Criminalisation des pauvres

En Hongrie, les victimes de la crise financière sont traitées comme des délinquants

Criminalisation des pauvres

par Krisztina Keresztély

Pris dans la tourmente de la crise financière, confronté à l’appauvrissement et au surendettement massif de centaines de milliers de familles incapables de rembourser leurs emprunts, le gouvernement ultra-conservateur hongrois choisit de criminaliser les sans-abris et de sélectionner les candidats à un logement social selon des critères moraux. Bienvenue dans l’autre laboratoire européen de la crise.

Quatre modifications de Constitution... en un peu plus d’un an ! La coalition de droite au pouvoir en Hongrie ne lésine pas sur les jongleries institutionnelles pour renforcer le caractère ultra-conservateur de l’État, forgé avec sa « loi fondamentale », la nouvelle constitution, mise en œuvre depuis janvier 2012. Cette fois, avec cette 4e version, en vigueur depuis le 1er avril 2013, il s’agit, notamment, de criminaliser les sans-abris. Le nouveau texte donne la compétence aux collectivités locales de « qualifier la demeure permanente des personnes sur les espaces publics comme étant non-conforme à la loi pour des raisons de l’ordre public, de la sécurité publique, de la santé publique et de la sauvegarde des valeurs culturelles ». Devenir sans-abri et n’avoir d’autre choix que de demeurer dans l’espace public est donc un crime, susceptible d’être puni.

La Cour constitutionnelle hongroise s’était pourtant opposée à une telle loi à l’automne. Celle-ci prévoyait une amende pouvant s’élever à 500 euros, soit plus que le salaire minimum (300 euros), pour les sans-abris. « De par cette loi qualifiant de crime la demeure permanente d’une personne dans la rue, ce sont en effet les sans-abris mêmes que le législateur a qualifiés de criminels. Or, pour les sans-abris, vivre dans la rue ou dans les espaces publics est une situation de crise extrêmement grave, résultant des contraintes de nature différente et, seulement dans des cas très rares, des choix volontaires et bien réfléchis. (…) Le fait de vivre sur l’espace public ne heurte pas en soi les droits d’autrui, et ne menace ni l’utilisation de l’espace public ni l’ordre public. (…) Le sans-abrisme est un problème social, qui doit être traité par l’État à travers des dispositifs et des actions de la politique sociale et de la ville et non pas à travers des contraventions », expliquait dans sa décision, la Cour constitutionnelle. Qu’importe ! Le crime de « sans abrisme » est désormais inscrit dans la Constitution.

10% de la population fortement endettée

Cette 4e modification constitutionnelle a provoqué l’indignation, en Hongrie comme dans plusieurs grandes villes européennes, et la protestation de la Fédération européenne des associations travaillant avec les sans-abris, qui regroupe en France des organisations comme Emmaüs, le Samu social ou le Secours catholique (Lire ici). Si être obligé de dormir dans des espaces publiques devient un délit, les autorités locales ne sont soumises à aucune contrainte en matière de politique sociale pour héberger ceux qui ont perdu leur domicile. L’article 8 de la Constitution déclare seulement que « l’État et les collectivités locales facilitent la mise en place des conditions humaines de l’accueil des sans-abris ».

Les sans-abris risquent bien, pourtant, de se multiplier. Se loger devient de plus en plus difficile dans un pays dans la tourmente de la crise financière. L’endettement et l’appauvrissement des ménages sont des plus inquiétants. Un million de Hongrois, soit 10% de la population, sont directement concernés par des prêts immobiliers sur la base de devise étrangère, en particulier le franc suisse, qui donnait accès à des taux d’intérêts moins élevés. Or la monnaie hongroise (le Forint) a été fortement dévaluée en 2008 [1] Résultat : dettes et intérêts ont augmenté. Deux ans plus tard, pour un emprunt immobilier sur quatre, la valeur de la dette a dépassé la valeur de l’habitat servant de base au montant du prêt, selon la Banque nationale hongroise. 90 000 ménages sont ainsi en situation de « prêts problématiques », dans l’incapacité pendant plus de trois mois d’honorer le remboursement du crédit.

Privatisation massive des logements sociaux

En parallèle, les Hongrois ont de plus en plus de mal à s’acquitter des diverses charges liées au logement : services communaux, loyers, dépenses des copropriétés, factures énergétiques... Entre 2003 et 2009, le nombre des arriérés de payement des factures d’électricité aurait augmenté de 150%, et celui des factures de gaz, de 700% ! Selon le gouvernement, 100 000 ménages ont été coupés des services de gaz, l’été dernier, en raison d’accumulation de factures impayées. Soit près de 3% de la population ! [2]. Ces charges liées à l’habitat représentent en moyenne 25,5% des revenus des ménages hongrois en 2011 (en France, c’est 17,8%). Une famille sur quatre a contracté des dettes liées à ces dépenses quotidiennes (factures ou loyers impayés, crédits non remboursés). Une proportion deux fois plus importante que la moyenne européenne et 2,5 fois plus élevée que la moyenne française [3].

Suite à la privatisation du parc de logement, entamée dès la transition politique de 1989, les ménages aux moyens modestes ne parviennent plus à se loger convenablement. En 2011, le parc du logement public locatif constitue 3% du total du parc des logements hongrois, principalement à Budapest (en France, environ 40% des locataires sont logés dans le parc de logement social). La qualité des logements publics est aussi en dégradation permanente : un cinquième d’entre eux est actuellement sans confort, et presque la moitié ne compte qu’une pièce. Il n’y a pourtant pas de pénurie de logements en Hongrie. Selon les résultats les plus récents du recensement de 2011, le nombre des logements vacants s’élève à 450 000, dont 13 000 dans le parc public. Cela signifie qu’un dixième du parc public reste vacant, malgré le nombre croissant des sans-abris !

Tous propriétaires, ou tous à la rue ?

Comment expliquer cette aberrante politique ? « Les autorités locales cherchent à se débarrasser des logements publics de mauvaise qualité au lieu de les rénover et de les remettre en location : ces logements sont laissés à l’abandon en attendant que quelqu’un les achète, même à un prix bas », analyse le collectif « La ville est pour tous » (« A város mindenkié », AVM). Cette stratégie permet de chasser les pauvres des centres des agglomérations et de libérer leurs logements pour pouvoir les revendre. Dans le 8e arrondissement de Budapest, le plus touché par la pauvreté et la crise de logement depuis quatre ans, 1 400 demandes ont été enregistrées pour... 9 logements sociaux mis en location. Mais selon AVM, l’arrondissement compterait 300 logements publics vacants.

Car depuis 1990, ce sont les collectivités locales qui ont récupéré la gestion du parc de logement public. La loi sur l’habitat de 1993 a offert la possibilité aux occupants des logements publics de racheter leur appartement à un prix bien au-dessous de celui du marché. Les revenus modestes n’ont donc pas été en mesure de « profiter » de cette privatisation massive en acquérant leur logement. Les disparités spatiales se sont creusées. Ce sont les communes et les arrondissements [4] les plus pauvres disposant d’un patrimoine dégradé habité par une population défavorisée, qui ont le plus souffert des désavantages de cette privatisation accélérée. En parallèle, l’État central s’est pratiquement retiré des politiques de l’habitat. Il n’existe pas de stratégie de l’habitat. La politique de logement n’a jamais été représentée au niveau ministériel, et est restée soumise au lobbying peu transparent des divers acteurs concernés.

Des pavillons pour les bons pauvres

Plusieurs programmes ont cependant été mis en place par l’État. Face à l’ampleur de l’endettement, un fonds national de gestion immobilière a été lancé. Objectif : racheter certains logements avant qu’ils soient confisqués par les banques et les louer à leurs anciens propriétaires. Mais que se passera-t-il, par exemple, si les familles soutenues par le programme s’endettent, cette fois en raison des factures impayées, et doivent quitter les logements dans le délai de trois mois prévu par le programme en cas de retards de paiement des charges ? Que fera l’État avec ce patrimoine dégradé, dont une grande partie risque ainsi d’être abandonnée par leurs locataires – les anciens propriétaires - et qui, par ailleurs se concentrent majoritairement dans les territoires les plus touchés par les problèmes sociaux ?

D’autre part, le gouvernement hongrois a initié la construction d’un site de pavillons locatifs pour loger des familles expulsées. Un premier site a été choisi en lointaine périphérie de Budapest (près de la ville d’Ócsa), destiné à accueillir 60 familles. Un futur quartier qui ne bénéficie d’aucune infrastructure collective : pas de transport public, ni d’équipements scolaire ou de santé... Ce qui n’empêche pas la spéculation immobilière : le prix du terrain et les coûts de construction ont finalement atteint un niveau très élevé : 1659 euros/m2, soit à peu près équivalant au coût moyen de la construction neuve en France !

Dresser le profil du pauvre méritant

Ce n’est pas l’État qui sélectionne les candidats, mais une organisation caritative, le service hospitalier de l’ordre de Malte (un service particulièrement actif dans les actions de secours aux sans-abris). Les critères de sélection sont sévères : les candidats doivent non seulement prouver leur capacité à payer les loyers, mais démontrer leur aptitude à pouvoir s’intégrer dans la future communauté. Les relations familiales et amicales des candidats sont autant examinées que leur état d’esprit, afin de pourvoir estimer s’ils sont prêts à « commencer une nouvelle vie » sur le nouveau site... Une sélection autant sociale que morale. Fin mars, à l’issue du premier appel à candidatures, seulement 20 familles ont été sélectionnées parmi les 588 candidats. Les pauvres « méritant » d’être logés ne sont pas si nombreux... Et ceux qui restent, jugés inaptes à « commencer une nouvelle vie », seront criminalisés.

Les spécificités de ce quartier pavillonnaire conduiront probablement à un isolement presque complet de ses habitants. Vu le nombre relativement restreint des candidats et encore plus restreint des familles sélectionnées, la question sur l’avenir de ce site se pose. Si le projet original est abandonné, ce site court le risque de se transformer en un futur ghetto accueillant les très pauvres poussés en dehors de la capitale par certaines opérations de renouvellement urbain.

Émergence de mouvements de gauche

Dans ce contexte, quel rôle joue la société civile hongroise ? Les associations disposant de la capacité financière pour lancer des programmes d’accueil est limitée. La majorité de ces programmes est liée à des organismes religieux : le service de l’ordre de Malte, les églises baptiste et évangélique. Le collectif « La ville est pour tous » (AVM) [5], créé en 2009, propose cependant une autre approche de la solidarité avec les sans-abris et de la lutte pour le droit au logement, sans les critères moraux appliqués par les organisations religieuses hongroises. Les activistes du mouvement sont en grande partie issus de divers milieux des sans-abris, et sont accompagnés par des activistes-experts. Très actif dans la mise en place de mobilisations contre les expulsions et les discriminations, AVM dispense également des aides juridiques et mène des investigations.

Plusieurs organisations travaillent également à la rédaction d’une proposition de loi pour mettre en place un système d’agences immobilières à vocation sociale en Hongrie [6]. Face à un gouvernement ultra-conservateur, criminalisant les pauvres, et à la crise qui s’aggrave en Hongrie, l’émergence de ces mouvements illustre l’engagement de plus en plus fort et visible d’un milieu professionnel et associatif, en majorité de gauche, sur la question du droit au logement.

Krisztina Keresztély / Aitec

Photo : source

Notes

[1De 67% par rapport au franc Suisse, de 28% par rapport à l’euro.

[2En 2011, on comptait 3,8 millions de ménages en Hongrie. 179 000 ménages ont des arriérés de plus d’un an du paiement de leur consommation de gaz, 286 000 ménages de celle de l’électricité, et 42 000 du chauffage communal, selon un communiqué ministériel de mi-2012.

[3Selon Eurostat 2011.

[4A Budapest, les 23 arrondissements sont des collectivités locales autonomes, leur statut est donc équivalant à celui des communes.

[5membre de la FEANTSA et partenaire de l’Aitec en France.

[6L’initiative est lancée par l’association « Habitat for Humanity » en collaboration avec un bureau d’études européen « Metropolitan Research Institute ». L’initiative est financée par l’Open Society Institute de la Fondation Soros.