Inégalités

Ces coupes budgétaires frappant les personnes en situation de handicap qui pourraient gagner la France

Inégalités

par Rachel Knaebel

À partir de 2010, au Royaume Uni, les conservateurs au pouvoir ont lancé une série de réductions dans les dépenses sociales. La journaliste Frances Ryan a enquêté sur les conséquences de cette politique pour les personnes en situation de handicap. Entretien.

Fin 2019, un rapport de la Cour des comptes française fustigeait « l’absence de mécanisme de détection des demandes frauduleuses » de l’AAH, l’allocation adulte handicapé. La Cour chargée de veiller au bon usage des fonds publics voulait donc « instaurer un entretien d’évaluation de l’employabilité » des demandeurs de cette allocation (voir notre article). Dans le même temps, le gouvernement a renforcé les sanctions contre les chômeurs et la CAF exerce une pression grandissante sur les allocataires du RSA.

Toute ressemblance avec ce qu’il s’est passé au Royaume-Uni ces dix dernières années a de quoi alerter en France. Outre-Manche, les coupes dans les dépenses publiques et sociales lancées par les conservateurs au pouvoir depuis 2010 ont touché de plein fouet les personnes en situation de handicap et les malades chroniques, présentés comme des potentiels « fraudeurs » à remettre au travail. Frances Ryan, journaliste au Guardian, elle-même en situation de handicap, a enquêté pendant des années sur les conséquences de la politique d’austérité britannique, et les a détaillées dans un ouvrage.

Basta!  : Comment la politique de coupes budgétaires dans les dépenses sociales mise en œuvre en Grande-Bretagne a-t-elle concrètement affecté la vie des personnes en situation de handicap ?

©Fabio De Paola

À partir de 2010, des dizaines de milliards de livres sterling ont été retirées des budgets des dépenses sociales desquelles beaucoup de personnes handicapées dépendaient. Ces réductions budgétaires ont été dévastatrices parce qu’elle se sont faites à plusieurs niveaux : vous pouviez subir à la fois une réduction de votre aide sociale, puis voir vos prestations d’invalidité supprimées, et perdre en plus une partie de votre aide au logement. Cela a poussé certaines personnes encore plus loin dans la pauvreté et l’isolement. D’autres qui avaient eu jusqu’ici une vie indépendante et relativement confortable se sont retrouvées pour la première fois de leur existence confrontées à de graves difficultés financières et à des conditions de vie indignes. Une foule de statistiques montrent cela. Mails il était pour moi aussi vraiment important de parler des personnes qui se cachent derrière ces chiffres : des êtres humains qui ont les mêmes espoirs et les mêmes craintes que les autres, et le même droit à une vie bonne et agréable. 

Je pense par exemple à Jimbob, un retraité écossais atteint de maladie pulmonaire et d’arthrite qui a vu ses prestations d’invalidité interrompues pendant la première vague d’austérité. La perte de ses prestations a eu pour conséquence qu’il ne pouvait plus se permettre de mettre le chauffage chez lui, et je lui avais parlé pendant un hiver glacial. J’ai été frappée par la façon dont il essayait de s’en sortir au quotidien malgré tout : ne chauffer qu’une seule pièce, se blottir dans sa voiture avec son chien, et même s’asseoir dans une tente à l’intérieur de son appartement parce qu’un espace confiné est plus chaud. Je pense aussi à Rachel, une personne en fauteuil roulant qui avait vu son aide sociale se réduire lentement, jusqu’à ne plus en avoir du tout. J’ai parlé à de nombreuses personnes qui ont perdu ces dernières années leurs prestations d’aide humaine à la vie quotidienne, mais la situation de Rachel m’a vraiment marquée. Sans aucun soutien, elle était mal nourrie et dormait parfois dans son fauteuil roulant faute de pouvoir atteindre seule son lit.

Vous parlez d’une « diabolisation des personnes handicapées ». C’est ce qu’il s’est passé dans l’opinion publique au Royaume-Uni avec la politique d’austérité ?

À partir de 2011, les ministres conservateurs ont commencé à utiliser une rhétorique qui diabolisait en effet les personnes handicapées et les personnes qui dépendaient des aides sociales. Le ministre des Finances de l’époque, George Osborne, a mis en place une dichotomie entre les « bosseurs et les tire-aux-flancs » ["strivers and shirkers”], il divisait les gens en « contributeurs » ou « parasites » ["contributors or spongers"]. Cette position a été soutenue par la presse de droite. En écrivant le livre, j’ai épluché des années d’articles de journaux qui parlaient des personnes en situation de handicap, en particulier sur les prestations d’invalidité. C’était comme si je lisais de la propagande : des unes sur les « faux malades », un tabloïd a même mis en place une ligne téléphonique où les gens pouvaient dénoncer leurs voisins handicapés soi-disant arnaqueurs. Les ministres se sont appuyés sur ces mythes pour une raison précise : ils ont attisé des attitudes toxiques à l’égard des personnes en situation de handicap parce que cela leur a permis d’imposer de vastes coupes budgétaires dans les dépenses sociales tout en donnant l’illusion que c’était la bonne chose à faire.

Il y a eu une forte contestation des personnes concernées face à ces coupes budgétaires. Comment se sont-elles organisées ?

Nous avons un activisme puissant en Grande-Bretagne sur le sujet, par exemple avec le groupe Disabled People Against Cuts, DPAC [ce qui signifie « personnes handicapées contre les coupes budgétaires », voir le site], qui ont protesté physiquement à de nombreuses reprises, allant même jusqu’à prendre d’assaut la Chambre des communes dans leur fauteuil roulant. Comme le handicap et l’environnement structurel peuvent empêcher certaines personnes handicapées de prendre part aux manifestations traditionnelles, nous avons également des groupes en ligne comme Spartacus et la campagne WOW qui ont examiné la législation qui réduit le soutien aux personnes handicapées. Ce sont des bénévoles malades chroniques qui se battent depuis leur lit. Alors que les personnes handicapées sont trop souvent considérées culturellement comme passives et faibles, ou comme des bénéficiaires de l’aide bienveillante de personnes charitables non handicapées, je voulais que le livre montre que ce sont les militants en situation de handicap qui ont toujours été à l’avant-garde de la lutte pour nos droits et qu’ils continuent de l’être.

Qu’a fait la gauche britannique ? Est-elle suffisamment engagée sur la question selon vous ?

Nous avons un fort mouvement de gauche au Royaume-Uni, il y a bien sûr des alliés non handicapés au sein de ce mouvement. Mais je pense qu’il faut plus de solidarité de la part des groupes de gauche en ce qui concerne les droits des personnes handicapées. La gauche et les militants du handicap partagent en fait des préoccupations communes : le logement, l’amélioration des conditions matérielles, l’emploi, la Sécurité sociale. Nous avons besoin que les personnes non-handicapées réfléchissent à la manière dont le handicap interagit avec ces programmes politiques. Par exemple, si vous faites campagne pour un logement abordable, plaidez pour qu’il soit également accessible. C’est aussi une question pratique : penser à sous-titrer les vidéos postées sur les médias sociaux, à ce que les salles de réunion soient accessibles aux personnes en fauteuil roulant…

Vous décrivez dans le livre comment les coupes budgétaires ont aussi conduit des personnes qui vivaient auparavant de manière autonome à devoir aller en institution. L’austérité est-elle incompatible avec une vie indépendante ?

Les situations où des personnes handicapées doivent être placées en institution sont des exemples extrêmes de la crise plus large de la vie autonome. Les coupes dans l’aide sociale ont fait perdre à de nombreuses personnes handicapées les aides humaines dont elles ont besoin pour s’habiller, se lever, quitter la maison et mener une vie digne et épanouie. Les critiques de ces prestations en aide humaines disent que c’est trop cher pour les caisses publiques. Mais les mêmes ne posent pas la question du coût des réductions d’impôts pour les riches, ou de combien coûtent les aides publiques aux entreprises privées. L’affectation des ressources publiques reflète ce que la société considère comme important ou pas. La société estime-t-elle que les personnes handicapées méritent une vie pleine et entière comme tout autre être humain ?

Comment faire que la société dans son ensemble considère le sort des personnes en situation de handicap comme un sujet qui concerne tout le monde ?

L’un des plus grands défis quand on s’engage pour les droits des personnes en situation de handicap est en effet que le grand public juge souvent que cette question ne le concerne pas, ou que les personnes handicapées sont intrinsèquement différentes des personnes dites « normales » comme elles. La pandémie de coronavirus pourrait contribuer à changer cette perception des choses, en aidant le grand public à comprendre qu’une mauvaise santé ou un handicap peut arriver à tout moment à chacun d’entre nous. Mais surtout, je pense qu’une véritable solidarité se manifeste lorsque nous n’avons pas à vivre une expérience, ou à en avoir peur, pour nous en soucier. Le véritable objectif, je pense, est que les gens soutiennent les droits des personnes en situation de handicap non pas parce qu’ils pourraient un jour en avoir besoin eux-mêmes, mais déjà tout simplement parce d’autres personnes en ont besoin.

Comment la crise du coronavirus a-t-elle affecté la situation des personnes en situation de handicap au Royaume-Uni ?

Elles ont payé un lourd tribut à la pandémie. Jusqu’au début de l’hiver, près des deux-tiers des décès dus au coronavirus au Royaume-Uni concernaient des personnes handicapées [1]. Beaucoup d’autres ont eu du mal à se nourrir ou ont perdu leur emploi car elles doivent rester strictement confinées chez elle pour se protéger. Le gouvernement de Boris Johnson a réagi de façon désastreuse à la crise et ce sont les personnes souffrant déjà de problèmes de santé, en particulier les personnes racisées [2] qui l’ont payé de leur vie.

Mais il y a de l’espoir pour l’avenir, car les personnes dites « cliniquement vulnérables » font aujourd’hui partie des groupes prioritaires pour le vaccin. Certains groupes restent toutefois laissés pour compte. Actuellement, seules les personnes âgées souffrant d’un trouble de l’apprentissage, et les personnes atteintes de trisomie 21 ou qui sont jugées comme ayant un grave trouble de l’apprentissage figurent sur la liste des groupes prioritaires pour se faire vacciner contre le Covid-19. Les personnes souffrant d’un trouble de l’apprentissage modéré ne sont pas du tout prioritaires, alors qu’elles ont aussi été touchées par un taux de mortalité élevé pendant la première vague du Covid [3].

Recueilli par Rachel Knaebel

Crippled. Austerity and the Demonization of Disabled People, Frances Ryan, Verso books, 2020.

Photo de une : Une manifestation du mouvement Disabled People Against Cuts en 2015 (CC Roger Blackwell via Flickr).

Notes

[1L’Office national des statistiques britannique a calculé que lors de la première vague de l’épidémie, de mars à juillet 2020, 60 % des personnes décédées du Covid dans le pays étaient des personnes en situation de handicap.

[2BAME en anglais pour « noires, asiatiques, issues des minorités ethniques ».

[3Voir cette information du gouvernement britannique.