Accident du travail

Xavier, cordiste, a fait une chute de 16 mètres dont il est sorti en morceaux

Accident du travail

par Eric Louis

Xavier a 43 ans. Il y a dix ans, alors qu’il était cordiste, il a fait une chute de seize mètres dont il est sorti cassé de partout, et traumatisé. Les conditions élémentaires de sécurité n’avaient, semble-t-il, pas été respectées. Mais pour le moment, son employeur n’a pas été inquiété par la justice. Une nouvelle audience doit avoir lieu ce 28 octobre, pour demander la reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur.

Xavier finit de rouler posément sa cigarette. L’allume, et souffle la fumée, l’air pensif. Son regard tombe sur la petite boîte en plastique oblongue, posée sur la table basse du salon. « Ça, c’est mes médocs. Cinq le matin, six le midi, quatre le soir. Tous les jours. C’est pour ma psychose paranoïaque. J’ai des hallucinations visuelles et auditives... » Xavier a 43 ans. Ça fait dix ans pile-poil qu’il se gave de molécules. Dix ans qu’il ne travaille plus. Qu’il n’a plus d’activités sociales, ou physiques. Régulièrement, en moyenne une fois par mois, la psychose se concentre en crise. « Je commence à m’agiter, j’ai le cœur qui s’emballe, et après je pars en live. Je fais n’importe quoi. Et je ne me rappelle de rien. » Alors, il reste seul.

Cinq jours de formation, c’est trop court pour apprendre un métier

Août 2020, même dans la Marne il fait chaud. Xavier est en short tee-shirt claquettes. Les longues cicatrices le long de ses jambes s’affichent comme les témoins de son passé. De son drame. Les tatouages sur ses avant-bras ne sont pas de fines arabesques. C’est du massif. Comme ont dû l’être ses bras auparavant, devenus l’ombre d’eux-mêmes. Aujourd’hui, il touche l’AAH, l’allocation adulte handicapé. Ça suffit pour payer les factures, pour manger. Pour subsister, donc. Mais pour vivre ?

Mercredi 19 mai 2010, Xavier arrive avec son chef et deux collègues en haut du silo métallique, sur le site d’Euromill. C’est son troisième jour en tant que cordiste. Après avoir été plaquiste, il a décidé de suivre une formation de cordiste. Cinq jours en région parisienne durant lesquels il apprend les rudiments du métier. Pas de souci, physiquement il est au taquet, il pratique la boxe. À l’issue de cette semaine, on lui fournira un Certificat d’Aptitude. Passeport pour son nouveau métier. Nouveau métier, et nouvelle vie qui se profile : il va bientôt être papa.

Cinq jours, c’est court pour faire un cordiste autonome. C’est même impossible. Mais les ouvriers sont censés être encadrés, leurs missions supervisées. Et puis, les quelques médias qui s’intéressent au sujet l’assurent : la sécurité est la préoccupation numéro un dans ce milieu pas comme les autres. Enfin, c’est ce que leur racontent les représentants des instances qui animent le métier. Toutes d’émanation patronale. En 2010, Carrard Services, l’employeur de Xavier, ne compte pas de morts à son palmarès. Pas encore.

Pas de vigie, pas de détecteur de gaz, pas de talkie-walkie

Le chef de Xavier vérifie son baudrier et ses agrès (cordages). Les deux autres ouvriers ne vont pas descendre dans le silo. Ils ont à faire en haut. C’est donc seul que Xavier est envoyé à l’intérieur de la structure. En milieu confiné, l’assistance d’une vigie est obligatoire. Vigie qui donne l’alerte en cas de problème et porte les premiers secours, le cas échéant. Qui actionne le système d’évacuation. En l’occurrence, il n’y a pas de système d’évacuation... Pas non plus de détecteur de gaz. C’est un petit appareil obligatoire pour les travaux en milieu confiné. Il détecte la présence de gaz nocifs à l’être humain. A minima, il mesure le taux d’oxygène dans l’atmosphère et sonne l’alarme si celui-ci n’est plus suffisant pour alimenter correctement l’organisme. Xavier devra s’en passer…

Pour l’instant, il est assis au bord du trou d’homme, ouverture cylindrique pratiquée dans la tôle, permettant d’accéder à l’intérieur du silo. Son chef procède à l’ultime vérification : le descendeur est bien mousquetonné au baudrier, la corde correctement passée dans le descendeur. Tout est OK, le chef s’en va vers d’autres activités. Il ne sera donc pas question de vigie. Ni, à défaut, de moyen de communication. Type talkie-walkie. Tout est OK… presque. À ce stade, un léger détail va s’avérer fatal.

Soudainement, Xavier se met à descendre de manière intempestive à une vitesse folle.

Tout cordiste travaille sur deux cordes. Une corde de travail, sur laquelle il évolue et se déplace, et grâce à laquelle il se positionne pour travailler. Une corde de sécurité, sur laquelle il connecte un système anti-chute, en cas de souci avec la corde de travail. Il y a bien une corde de sécurité installée. Mais elle passe par une petite ouverture située à trois mètres du trou d’homme que s’apprête à emprunter Xavier. Et par conséquent, pend à trois mètres de la corde de travail sur laquelle Xavier est accroché. Comment va-t-il installer sur cette corde de sécurité son dispositif anti-chute ? De surcroît, aucune des deux cordes n’est équipée d’une quelconque protection, prévue pour résister au frottement du métal agressif. Le chef de chantier n’est pas censé ignorer les règles de l’art. Ni les règles élémentaires de sécurité. L’anti-chute est le premier matériel à installer. D’ailleurs une célèbre marque a explicitement baptisé son modèle d’anti-chute ASAP, acronyme d’As Soon As Possible. Xavier cherche du regard une perche, un outil à long manche pour appréhender la corde hors de portée, et l’attirer à lui. Rien. Il décide alors de se mettre dans le vide, et de se balancer afin de l’attraper. Une fois, deux fois, trois… Et là, soudainement, Xavier se met à descendre de manière intempestive à une vitesse folle.

Une chute de seize mètres, l’équivalent de six étages

Par réflexe, il attrape la corde qui défile devant ses yeux, afin de se ralentir. Malgré les gants de cuir, la brûlure devient insupportable. Ses mains s’ouvrent. La chute s’accélère. Elle s’arrêtera brutalement seize mètres plus bas. L’équivalent de six étages. Pas une seconde Xavier ne perdra conscience. S’il souffre le martyre, il ne connaît pas encore l’étendue des dégâts : double fracture ouverte tibia-péroné, fracture du fémur, la rotule gauche en miettes, fractures costales, pneumothorax, traumatisme crânien.

Ne pouvant l’évacuer par le fond du silo, les pompiers du Grimp (Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieu périlleux) le hisseront jusqu’en haut, pour le redescendre par l’escalier. S’en suivront trois mois d’hôpital, deux ans en fauteuil roulant, de longs mois de rééducation, et dix ans de souffrances. Et d’injustice. Carrard Services n’a pas été très à cheval sur la sécurité. Aussi bien en ce qui touche aux circonstances de l’accident que dans le déroulement pour le moins erratique du chantier. La justice, quant à elle, n’a guère fait preuve d’excès de zèle.

Sa plainte est classée sans suite, la faute de l’employeur non reconnue

Xavier porte plainte au pénal. Le procureur la classe sans suite. Ni Carrard Services, ni Euromill ne seront inquiétés. C’est ce même parquet qui, dans le cadre du procès de l’accident qui a coûté la vie à Quentin en 2017, cordiste lui aussi, n’a pas crû bon de citer à comparaître Cristal Union, un autre géant du sucre. Ceci malgré le rapport accablant de l’inspectrice du travail diligentée pour l’enquête. Carrard Services, c’est aussi l’employeur de Arthur et Vincent, deux cordistes morts en 2012 dans un silo de la sucrerie Cristal Union.

Le tribunal de Reims se distinguera en faisant traîner l’affaire de façon inadmissible : la première audience a eu lieu en janvier 2019. Sept ans après le drame ! Les deux entreprises se sont vues condamnées. Malgré la clémence du jugement, elle feront appel. La procédure est relancée pour des années. Plus d’un an et demi après cette première audience, aucune nouvelle de la justice concernant le déroulement de l’audience en appel. Sans compter que la chambre du Pôle social de Reims attend la fin de la procédure au pénal pour statuer sur la faute inexcusable de l’employeur !

Le 4 octobre 2010, Xavier formule lui aussi une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. Après maints reports, l’audience en première instance a lieu le 26 avril 2019. Le 5 juillet 2019, soit plus de neuf ans après l’accident, la notification de décision tombe : Xavier est débouté de sa demande. Au prétexte qu’il « échoue à rapporter la preuve que son employeur n’aurait pas pris les mesures nécessaires à la préservation de sa santé et de sa sécurité ». Et aussi « l’employeur ne peut se voir imputer une faute inexcusable lorsque la cause de l’accident est indéterminée. » On ne peut pas dire que la justice ait assidûment cherché la cause de cet accident.

Encore plus qu’ailleurs, dans la Marne, mieux vaut être patron, d’une grosse entreprise, qu’ouvrier cordiste

Malgré ses terribles séquelles physiques et psychologiques, malgré la dislocation de son couple qui a suivi l’accident, malgré le manque de sa petite fille de dix ans qu’il n’a pas vue depuis deux ans, Xavier demeure combatif. Déterminé. Après le jugement coup de massue du Pôle social, il décide de faire appel. L’audience est fixée au 28 octobre 2020, à la cour d’appel de Nancy. Comme la plupart des victimes d’accident du travail, et la plupart des proches de ceux qui sont décédés au travail, l’argent n’est pas son moteur. Il veut entendre dire, voir écrit que Carrard Services est responsable de sa chute, « pour pouvoir dormir tranquille. » Un des autres espoirs de Xavier serait de retravailler. Sur cordes, évidemment.

Éric Louis

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« Accroché à ma corde, je pose les pieds à plat sur la paroi. Mes semelles sont en train de fondre ! »

Retrouvez également ce portrait en version « papier » dans le dernier numéro de la revue CQFD , Octobre 2020, n°191.