562,80 euros, ce qui représente 6753,60 euros réclamés de façon indue à l’année. »

« L’État peut infliger des amendes aux bailleurs qui ne respectent pas l’encadrement, mais les préfectures ne sont pas du tout enclines à le faire. Il faudrait que cela soit plus automatique, par exemple que les baux soient automatiquement soumis à la préfecture, préconise Manuel Domergue. Ou que cela puisse passer par les Caf, car ce sont elles qui gèrent les APL, elles connaissent donc la taille des logement et le montant des loyers. Peut-être que les agences départementales pour l’information sur le logement pourraient aussi mettre à disposition des locataires un formulaire à envoyer à la préfecture. On ne pourra pas atteindre tous les bailleurs, mais cela aurait un effet dissuasif. Nous espérons aussi que les agences immobilières vont jouer le jeu. Elles peuvent dissuader les bailleurs en leur disant clairement, “là vous dépassez, vous enfreignez la loi”. »

« Les bailleurs se plaignent beaucoup mais continuent à avoir des rendements très intéressants »

Des développeurs web ont déjà rendu disponible une extension pour les navigateurs internet qui permet de vérifiez si les annonces immobilières sont conformes ou non au règles d’encadrement des loyers. « Si ce type d’outil se démocratise, on peut espérer que les bailleurs qui dépassent aujourd’hui en soient dissuadés demain, ou que des locataires malins, voyant que leur loyer dépasse le niveau légal, signent tout de même le contrat et entament ensuite un recours pour faire baisser leur loyer, imagine le responsable de la Fondation Abbé-Pierre. La mairie de Paris pourrait aussi mieux accompagner les locataires pour les aider à faire des recours auprès des commissions de conciliation. Si cela devient routinier, ça peut fonctionner. »

Pour l’instant, le locataire reste dans une position fragile face aux bailleurs. En 2012, Cécile Duflot, alors ministre du Logement, avait émis un décret qui interdisait les hausses de loyer à la relocation dans les zones tendues (sauf en cas de travaux d’amélioration conséquents). Ce décret est depuis republié chaque année, même sous le gouvernement Macron. Mais comment un locataire peut-il savoir quel était le loyer du précédent contrat ? « Quand bien même il serait en contact avec l’ancien locataire, il doit aussi traîner son bailleur en justice, avec les risques de représailles par le bailleur », pointe le DAL.

De son côté, le lobby des propriétaires immobiliers, l’UNPI, monte pourtant régulièrement au créneau contre toutes les mesures visant à freiner l’augmentation des loyers. « Les bailleurs se plaignent beaucoup mais continuent à avoir des rendements très intéressants. Surtout à la revente, de 4 à 5 % par an, auxquels s’ajoute le loyer, souligne Manuel Domergue. Sur leurs arguments qui disent que l’encadrement a des effets pervers sur la construction et l’investissement, à Paris, on a vu que cela n’était pas le cas. »

« L’encadrement des loyers a toujours été plutôt mis en place pour répondre à l’urgence »

« Les représentants des propriétaires ont toujours porté ce discours sur les effets pervers de l’encadrement des loyers : sur la construction et l’entretien des logements, le déclin du secteur locatif, la mobilité résidentielle… mais c’est peu étayé par des travaux empiriques de recherche », pointe le chercheur Loïc Bonneval, maître de conférences en sociologie à l’université de Lyon.

Il travaille depuis des années sur des exemples passés d’encadrement des loyers, en France, en Europe, jusqu’aux États-Unis [4]. L’idée de contrôler les loyers n’est pas nouvelle. Elle a par exemple été expérimentée un peu partout en 1914. « En France, c’était d’abord parce qu’il ne fallait pas que les personnes mobilisées à la guerre et leur famille soient expulsées. Puis les mesures ont concerné les veuves, et de nouvelles mesures ont été adoptées à fin de la guerre. Nous avons identifié une cinquantaine de décrets de lois prises sur le sujet dans la période de l’entre-deux-guerres. Des communes ont aussi décidé d’un contrôle local. »

Le chercheur perçoit un retour du thème dans les débats depuis les années 2010, « dans les pays où les loyers ont le plus augmenté, en France mais aussi en Irlande par exemple. L’encadrement des loyers a toujours été plutôt mis en place pour répondre à l’urgence, ensuite cela s’installe dans la durée, ajoute le chercheur. À l’inverse du logement social, où, souvent, les programmes sont portés par des courants progressistes, les motifs qui ont poussé dans le passé à l’instauration de l’encadrement des loyers sont en général conjoncturels avant d’être idéologiques. »

Malgré tout, l’UNPI continue de mettre à mal l’encadrement. Elle a déjà annoncé préparer un recours en justice contre l’encadrement à Bordeaux.

Rachel Knaebel

Photo : CC ValK

Notes

[1Bagnolet, Bobigny, Bondy, Le Pré-Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin et Romainville.

[2À Paris, le tribunal a estimé que ce dispositif d’encadrement des loyers ne pouvait être mis en œuvre dans la seule commune de Paris, mais aurait dû l’être dans les 412 communes de la région d’Île-de-France. Le tribunal administratif de Lille avait annulé le dispositif pour la même raison.

[3Sauf pour les logements meublés, le loyer de référence inclut alors une majoration définie normalement clairement annuellement.