Résistance

Depuis trente ans, des familles réclament la vérité sur les disparitions forcées en Turquie

Résistance

par Servet Karaduman

Dans les années 1980 et 1990, des centaines de personnes ont été enlevées en Turquie, au cours du conflit qui a opposé le PKK et les forces armées. Depuis, leurs familles manifestent chaque samedi pour demander justice malgré les interdictions.

Besna Tosun, 40 ans, participe chaque samedi avec sa mère au sit-in qui se tient sur la place de Galatasaray, au cœur d’Istanbul. Et cela dure depuis vingt-huit ans ! Leur objectif est de connaître le sort de leurs proches portés disparus au cours de la sale guerre entre l’État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans les années 1990. Besna s’y rend chaque semaine pour demander justice pour son père, Fehmi Tosun, disparu en 1995.

Un violent conflit oppose alors le PKK, qui revendique l’indépendance, et les forces armées turques dans le Sud-Est de la Turquie. La zone est placée sous état d’urgence. L’État turc tente d’isoler le PKK des populations locales en favorisant la création de milices supplétives anti-PKK, avec le système des protecteurs de village (« köy koruculuğu »). Ces supplétifs, ainsi que l’armée turque, commettent de multiples violations des droits humains.

 rassemblements des Mères du Samedi : Des personnes tiennent dans leurs mains des potraits
L’un des rassemblements des Mères du Samedi avant la fermeture de la place de Galatasaray
©Kerim Eren

Tortures et enlèvements

« Mon père, Fehmi, a été arrêté en 1991 lors d’un raid dans notre village. Il a été torturé. En 1993, beaucoup de maisons dans les villages du district de Lice [à Diyarbakir, ndlr] ont été brûlées et détruites. Mon grand-père a été tué par les soldats, car il ne voulait pas être protecteur de village ni quitter de sa maison. Notre maison aussi a été brûlée », raconte Besna.

La multiplication des incendies, des évacuations forcées de villages et des exécutions extrajudiciaires pousse une partie des habitants à partir vers d’autres régions. « Tous les habitants de notre village ont été obligés de partir. Nous aussi sommes partis, vers le centre de Diyarbakır. Après la libération de mon père en 1994, nous sommes allés à Istanbul », poursuit la fille du disparu.

La famille Tosun s’installe dans le quartier d’Avcılar à Istanbul. Mais le conflit les rattrape. Le 19 octobre 1995, Fehmi Tosun est arrêté devant chez lui et emmené en garde à vue par trois personnes armées et équipées de talkies-walkies. Sous les yeux de sa famille et des habitants de son quartier, il est forcé de prendre place dans une Renault Toros blanche.

Ce véhicule et le mode d’action sont alors largement associés aux disparitions forcées. Nombre de témoignages décrivent un procédé similaire, avec des individus qui, en pleine nuit et à bord de ce type de véhicule, interpellent des personnes à leur domicile, en se faisant passer pour des membres des forces de sécurité.

Après un certain temps, les corps torturés étaient retrouvés enterrés dans un endroit isolé, le long des routes, dans des fosses communes ou anonymement dans des cimetières. Dans la plupart des cas, les noms des personnes arrêtées n’étaient pas mentionnés dans les registres de détention. Les proches recevaient un appel téléphonique : la personne arrêtée annonçait qu’elle se rendait au commissariat, puis ne donnait plus aucune nouvelle.

1353 personnes portées disparues

Comment Besna en est-elle venue à manifester chaque semaine au cœur d’Istanbul, en compagnie d’autres familles de disparus ? C’est grâce à l’Association des droits humains de Turquie (IHD), qui leur fournit gratuitement un soutien juridique, en Turquie comme devant la justice européenne, et leur offre un cadre pour s’organiser et manifester. Comme beaucoup de proches de disparus, la mère de Besna s’est adressée à l’IHD puis a commencé à manifester sur la place de Galatasaray.

Un sit-in de perosnnes qui tiennent des portraits d'hommes.
Besna Tosun âgé de treize ans et sa mère, au premier rang, tiennent la photographie de Fehmi Tosun, en 1996.
©DR

Besna a 12 ans quand elle découvre le mouvement des Mères du Samedi. « Après l’enlèvement de mon père, nous sommes allées sur la place. On m’avait demandé de raconter comment mon père avait disparu. Je croyais qu’au début, c’était juste pour mon père, mais quand nous nous sommes approchés, j’ai compris, en dépit de mon âge, que ce n’était pas seulement pour mon père. Il y avait d’autres familles qui tenaient des photographies de disparus dans leurs mains. »

Selon le Centre pour la mémoire (Hafıza Merkezi), basé à Istanbul, 1353 personnes ont été portées disparues depuis 1980 en Turquie, dont 1283 au cours des années 1990. Plusieurs « enlèvements » ont aussi eu lieu au début des années 2000. Ces données ne sont sans doute pas complètes.

Une femme tient le portrait d'un homme et une feluer devant d'autres personnes qui tiennent des potraits d'hommes
La mère de Besna Tosun.
©Kerim Eren

Le mouvement des Mères du Samedi s’inspire du combat des Mères de la place de Mai, en Argentine, lancé pour demander justice pour les disparus au cours de la dictature militaire (entre 1976 et 1983). Les Argentines se sont même déjà déplacées en Turquie en solidarité.

Répression des manifestations

À Istanbul, trois générations de Mères du Samedi se sont désormais succédé. Elles manifestent toujours pendant une demi-heure, assises en silence, brandissant des photographies de leurs enfants ou maris disparus, et portent des œillets.

Un ou une porte-parole s’exprime ensuite pour raconter l’histoire d’un disparu. Le mouvement pacifique a également été soutenu par Amnesty International. Récemment, quelques députés turcs de gauche et défenseurs de droits humains ont tenté de faire écho à leur quête de justice.

Mais la disparition progressive de la première génération des mères et, surtout, la répression dont elles font l’objet risquent de faire sombrer leur combat dans l’oubli. Le gouvernement Erdogan tente d’étouffer leur mouvement. Depuis cinq ans, sur ordre du ministre de l’Intérieur, la place de Galatasaray, pourtant l’un des lieux les plus connus et fréquentés par les Stambouliotes et les touristes, est totalement encerclée par la police.

Des recours ont bien été déposés devant la Cour constitutionnelle turque. Celle-ci a, par deux fois cette année, rendu une décision favorable aux manifestants (le 23 février puis le 29 mars 2023), accordant même aux plaignantes des indemnités.

Qu’importe, la place demeure fermée par la police, le samedi et le reste de la semaine. Les manifestantes, en majorité âgées et souffrant de problèmes de santé, sont en permanence entourées par, littéralement, un mur de policiers, comme l’attestent les photos. Les journalistes qui essayent de couvrir les manifestations sont également entravés.

Un petit nombre de personnes entourées par des polciiers casqué et munis de boucliers
Le rassemblement des manifestants
Entourés par la police sur la place de Galatasaray, les Mères du Samedi et les défenseurs des droits de l’homme avec des œillets à la main
©Fatos Erdogan

Les plaintes déposées pour retrouver les responsables de ces disparitions ont, elles aussi, été enterrées. L’avocate Eren Keskin, présidente générale de l’IHD, rappelle que les affaires se terminent toujours par la prescription. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a été condamné. L’impunité perdure.

Toujours pas d’enquête sérieuse

Dans le droit pénal turc, il n’existe pas de crime lié aux disparitions forcées. Un article de loi sur les crimes contre l’humanité a bien été inclus dans le Code pénal turc peu après l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002 (Parti de la justice et du développement, le parti islamo-conservateur d’Erdogan). Mais selon Eren Keskin, cela n’a eu aucun effet concret.

Reste la Cour européenne des droits humains (CEDH). Que dit-elle sur les affaires des disparitions forcées qui lui sont portées ? « Dans les années 1990, la Cour prenait rapidement une décision sur les affaires de disparition forcée. Mais cette situation a changé au fil de temps, explique Eren Keskin. Elle affirme dorénavant que les voies légales ne sont pas épuisées ou que le délai de prescription est dépassé. »

La famille de Besna aussi a saisi la CEDH. L’affaire s’est conclue par un règlement à l’amiable en 2003. L’État turc a alors admis l« ’insuffisance d’investigation » concernant la disparition et s’est engagé à mener des enquêtes effectives à l’avenir. Mais rien n’a été fait depuis. En dépit de ces obstacles, Besna et sa famille persévèrent dans leur combat et, chaque samedi, tentent de rejoindre les proches des disparus pour essayer, souvent en vain, de manifester.

Servet Karaduman

Photo de une : Besna Tosun tient la photo de son père, Fehmi Hosum, disparu depuis 1995/©Fatos Erdogan.