Accidents

« Maman, comment on fait le sucre ? » : des compagnes de cordistes morts au travail témoignent

Accidents

par Rédaction

Alors que se déroule le procès de l’accident du travail qui a coûté la vie à deux cordistes, Vincent Dequin et Arthur Bertelli, dans une entreprise sucrière, leurs anciennes compagnes racontent de manière poignante, comment elles ont vécu ce drame.

Fanny : 13 mars 2012. Il est environ 15 h, le téléphone fixe sonne, je m’extirpe en boitillant du canapé pour aller décrocher. C’est Simon, un ami proche, cordiste comme Vincent. Bizarre. Non seulement il m’appelle moi, en pleine journée, sur le fixe, mais en plus il a une voix très étrange. Rapidement et d’une façon hachée il m’explique le topo : personne n’arrivait à me joindre puisque rares sont les amis ou collègues de Vincent qui ont mon numéro / problème à Bazancourt à la sucrerie, dans le silo (je croyais qu’il bossait à Sillery dans une autre sucrerie) / deux cordistes ont disparu / personne ne sait exactement ce qui s’est passé/ il est sur place, mais on ne veut pas le laisser entrer dans la sucrerie / ils sont ensevelis mais il n’a pas plus d’info pour l’instant / il viendra chez moi plus tard / il ne faut pas que je reste seule.

À ce moment-là c’est le black-out, mon cerveau se déconnecte, mon esprit se dédouble, étrangement une partie de moi reste très calme et lucide. Je lui demande juste avec une voix que je ne me connais pas s’il sait à quelle heure approximativement s’est passé l’accident. « Vers midi je pense » me dit-il, je rétorque « Ok, merci de m’avoir prévenue » et raccroche le téléphone, les larmes coulant déjà sur mon visage. Étant moi-même pompier volontaire, je sais ce que ces explications signifient et pressens déjà le pire. Je m’écroule, hurlant et pleurant à la fois, mes entrailles se tordant de douleur et le cœur se déchirant dans ma poitrine. La partie lucide et dédoublée de mon esprit se dit « tiens, c’est bizarre, c’est comme dans les films, ils n’exagèrent pas en fait… »

Je suis littéralement en état de choc et très rapidement, après une mini-phase de déni où je me dis « c’est pas possible ! », puis « pourquoi lui, pourquoi moi ? » une petite voix me dit dans ma tête qu’il va falloir faire face, pas le choix. Je vais maintenant devoir prévenir quelqu’un, j’opte instinctivement pour mes parents, puis dans la foulée il faudra appeler les parents de Vincent… Je laisserai mon père s’en charger. Il est environ 18 h 30, mes parents sont à la maison ainsi que Simon qui nous a rejoints. Nous n’avons toujours pas d’information officielle, l’attente devient insupportable. Soudain le téléphone de Simon retentit dans la pièce, il décroche et son visage change, une lueur s’éteint dans ses yeux et tout son corps s’affaisse. Il a peu parlé, très bas et a rapidement raccroché.

« Ni l’un ni l’autre n’avait eu le courage de me le dire en face »

Nos regards se croisent furtivement avant qu’il ne détourne les yeux, il ne dit rien mais j’ai compris. Les larmes coulent le long de mes joues en silence, j’ai déjà trop crié. Il m’avouera plus tard, sans que je lui en tienne rigueur, que c’était le gérant de la SETT Intérim qui lui avait annoncé le décès de Vincent et que ni l’un ni l’autre n’avait eu le courage de me le dire en face. La nouvelle est confirmée quelques minutes plus tard par ma sœur qui appelle, pour signaler qu’elle a vu, sur un site d’information sur internet, que les corps de Vincent et Arthur ont été retrouvés sans vie, au fond du silo, après de nombreuses heures de recherche par les pompiers du GRIMP [Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieu périlleux, ndlr]. Drôle de façon d’apprendre la mort de l’homme de sa vie…

14 mars, 7 h 30 : les cloches de l’église me sortent de ma torpeur, je me fais la réflexion « tiens, elles sonnent bizarrement ce matin » avant que mon cerveau ne se reconnecte et que je fasse le rapprochement. Il s’agit du glas, qui annonce un décès dans le village et forcément c’est pour Vincent, les larmes recommencent à couler tandis que je me retourne dans le lit. 9 h 00 : je raccroche le téléphone, c’était le gendarme de Witry-les-Reims qui « gère » l’enquête liée à l’accident et que j’ai appelé pour avoir des explications. J’ai juste envie de hurler et balancer ce maudit téléphone tant l’immondice de sa phrase résonne en moi : « Vous comprenez madame, on a déjà prévenu ses parents de son décès, on ne peut pas prévenir tout le monde ».

Tout le monde, mon cul, c’est vrai que plus de 11 ans de relation et 8 ans de vie commune ça compte pour rien ! J’ai l’impression de n’être personne… À ce moment-là il n’a pas conscience de la violence de ce qu’il vient de me balancer. Rendez-vous est pris le lendemain, à la gendarmerie, pour les formalités. 11 h 30 : je sors de chez le médecin, arrêt de travail, ordonnance de somnifères et coordonnées de la psychologue sous le bras. La journée va être longue. Je n’ai demandé qu’une semaine d’arrêt, j’ai trop besoin de reprendre le boulot, d’avoir l’esprit occupé, même si l’idée de faire une connerie mettant en danger la vie d’un patient me fait peur.

« Nous sommes devenues comme des sœurs, avec un cœur en miettes à recoller et une furieuse envie de nous battre et surmonter tout ça »

Je me suis arrangée avec la cheffe, je ne ferai que des horaires de journée, où je ne serai pas seule dans le service, et je pourrai profiter de ma pause repas pour faire des micro-siestes qui devraient permettre de palier les baisses de vigilances liées à mes insomnies. Parce que je n’ai pas entamé la boite de somnifères, préférant ne pas risquer de devenir accro. Je vais gérer autrement. C’est curieux d’ailleurs de voir comme le corps humain réussit, à court terme, à s’adapter au manque de sommeil et parvient à repousser des limites insoupçonnées. 15 mars : gendarmerie de Witry-les-Reims. Je sors de l’audition accompagnée de mon père, des parents, de la sœur et du frère de Vincent et je découvre, sur le parking, deux familles dans le même état que nous. Il s’agit des parents d’Arthur, de ses cinq sœurs et de Marion (sa compagne) entourée de ses parents et de son frère.

Le contact s’établit immédiatement, nous échangeons sur les modalités, les démarches, les causes probables de l’accident… D’emblée j’avais demandé à Mathieu (le gérant de la SETT Paris qui avait recruté Vincent pour cette mission à Bazancourt) de me mettre en contact avec Marion et avec Fred, l’intérimaire qui était aussi dans le silo et a failli être aspiré complètement par le sucre. Nous avons instinctivement compris tous les trois, qu’il nous faudrait échanger pour tenter de comprendre ce drame, nous soutenir et nous épauler, même si dans l’état de choc où nous étions, nous ne mesurions pas encore à l’époque l’ampleur de la tâche. Nos destins étaient désormais liés, qui mieux que nous trois pouvait comprendre nos états d’esprit ? Avec Marion le courant est tout de suite passé : nous avions le même style, presque la même profession (elle est infirmière à l’hôpital, je suis manipulatrice d’électroradiologie) et un certain nombre de similitudes dans nos parcours respectifs, même si j’ai quelques années de plus. Nous sommes devenues comme des sœurs, avec un cœur en miettes à recoller et une furieuse envie de nous battre et surmonter tout ça.

Avril 2012 : je suis dans le train, direction Grenoble, j’écoute une chanson triste et je pleure en regardant dehors les yeux dans le vide. 1er Mai 2012 : chose incroyable pour moi qui suis assez mal à l’aise dans le noir et les milieux clos (sans être vraiment claustrophobe mais je n’en suis pas loin) : aujourd’hui nous prévoyons une virée dans les catacombes pour rendre hommage à Vincent en posant une plaque dans un coin bien caché des catacombes qu’il aimait tant arpenter. Au retour, humide, poussiéreuse et crevée, un sentiment de fierté m’envahit. Je ne me serai jamais crue capable d’y aller... Je pense que Vincent aurait été vraiment fier de moi lui aussi. Mai et juin 2012 : durant cette période, je me dis que la vie est courte et qu’il faut absolument en profiter. Malgré ces bonnes choses le quotidien n’est pas tout rose, les rendez-vous chez la psy et les insomnies tenaces sont là pour me le rappeler. Nombreux sont les matins où je pleure au volant.

« Un jeune cordiste de 21 ans, Quentin, vient de perdre la vie dans un silo à Bazancourt… Je n’en crois pas mes yeux ! »

J’arrive régulièrement au vestiaire les yeux rouges et gonflés, à peine essuyés et j’enfile ma blouse et mon plus grand sourire afin de faire bonne figure devant les patients. En 2013 : nouveau cap, je me décide à changer d’horizon et à emménager avec mon nouveau compagnon, dans les Ardennes, à une heure de route de Châlons. Peu de temps après moi, Marion rencontre aussi un nouveau compagnon et une fois encore nous pouvons partager toutes les difficultés liées à ces situations nouvelles. C’est forcément compliqué car il nous faut faire de la place, dans nos cœurs meurtris, pour un nouvel amour, tout en éprouvant la culpabilité de s’accorder une nouvelle chance de bonheur. C’est loin d’être évident aussi pour nos compagnons respectifs, ils doivent composer avec notre passé douloureux et nos cicatrices qui ne sont pas refermées.

21 juin 2017 : je suis chez mes beaux-parents dans le jardin quand une alerte du quotidien régional s’affiche sur mon téléphone. Je l’ouvre et frissonne malgré l’air étouffant des 35 degrés à l’ombre : un jeune cordiste de 21 ans, Quentin, vient de perdre la vie dans un silo à Bazancourt… Je n’en crois pas mes yeux ! Moment de stupeur et terrible impression de déjà-vu d’une part, puis très vite arrive un sentiment de colère et de dégoût. Je me remémore la première chose qu’instinctivement sans nous consulter, Marion et moi avions dite à nos avocats respectifs : « Pour Arthur et Vincent, il n’y a plus rien à faire, un procès ne les ramènera pas. Mais surtout, faites-en sorte que ça en se reproduise pas ! » Le pire vient de se reproduire.

Marion : Neuf ans après la perte d’Arthur je me demande encore souvent comment cette plaie pourra se refermer tant elle est douloureuse. Pourtant le temps nous a permis de sécher nos larmes, d’esquisser de nouveau un sourire. De redonner du sens à notre vie, de belles notes d’optimisme. Mais notre quotidien est un partage constant entre la violence de ce bouleversement émotionnel et notre reconstruction. Il y a peu de temps, alors que nous étions à table en train de dîner ma petite famille et moi, Léna ma fille aînée, âgée de 5 ans, me demande pour le dessert un petit suisse avec du sucre. Elle regarde alors la boîte de sucre avec insistance et me demande : « Maman comment on fait le sucre ? » Je vois des étoiles dans ses yeux, elle qui est si gourmande et aime tant cette substance à la saveur si douce qui, moi, me rend amère. Je lui réponds vaguement que le sucre peut provenir de la betterave ou de la canne à sucre.

Elle me regarde et rétorque : « Je ne comprends pas. » À cet instant je sais que je ne vais pas m’en tirer comme ça. Je cherche alors un petit documentaire pour enfants qui explique en dix minutes la fabrication du sucre. Le silence se fait dans la maison et tous les quatre nous regardons cette vidéo explicative, même Zoé qui n’a que 3 ans semble captivée. Lorsque les silos apparaissent sur l’écran les larmes coulent sur mon visage, je ne peux les retenir. Mon mari, leur papa, m’attrape la main et la serre fort. La vidéo est terminée, Léna est satisfaite, elle va avoir des choses à raconter en classe demain. Moi j’ai le cœur noué, j’ai envie de crier, de pleurer, je suis si mal... Pourtant je le sais, un jour je vais devoir leur raconter.

Quelles suites judiciaires, neuf ans après l’accident... Suite à la mort de Arthur et Vincent, un procès s’est tenu à Reims le 11 janvier 2019, soit sept ans après l’accident. Le donneur d’ordre, Cristal Union (propriétaire de la marque de sucre Daddy), et son prestataire de nettoyage Carrard Services (employeur de Arthur et Vincent) ont écopé d’une amende de 100 000 euros. Michel Mangion et David Duval, leurs chefs d’établissement de l’époque, ont écopé de six mois de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende. Le tribunal a ordonné un placement sous surveillance judiciaire des deux sociétés pendant deux ans, pour « qu’un mandataire vérifie tous les six mois qu’un plan de prévention ait bien été mis en place et qu’il soit respecté ». Les employeurs condamnés ayant fait appel,un second procès se tiendra donc ce mardi 21 septembre.

Lire l’intégralité du témoignage

Photo de Une : entourage de Arthur et Vincent, devant le tribunal à Reims en janvier 2019. ©Franck Dépretz et France Timmermans pour basta!