Energie

Ventes abusives, malfaçons, tarifs excessifs : ces fraudes qui gangrènent l’isolation à 1 euro

Energie

par Sophie Chapelle

Des aides financières existent pour bénéficier d’une isolation à prix réduit, mais de plus en plus d’entreprises peu scrupuleuses font du forcing pour vendre aux particuliers des travaux de très mauvaise qualité. Premier volet de notre enquête sur les dessous des offres d’isolation à 1 euro.

Michel ne décroche plus son téléphone. En dépit de son inscription sur Bloctel, cet habitant d’Ille-et-Vilaine reçoit en moyenne deux appels par jour depuis un an pour faire isoler ses combles ou son sous-sol « pour 1 euro ». Si cette offre peut sembler alléchante, de nombreuses entreprises se sont engouffrées dans le dispositif et multiplient les démarchages abusifs. « Souvent, quand on décroche, il y a un message du ministère de la Transition écologique et solidaire », témoigne Michel. « Ils se font passer pour le département, la région... Ils donnent des noms qui sont potentiellement faux », confirme un conseiller Faire en Bretagne, un service rattaché à l’Ademe [1] qui guide les usagers dans leurs travaux de rénovation énergétique. Toutes les institutions publiques que nous avons contactées confirment qu’elles ne font aucun démarchage à des fins commerciales [2].

« Je leur ai parfois signalé d’emblée l’illégalité de ces substitutions d’identité. L’interlocuteur interrompt alors la communication », note Michel. A l’autre bout du combiné figurent souvent des sociétés spécialisées dans le télémarketing usant d’arguments commerciaux mensongers comme l’obligation de réaliser des travaux sous peine d’amende. Les espaces info énergie, créés par l’Ademe pour apporter du conseil aux particuliers, ont constaté cette intensité de démarchage.

D’avril à août 2019, les services du réseau Rénov’Habitat Bretagne ont été sollicités plus de 3000 fois par des particuliers qui ont été démarchés et demandant conseil sur cette fameuse isolation à un euro. Pour certains services, cela représente jusqu’à un tiers de leur activité de conseil. En un an, la direction générale de la répression des fraudes a enregistré 1770 plaintes sur le secteur de la rénovation énergétique, en hausse de 20 % par rapport à l’année précédente.

Le démarchage pour l’isolation à un euro se fait aussi par courrier postal. Ici le logo « habiter mieux » de l’Agence nationale de l’habitat est utilisé, sans son autorisation, par une société privée. Télécharger le courrier en cliquant sur l’image.

Un système d’aides qui favorise les malfaçons

Lorsque le particulier donne une suite favorable au démarchage, les entreprises annoncent généralement un délai de trois jours pour venir. La plupart ne procèdent à aucun repérage au préalable. « Ils ne posent aucune question sur l’électricité par exemple, illustre Michel. La seule chose qu’ils savent c’est la surface de la cave et ils annoncent, sans l’avoir vue, qu’ils vont mettre deux heures pour l’isoler ! » Laine de verre, laine de roche, polystyrène blanc, les isolants proposés par ces entreprises sont toujours les mêmes. « Le polystyrène, ce n’est que du plastique expansé qui va s’éroder dans le temps puis se disperser. On en retrouve partout en petits morceaux dans notre environnement et il retourne in fine dans l’océan, s’agace Michel. On ne fait pas dans le durable. Ce qui est proposé en termes d’isolants est légal mais scandaleux ! » « Ces entreprises sont uniquement dans une logique de rentabilité : des isolants vite achetés, vite posés, avec une main d’œuvre peu qualifiée », souligne l’agent du réseau Faire.

Gireg Le Bris, qui coordonne le réseau Rénov’Habitat en Bretagne, a écrit un rapport sur les pratiques de l’isolation à un euro, en se basant sur les remontées des conseillers. Une entreprise s’était par exemple engagée à isoler le plafond d’un garage avec du polystyrène. A l’issue des travaux qui ont duré moins d’une après-midi, le propriétaire a constaté de nombreux espaces non isolés avec de mauvaises découpes de plaques d’isolants, comme en témoignent les photos ci dessous.

Parmi les exemples de malfaçons, une entreprise, dans le cadre de "l’isolation à un euro", a posé des plaques de polystyrène sur le plafond d’un garage. Le particulier a constaté « des trous partout entre les tuyaux, contre les cloisons, 10 à 15 cm de vide ». Les plaques étaient également « coupées de travers ».

« Ce système d’aides favorise les malfaçons et des pratiques peu scrupuleuses », confirme Arthur Hellouin, qui travaille dans une coopérative d’écoconstruction. Pour maximiser le profit, certaines entreprises travaillent trop vite pour que la mise en œuvre soit de qualité. Si le critère c’était les économies d’énergie mesurées sur deux ans, on serait sûr de la qualité. Là c’est la vitesse d’exécution qui est mise en avant. »

Entre risques d’incendies et dégradations du bâti

Bien que la prestation soit de faible qualité, de nombreux particuliers s’en contentent du fait du faible reste à charge de 1 euro. Sauf qu’il existe des cas où la réalisation a pu mettre en danger les occupants. Gireg Le Bris cite une isolation de murs par l’intérieur où les entrées d’air ont été obturées par l’entreprise. Or, cette pièce était équipée d’appareils de combustion au gaz. En rallumant la chaudière, il y avait un risque d’intoxication au monoxyde de carbone. Des particuliers ont également constaté que les entreprises ne prévoyaient pas de déplacer les réseaux d’électricité et les points d’éclairage. Ces derniers se trouvent alors entourés d’isolants inflammables, sans que ne soit prise en compte la chaleur qu’ils dégagent, ce qui peut être source d’incendie, alerte Gireg Le Bris.

De manière générale, ces entreprises ne se préoccupent pas non plus de la gestion de l’humidité. « Dans ma cave humide, ils m’ont proposé de mettre du polystyrène sur mes poutres, illustre Michel. Je leur ai dit que mes poutres n’allaient plus être ventilées et que ça allait favoriser l’apparition de mérules [un champignon, ndlr]. Ils m’ont suggéré de prendre une éponge, de frotter très fort pour faire partir l’humidité et de faire poser le polystyrène immédiatement après pour bloquer les remontées d’humidité... C’est n’importe quoi, et c’est catastrophique pour le bâti ancien. Ils mettent en péril notre patrimoine ! »

Ce type d’interventions se traduit par des dégradations souvent lentes à détecter – plusieurs années – et potentiellement très coûteuses à traiter. « Les particuliers n’ont souvent aucun moyen de se retourner, témoigne le conseiller du réseau Faire. C’est souvent difficile d’arriver à joindre l’entreprise après les travaux, quand elle n’est pas en liquidation. »

Une entreprise a posé chez un particulier de l’isolant sur un mur en pierre. Cela va produire des désordres d’humidité dans le mur : condensation, moisissures, mérules (champignons)... Il n’y a aucune finition : l’isolant est visible (absence de parement intérieur) et il n’y a pas d’isolant dans les recoins ni sur les encadrements des fenêtres.

Un modèle économique reposant sur la fraude et de mauvaises conditions de travail

Comment ces entreprises parviennent-elles, en vendant une isolation à un euro, à ce que leurs interventions soient rentables ? Outre le travail bâclé et l’absence de visite préalable, ces entreprises trompent parfois les particuliers en ne mettant pas en place les produits indiqués sur les devis et factures - quand des devis sont établis et laissés aux particuliers... Ils jouent sur l’épaisseur par exemple ou mentent sur la performance des matériaux. Les surfaces traitées peuvent aussi être surestimées. Dans des combles de 60 m2, l’entreprise va indiquer qu’elle a isolé 100 m2 et récupérer ainsi plus d’argent via les certificats d’économie d’énergie qu’elles obtiennent à la suite de ces travaux. Ces certificats sont ensuite revendus sur un marché dédié ou à des entreprises qui émettent trop de CO2. « Les entreprises malveillantes sont généralement les premières à réussir à mettre en place un business model rentable en s’appuyant sur ces nouveaux financements, quand les artisans de qualité doivent s’adapter plus lentement », déplore Gireg Le Bris.

Pour réduire le coût du travail, les entreprises font aussi appel à de la main d’œuvre étrangère. « Un particulier nous a raconté que parmi les trois ouvriers intervenant chez lui, un seul parlait français. D’origine roumaine, il faisait la tournée en camion de location super U. Il était parti tôt le lundi de la région parisienne, il allait sillonner les départements toute la semaine en étant contraint de dormir dans le camion, avant de rentrer en région parisienne le vendredi », relate le conseiller du réseau Faire. Une information appuyée par l’agence locale de l’énergie et du climat du Pays de Rennes qui évoque le recours aux travailleurs détachés.

« Certains intervenants ne savent même pas comment réaliser les travaux prévus, ils ne connaissent pas le métier. On est dans l’impossibilité, à notre échelle, de savoir quelles sont les entreprises qui sont derrière ces interventions », souligne Gireg Le Bris. Plusieurs témoignages confirment l’absence de masques ou de combinaisons lors de la pose des isolants, ce qui pose aussi de sérieuses questions en termes de sécurité au travail.

En plus de malfaçons, la vente de crédits à la consommation

Ces entreprises profitent parfois de ces interventions pour proposer aux particuliers un crédit à la consommation afin de financer les travaux de rénovation énergétique. C’est l’entourloupe dont ont été victimes les beaux-parents d’Arthur. « Deux commerciaux ont fait du démarchage à domicile en se présentant au nom de l’entreprise Engie. Ils leur ont vendu une isolation polystyrène à 130 €/m2 (contre 30 à 40 €/m2 sur un devis comparatif fait par une autre entreprise pour le même chantier) et un crédit à la consommation, en faisant miroiter des CEE et un crédit d’impôt important », illustre t-il. « Au final, le reste à charge pour le client revient au prix normal, mais l’entreprise fait une belle plus-value financée par les CEE et nos impôts. C’est autant d’argent perdu pour financé la transition écologique. » Quatorze jours après le délai de rétractation, la famille constate le prix exorbitant et la médiocre qualité des travaux. « C’est dramatique, car en plus de l’arnaque financière, il n’y a même pas la performance thermique. »

De gauche à droite : des zones du plafond ne sont pas isolées par le polystyrène ; des fils électriques traversent l’isolant sans gaine de protection ; des adhésifs entre les panneaux sont déjà décollés ; pas de joint. L’entreprise qui a réalisé ces travaux bénéficiaient du label « RGE » (Reconnu Garant de l’Environnement).

Pour sortir de l’impasse, ils font réaliser un diagnostic de ces malfaçons par un professionnel de l’isolation et alertent Qualibat, l’organisme qui a attribué le label RGE (« reconnu garanti de l’environnement ») à l’entreprise qui est intervenue. Ce label est en effet incontournable pour bénéficier des aides de l’État dans la rénovation énergétique. Suite aux courriers, l’entreprise revient rapidement reprendre les travaux, probablement effrayée de pouvoir perdre son label RGE, mais ne revoit pas le prix à la baisse. L’entreprise mettra la clé sous la porte six mois plus tard.

« Les aides partent d’une bonne idée, mais de nombreuses personnes ne savent plus ce que valent les travaux. De plus, les aides changent fréquemment, ce qui n’aide pas à comprendre. Au final, les clients peuvent facilement se faire avoir en pensant faire une affaire. Tous les devis demandant une aide de l’État ou des certificats d’économie d’énergie devraient être validés par un regard extérieur », estime Arthur. Ses beaux-parents continuent aujourd’hui à rembourser ce crédit à la consommation contracté auprès de Cofidis. La répression des fraudes confirme pour sa part avoir constaté, à de multiples reprises, « le manque d’information et d’explication sur le crédit de la part des vendeurs ».

Quelle utilisation des données fiscales par les entreprises ?

Face à ces pratiques, les réactions des pouvoirs publics sont-elles à la hauteur ? Le 12 novembre, le gouvernement a lancé une campagne anti-fraude dans la rénovation énergétique. L’interdiction du démarchage téléphonique sur la rénovation énergétique serait « envisagée », a indiqué la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie Agnès Pannier-Runacher. « En réalité, le démarchage ne peut pas être contrôlé par l’État, confie un agent du ministère de la Transition écologique et solidaire. Nous sommes dans un système de pratiques commerciales non contraintes. » « On contacte l’entreprise en cas de démarchage abusif, souligne Florence Clément, chargée de l’information à l’Ademe. Pour l’instant, il n’y a pas eu de condamnations mais ces entreprises arrêtent immédiatement. Ce qu’on conseille aux particuliers c’est de ne jamais répondre favorablement le jour même de la demande et ne jamais rien signer. Les travaux de rénovation nécessitent toujours du temps, on a besoin d’une visite préalable du logement. »

Ces entreprises profitent également de ces appels pour récupérer des données fiscales, le montant de l’aide pour l’isolation dépendant du montant de l’impôt sur le revenu. Or, l’enquête de la répression des fraudes a confirmé la tendance de certains professionnels du secteur à échanger des fichiers-clients, afin de permettre à des sociétés de proposer une amélioration des équipements précédemment posés par une autre entreprise. « Quelle utilisation sera faite de ces données récoltées massivement et qui pourraient facilement permettre de monter des dossiers fictifs de certificats d’économie d’énergie ? », interroge Gireg Le Bris. Alors que le gouvernement assure avoir fait de la rénovation énergétique un pilier de son action, comment s’assurer des gains énergétiques réels après travaux ? C’est le deuxième volet de notre enquête.

Sophie Chapelle

 Le deuxième volet de notre enquête : Rénovation énergétique : le gouvernement obsédé par les chiffres, au détriment d’une vraie politique
 A lire également : Changer sa chaudière ou isoler ses combles pour un euro : les dessous d’un marché coûteux et entaché de fraudes

Notes

[1L’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie (Ademe) est sous tutelle de plusieurs ministères dont celui de la Transition écologique et solidaires.

[2Nous avons contacté le ministère de la Transition écologique et solidaire, l’Ademe, et l’Anah (Agence nationale de l’habitat, placé sous la tutelle des ministères en charge du Logement, du Budget et de l’Economie).