Sûreté

Dans les centrales nucléaires, les sous-traitants sont trop souvent « livrés à eux-mêmes »

Sûreté

par Nolwenn Weiler

Les « nomades du nucléaire », ces sous-traitants qui se déplacent dans les centrales pour les interventions à risques, s’inquiètent de la dégradation des conditions de travail et des conséquences d’une relance du nucléaire voulue par Macron.

« Macron, il veut relancer le nucléaire. Mais comment ? Avec qui ? Et dans quelles conditions ? » interroge Gilles Reynaud. Il a été sous-traitant dans le nucléaire pendant plus de 30 ans. La prolongation des installations ou la construction de nouveaux réacteurs vont entraîner une masse de travail accrue, alors que les sous-traitants – qui accomplissent la majeure partie des interventions d’entretien – sont déjà sous pression. Parmi ces 40 000 travailleurs, il y a environ 5000 « nomades », qui parcourent la France au gré des chantiers. Ils s’inquiètent plus particulièrement des incertitudes qui pèsent sur leurs plannings et leurs conditions de travail.

Des plannings de travail de plus en plus incertains

Mi-mai, la moitié du parc nucléaire français était à l’arrêt : 29 réacteurs sur 56. « Il y a beaucoup de travail en ce moment, décrit Yvon, décontamineur nomade depuis la fin des années 1980. Avec le covid, on a pris pas mal de retard. Beaucoup de réacteurs sont à l’arrêt pour rechargement en combustible ou pour maintenance. » Les examens nécessaires à la prolongation des réacteurs, prévus initialement pour fonctionner pendant 40 ans, surchargent les plannings. Selon EDF, 24 visites décennales ont été réalisées, sur les 33 réacteurs qui ont atteint ou dépassé le seuil des 40 ans en 2022. Les problèmes de corrosion sur les tuyauteries de certains circuits de secours hantent l’énergéticien. Ils ont entraîné l’arrêt de douze réacteurs depuis la mi-décembre. « C’est vraiment la pagaille. Il n’y a pas vraiment de planification. On ne sait jamais quand on va pouvoir prendre nos congés. »

Yvon est pourtant habitué aux incertitudes, depuis 30 ans qu’il évolue dans ce milieu. « Pour ma première mission de nomade, à la fin des années 1980, j’ai été envoyé à la centrale nucléaire du Blayais (Gironde). Je ne savais même pas où c’était. Je suis arrivé en train, à la gare la plus proche, mais j’étais encore à dix kilomètres de la centrale. J’ai dû faire du stop. » Yvon a aussi dû se former sur le tas à une grande diversité de métiers. « J’ai commencé avec un balai et une pelle, embauché par une petite boîte qui faisait du ménage. Ensuite, je suis devenu magasinier, puis cariste. Avant d’être décontamineur. »

Les sous-traitants ont hérité des activités « les plus ingrates »

Xaviera, arrivée en centrale il y a huit ans, est « multitâches ». Formée pour assurer l’intendance en outillage lors des remplacements de générateur de vapeur (RGV), elle a dû s’adapter à bien d’autres missions. « Un générateur de vapeur, cela ne se change pas tous les quatre matins. Donc, on se rend utile ailleurs : montage et démontages de sas, décontamination, etc. » Cette variété des métiers est le lot quotidien des nomades du nucléaire, et plus généralement de tous les sous-traitants.

Plus mobiles, et moins chers que les agents EDF, les travailleurs sous-traitants ont hérité des activités « les plus plus ingrates », estime Gilles Reynaud. Celles qui sont les plus exposées à la radioactivité, à l’amiante, aux produits CMR (cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques). « Cela permet à EDF d’affirmer dans son bilan social qu’elle n’a pas trop d’accidents du travail ni de maladies professionnelles. Mais il faudrait se demander ce qu’il en est du côté des sous-traitants, puisque désormais ce sont eux qui font le boulot. »

1500 euros nets après huit ans de bons et loyaux service

Les salaires des sous-traitants ne gonflent pas aussi vite que leurs fiches de poste. Après huit ans de bons et loyaux services, Xaviera touche 1500 euros net, à peine. Un de ses collègues rapportait il y a quelques années à Basta! toucher 1750 euros nets, après 30 ans de métier, y compris à des postes très exposés à la radioactivité comme celui de « jumper ». Ces travailleurs sont chargés de se faufiler rapidement dans le générateur de vapeur des centrales au moment des arrêts de tranche pour en boucher les tuyaux, ce qui permet de faire des tests pour en éprouver la robustesse. Le terme « jumper » (sauteur), vient du fait que l’opération ne doit pas durer plus d’une minute et demie, tant la radioactivité est forte à cet endroit. En un « saut » au sein des générateurs de vapeur, les jumpers peuvent absorber un cinquième de la dose annuelle autorisée (soit 4 millisieverts, mSV, l’unité qui mesure l’impact des rayonnements sur l’être humain).

« On a des payes de misère, qui n’augmentent presque jamais », déplore Xaviera. C’est pourtant la perspective d’un revenu plus confortable qui l’a fait quitter l’usine pour plonger en centrale nucléaire et se déplacer aux quatre coins du pays. « On est au ras des pâquerettes pour le salaire mais il y a les indemnités de grand déplacement », explique-t-elle. Versées à partir du moment où la nomade du nucléaire part à plus de 50 kilomètres de chez elle, elles s’élèvent à environ 80 euros par jour. Cela permet de multiplier par deux, voire plus, les salaires et convainc les plus résistants à l’idée de quitter leurs lieux de vie des semaines durant.

« Parfois, j’étais parti deux mois entiers de chez moi »

« C’est difficile, bien évidemment, dit Xaviera dont le dernier enfant avait 3 ans quand elle a commencé à être nomade. Les soirées sont parfois longues. Les enfants nous manquent. On a des coup de blues. Et quand on rentre, on arrive avec nos manies de petit vieux parce qu’on vit tout seul pendant des semaines. » Yvon, jeune papa quand il a commencé à être nomade, évoque ces mêmes souvenirs douloureux d’une vie parallèle à celle de sa famille. « C’était dur. On savait quand on partait, mais jamais quand on rentrait. Parfois, j’étais parti deux mois entiers de chez moi. Je n’ai pas vraiment vu mes enfants grandir. »

Toutes les quatre à six semaines, les nomades ont droit à un vendredi, ou un lundi. « Le patron nous paye ce jour-là, et il nous indemnise également pour les kilomètres. En se débrouillant bien avec les horaires de jour et de nuit, on peut alors rentrer chez soi. » À condition d’être prêt à faire deux jours de route sur les quatre jours chômés pour ceux et celles qui vivent à l’autre bout du pays.

« À la maison, il faut s’organiser aussi, ajoute Xaviera, dont le conjoint a longtemps travaillé en « cinq-huit », dans l’industrie pharmaceutique. Quand il était de nuit, le petit dormait chez la nounou. Les plus grandes ont dû apprendre à se débrouiller. La vie de famille en prend un coup, c’est sûr. Il y a beaucoup de divorces parmi les nomades. Moi-même, je suis divorcée. »

« On économise sur nos qualités de vie pour augmenter nos salaires »

Mais il y a ce revenu, gonflé par les indemnités de grand déplacement. Pour des familles, souvent de milieux ouvriers, habituées à tirer le diable par la queue en dépit de dures journées de labeur, c’est un argument de poids. « Mes enfants me demandaient : "quand est-ce que tu ramènes la grosse paye, maman ?", rigole Xaviera. Quand tu reçois ça, la première fois, t’as des dollars à la place des yeux et puis, tu prends l’habitude, même si on sait bien que cela ne comptera pas pour la retraite puisque ce sont des primes. »

Prévues pour payer le logement et les repas, les indemnités grand déplacement sont précieusement économisées. « On se débrouille pour loger à pas cher, et on mange trois fois rien, dit Xaviera. Quand on part, c’est vraiment pour gagner de l’argent. C’est ça, notre logique. » « On économise sur nos qualités de vie pour augmenter nos salaires, confirme Yvon qui a longtemps fait du covoiturage pour gagner ses lieux de travail. On dormait dans des campings, en louant des caravanes à deux ou trois. Ensuite, on a loué des gîtes, et on essayait d’être dans les mêmes équipes. Il y a beaucoup de 3x8 dans le nucléaire. C’est plus simple si tout le monde dort en même temps. Après, certains font le choix d’investir dans de bonnes bagnoles et des caravanes confortables. »

« Choisir entre une chambre d’hôtel et un bon repas »

Pour être à l’heure sur les chantiers, et pour ne pas entamer leur pécule, d’autres prennent le parti de dormir dans leur voiture, sur le parking des centrales où ils travaillent. « Le traitement des nomades, et le calcul de leurs indemnités, c’est assez disparate, dénonce Gilles Reynaud. Ils sont parfois obligés de choisir entre une chambre d’hôtel et un bon repas. Les nuits dans la bagnole, j’en entends souvent parler. Ce n’est pas acceptable ! » Maltraitantes, ces conditions de vie et de travail posent aussi question en termes de sécurité. « Comment imaginer qu’ils ont la tête au travail avec de telles conditions de vie ? » s’inquiète Daniel, agent de conduite, qui a « trop souvent » vu des gars sortir de leur bagnole au petit matin pour aller au turbin. « On est quand même dans des centrales nucléaires ! »

La revendication d’un statut unique, commun à celui des agents EDF

Pour les nomades, la durée des absences dépend du calendrier des chantiers en cours. « Dans le nucléaire, il y a beaucoup de retard », dit simplement Xaviera, qui aimerait bien que son engagement professionnel soit mieux reconnu. Déléguée syndicale et membre du Comité social économique (CSE), elle revendique pour elle, et pour ses collègues, le statut d’agent EDF. Avec les mêmes conditions de travail et de salaires. « Notre boulot, il compte. On a quand même quelque chose d’important entre les mains. » Les députés qui ont mené une enquête en 2018 sur la sûreté et la sécurité dans les installations nucléaires se sont clairement prononcés en faveur de cette option : « Il semblerait pertinent de placer tous les salariés du nucléaire, et notamment les sous-traitants d’EDF, du CEA ou d’Orano à qui seront confiées les opérations du grand carénage puis de démantèlement, sous un statut unique. »

Un statut unique permettrait d’uniformiser les formations, pour le moment très inégales entre agents EDF et sous-traitants. « On est formés à la va-vite, regrette un travailleur embauché depuis 1991 et chargé de cartographier les lieux contaminés par la radioactivité. On arrive la veille pour le lendemain pour exécuter une tâche que l’on n’a jamais faite. On est perdus. Livrés à nous-mêmes. Quand ils sont de bonne volonté, les collègues vous expliquent tant bien que mal. Sinon, c’est advienne que pourra. »

« Ces personnes se retrouvent seules sur l’installation nucléaire, livrées à elles-mêmes »

La division du travail, et le cloisonnement des activités ne permettent pas de rattraper ce manque de formation initiale « Aujourd’hui, les prestataires je ne les vois plus, constate Jérôme, qui travaille en centrale depuis 20 ans, au service conduite. On a mis en place une organisation du travail qui fait que je ne les vois plus. Je ne peux plus leur apporter les connaissances techniques que je devrais pourtant leur transmettre. Résultat : ces personnes se retrouvent toutes seules sur l’installation, livrées à elles-mêmes, avec le risque de faire des erreurs et d’avoir des réprimandes de leurs chefs mais aussi du donneur d’ordre, EDF. Je comprends tout à fait que, dans ces conditions, ils en arrivent à mentir. »

Ces logiques de dissimulation d’erreurs, inévitables dans une logique de sous-traitance du travail qui inclut des pénalités en cas de retard ou d’anomalies, inquiètent grandement Jérôme et ses collègues. Pas de statut, c’est aussi plus de répression syndicale. Yvon en a fait les frais. Quand il a entrepris de monter un syndicat dans sa première boîte, il a été licencié et interdit de chantier nucléaire pendant un an.

Méfiance et répression

Le manque de formation initiale n’empêche pas les sous-traitants d’accomplir leur travail le mieux possible, avec une conscience parfois aiguë de leurs responsabilités vis-à-vis de la sûreté. « Je me souviens d’un gars, en charge du ménage, qui nous a sauvé la mise à plusieurs reprises, parce qu’il passait à des endroits où on n’allait jamais et qu’il nous a signalé plusieurs fois des anomalies », évoque un agent de conduite qui a mené des batailles syndicales pour intégrer des sous-traitants au sein d’EDF.

La bonne entente et la solidarité ne sont pas pour autant la règle. « Dès qu’il y a un problème, la tentation des agents EDF c’est d’accuser les sous-traitants sans tenir compte des conditions dans lesquelles ils ont dû faire leur travail, note Annie Thébaud-Mony, sociologue, directrice de recherche à l’Inserm, qui a mené une longue enquête sur les conditions de travail dans les centrales nucléaires. Pour les sous-traitants, c’est vraiment insupportable. »

D’autant plus insupportable que parfois, ils connaissent mieux le boulot que les agents EDF, désormais chargés du contrôle des activités, sans forcément les avoir pratiquées (voir notre précédent article sur le sujet). « Il nous arrive de faire l’évacuation des châteaux de plomb, gros blocs en inox où est stocké le combustible usé avant d’être envoyé à La Hague, raconte Benoît, sous-traitant depuis 30 ans. Quand ce sont des agents EDF qui le font, c’est beaucoup plus long, car ils ne savent plus faire ce boulot. »

Pour Benoît, les conditions de travail des prestataires du nucléaire se sont dégradées. « On a de plus en plus de pressions. Parce que EDF la met sur nos patrons qui la reportent sur nous ensuite. On a de plus en plus de travail, avec de moins en moins de temps, et des équipes qui se réduisent. Pour nous, ça ne va pas. Tellement pas que l’on craint qu’il y ait un accident. »

Nolwenn Weiler

Photo : Centrale nucléaire de Paluel, Normandie. Février 2022. © Laurent Guizard pour basta!