Luttes sociales

Des salariés d’une centrale à charbon mènent l’une des premières grèves pour la transition écologique et sociale

Luttes sociales

par Nolwenn Weiler

Les travailleurs de la centrale à charbon de Cordemais, en Loire-atlantique, veulent donner une seconde vie à leur outil de travail. En grève depuis dix jours, ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la reconversion de leur usine. Le projet qu’ils peaufinent depuis trois ans, prévoit de produire de l’électricité à partir de pellets issus de rebuts de bois, collectés localement en déchèterie ou amenés par bateau depuis des ports proches. Ils se penchent aussi sur la manière de réduire au maximum les pollutions, cancérigènes notamment. Mais pour l’instant, le ministère de la Transition écologique et solidaire ne semble pas vouloir en entendre parler. Récit.

Avant d’être ministre, François de Rugy ne tarissait pas d’éloges sur le projet de conversion de la centrale à charbon de Cordemais, porté par ses salariés. Le député de Loire-Atlantique décrivait une « dynamique réellement positive » et soulignait qu’« une reconversion même partielle avec une échelle de production moindre serait bénéfique pour l’ensemble du territoire », dans un courrier adressé à son prédécesseur, Nicolas Hulot [1]. La délégation de salariés de la centrale qui s’est rendue au ministère ce 13 décembre pour solliciter une entrevue avec l’ancien député devenu ministre s’attendait logiquement à être la bienvenue. Ils ont vite déchanté face aux directeurs de cabinet qui les ont reçus.

François de Rugy « fait semblant de ne pas connaître le projet, il nous ignore. Nous nous sentons méprisés », ont réagi les salariés de la centrale, qui compte 400 agents EDF et 400 employés de sous-traitants. Il reste en France quatre centrales à charbon, dont deux appartiennent encore à l’électricien « historique » : le Havre, et Cordemais en Loire-Atlantique [2]. Voilà dix jours que les salariés de cette centrale sont en grève. Emmenés par une intersyndicale qui réunit la CGT, FO et la CFE-CGC (cadres), ils demandent un moratoire sur la sortie du charbon - dont la combustion est excessivement émettrice de CO2 – programmée en 2022, pour avoir le temps de préparer la transition de leur usine. Ils prévoient, à terme, de faire tourner cette dernière avec des pellets de bois, issus de rebuts récupérés en déchetterie. C’est pour négocier ce délai qu’ils étaient venus à Paris. Selon Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT, les directeurs de cabinet ne veulent pas d’un moratoire, « mais se donnent malgré tout le temps d’étudier le projet ».

Transformer l’outil de travail plutôt que perdre son boulot

« Tout a commencé au moment de la COP 21, en décembre 2015 », se souviennent Jérôme, Vincent et Romain, trois agents EDF à Cordemais. Lors de cette 21e conférence des Nations unies sur le changement climatique, la fermeture des centrales à charbon est annoncée comme prioritaire. « On avait 2035 en tête, et on a bien compris que cela allait arriver plus tôt », racontent-ils. Les agents EDF et leurs collègues sous-traitants refusent de voir leur outil de travail disparaître, et décident de plancher sur sa transformation. « On ne peut pas venir tous les jours au boulot et s’entendre dire que l’on va fermer, que l’on ne sert plus à rien », complète Gwénaël Plagne, délégué syndical CGT. « Notre directeur avait évoqué la biomasse, mais sans rien avancer de concret, reprend Romain, qui coordonne les travaux de maintenance au sein de la centrale. Au départ, je ne trouvais pas l’idée très intéressante. J’imaginais qu’il faudrait alimenter la centrale en coupant des arbres. Et comme elle est énorme, je ne voyais pas comment ce serait possible sans déforestation massive » (lire à ce sujet notre enquête : Le développement des centrales biomasse, un remède « pire que le mal » face au réchauffement climatique ?).

Dans le projet porté par les salariés de Cordemais, la ressource en bois proviendrait à 30% des résidus de taille de bois qui ne sont pas compostables, et dont les déchetteries ne savent que faire. Le gros de la ressource (70%) serait issu de ce que l’on appelle « le bois B », constitué des vieux meubles, portes de placards, escaliers et autres rebuts d’ameublement, qui ne sont plus récupérables. Ces rebuts sont enterrés « par millions de tonnes chaque année », assure Philippe Le Bévillon, ingénieur projet EDF d’Ecocombust – le nom donné à cette possible reconversion.

Le périmètre établi pour la collecte de la matière première s’étend à 200 km autour de la centrale. Le projet se base sur la quantité de pellets qui peuvent être produits à partir des gisements d’ores et déjà identifiés. « On a de quoi tourner 800 heures par an », expliquent les salariés. Contre 5000 actuellement. « On s’y retrouverait financièrement en réservant la production aux heures de pointe, au moment où le MW est vendu plus cher », détaille Gwénaël Plagne. Le coût du MW Ecocombust s’élève à environ 110 euros, contre 60 euros pour le MW produit à partir du charbon.

Pour en arriver là, les salariés ont dû batailler. Début 2016, dans la foulée de la COP21, ils mènent trois semaines de grève pour exiger qu’EDF libère des moyens humains et financiers pour travailler sur le projet. Ils obtiennent gain de cause. Une petite dizaine de personnes se met immédiatement à l’ouvrage : mécanicien, chaudronnier, électricien - le « cœur de métier » -, secondés par des gars de la logistique, de l’ingénierie et de la sécurité.

« On a tout pensé, testé, et construit ici. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes »

« Le prototype sur lequel ils travaillent ressemble à une grosse cocotte minute, décrit Jérôme, logisticien au sein de la centrale. On injecte de la vapeur à 300°C et 15 bars très rapidement. Cela permet d’éclater les fibres de bois et de chasser l’humidité. Le bois qui ressort devient hydrophobe. » Aux opérations de broyage qui permettent de réduire le bois en poussières aussi fines que le charbon, succède la confection de « pellets » (ou granulés) « dont le pouvoir calorifique est proche de celui du charbon », ajoute Philippe Le Bevillon. Ces résidus de bois transformés et densifiés s’appellent des black pellets. »

Une fois le prototype maîtrisé, des équipes plus étoffées se sont lancées dans l’élaboration d’un densificateur plus imposant. Dessiné par le service ingénierie, le dispositif a été construit par la filiale locale d’un grand groupe de chaudronnerie avec laquelle la centrale a l’habitude de travailler. Les sous-traitants coutumiers du montage d’échafaudages ont également été mis à contribution.

« On s’est mis en mode "projet" ou "arrêt de tranche". Certaines personnes se consacrent à un projet tandis que d’autres gèrent les affaires courantes. On est habitués à fonctionner comme ça », décrit Jérôme qui souligne le fait qu’Ecocombust est un projet « made in Cordemais ». « On a tout pensé, testé, et construit ici. » « Entre les personnes dédiées et celles qui sont venues de temps à autre quand on avait besoin d’elles, presque tout le monde parmi les salariés, sous-traitants compris, a participé, affirme Vincent, un technicien maintenance. C’est super de bosser comme ça, pour nous-mêmes. »

Éliminer polluants et cancérigènes

Dix millions d’euros ont été avancés par EDF, dont la direction soutient clairement le projet, sans compter les heures de travail. La région Bretagne a également investi, via le financement d’une étude permettant d’identifier les gisements de déchets verts et de bois B. Des groupes de chercheurs allemands et polonais, plus calés en matière d’évolution des centrales à charbon vers la biomasse, ont été sollicités. « La participation active des travailleurs de la centrale, cela donne une grande efficacité, remarque Sébastien Bellomo. On a monté un projet industriel en 18 mois, alors qu’un bureau d’études aurait mis cinq ans. » Cet été, un essai avec 80 % de blacks pellets et 20 % de charbon a été réalisé, avec succès. Le prochain essai, avec 100 % de pellets, est programmé pour les premiers mois de 2019.

« On lève les doutes au fur et à mesure, se réjouit Vincent, précisant qu’il reste du boulot », notamment en ce qui concerne les volumes de pellets qui pourront être produits. L’Ademe a aussi demandé des précisions sur la qualité des fumées liées à la combustion des rebuts de bois B. L’agence veut s’assurer que l’on ne retrouve pas dans les fumées des traces des solvants, peintures et autres polluants dont les rebuts de bois sont lavés avant d’être transformés en pellets. Une équipe planchait sur le sujet pendant les premiers jours de la grève, la semaine dernière. Autre sujet à clarifier : la quantité de poussières de bois, très cancérigènes, que pourraient respirer les salariés.

Améliorer le bilan carbone grâce au transport maritime court

Se pose également la question de la pérennité de la ressource, au fil des années. Pour fonctionner 800 heures par an, tel qu’il est actuellement envisagé, il faut 160 000 tonnes de pellets. Et si la centrale veut tourner davantage, il faudra aller chercher du bois au delà des 200 km. « On pourrait élargir le périmètre de collecte, avance Sébastien Bellomo, représentant CGT. On travaille actuellement avec la section Ports et docks du syndicat pour voir comment on pourrait acheminer par bateaux des rebuts venant par exemple de Bordeaux, de la Rochelle ou de Saint-Nazaire, de façon à ne pas charger le bilan carbone du projet. » La centrale de Cordemais est située le long de la Loire.

Les salariés tiennent à un maximum de cohérence, pour assurer le succès de leur projet. « Si on prélève du bois en forêt pour alimenter la centrale (comme cela se fait actuellement pour d’autres centrales biomasse, ndlr), on est fichus », avance même Philippe Le Bévillon. La méthode semble pour le moment faire ses preuves. Un consensus politique semble se dégager autour du projet, contrairement à ce qui a pu être observé à Gardanne (Bouches-du-Rhône), où une unité de la centrale à charbon est déjà alimentée en biomasse. Là-bas, la centrale dépend à 50% de bois importé – actuellement d’Espagne et du Brésil – cela au moins pour les dix premières années. L’autre moitié est fournie « localement », dans un rayon de 250 km, par du bois de coupe forestière et du bois de recyclage (voir notre article ici).

L’association Virage énergie climat des Pays-de-la-Loire, qui planche depuis plusieurs années sur des scénarios de transition écologique à l’échelle régionale, émet quand même plusieurs réserves sur le projet. Côté emplois, d’abord, parce qu’aucun chiffre précis n’est jamais annoncé et que « en fonctionnant 800 heures au lieu de 5000, la centrale générera nécessairement moins d’emplois », avance Martin, membre actif de l’association. Virage énergie Climat déplore par ailleurs que les 2/3 du combustible soient gaspillés sous forme de chaleur, le rendement de la centrale de Cordemais avoisinant les 33% (comme toutes les centrales thermiques, ndlr). « Avec la cogénération, qui permet de récupérer la chaleur produite, on passe à un rendement de 90% », précise Martin [3]. L’association émet enfin de sérieux doutes sur le fait qu’aucun bois de forêt ne soit jamais utilisé.

Quelle place pour la centrale dans un nouveau mix énergétique ?

« On ne se bat pas pour le statut quo, et il n’y a pas de climato-sceptiques parmi nous, précise Damien Mouille, de la CFE-CGC. Mais nous pensons que les conditions ne sont pas réunies pour fermer la centrale tout en assurant la sécurité du réseau. » L’approvisionnement électrique des citoyens français fait partie des sujets importants pour nombre d’agents EDF. Seule source de production pilotable – contrairement aux énergies renouvelables, dont on ne maîtrise pas la production qui dépend de la force du vent ou du niveau d’ensoleillement – qui soit proche de la Bretagne, Cordemais permet de subvenir aux pics de demande hivernale dans l’ouest de la France.

Dans son dernier bilan prévisionnel, RTE (qui gère le réseaux de transport d’électricité) conditionne la fermeture de Cordemais au fonctionnement du nouveau réacteur nucléaire EPR de Flamanville et, dans une moindre mesure, à celui de la mise en service de la centrale à gaz de Landivisiau. On pourrait aussi imaginer diminuer les besoins, en lançant par exemple un véritable chantier d’isolement de l’habitat et de remplacement des chauffages électriques, dont de nombreux foyers bretons sont équipés.

« Qui peut honnêtement croire que l’EPR fonctionnera à pleine puissance en 2022 ? », interrogent les salariés ? Pas grand monde, il est vrai… Quant à la centrale à Gaz de Landivisiau, elle n’est pas encore construite et fait l’objet d’une très vive opposition. « Au ministère, jeudi dernier, ils ont admis avoir quelques doutes sur la sécurité d’approvisionnement du réseau électrique en cas de fermeture de Cordemais, souligne Gwénaël Plagne. Notre position est la suivante : tant qu’à rester au-delà de 2022, poussons le projet de reconversion de la centrale ». Stoppée hier soir à 21h, la grève devrait reprendre début janvier jusqu’à ce que les salariés obtiennent satisfaction.

Nolwenn Weiler

Photo : la centrale à charbon de Cordemais / CC Clément Bucco-Lechat

Notes

[1Courrier adressé à Nicolas Hulot le 18 juillet 2018, co-signé par Anne-France Brunet, Audrey Dufeu-Schubert et Sandrine Josso.

[2Les deux autres, Gardanne dans le sud-est et Saint-Avold, en Moselle, appartiennent au groupe allemand Uniper.

[3Un exemple de cogénération à Chartres ici