Visio-audience

Rendre la justice derrière un écran : « Une vraie parodie du respect des droits fondamentaux »

Visio-audience

par Maïa Courtois

Sous prétexte de crise sanitaire et d’économie budgétaire, les visio-audiences judiciaires se multiplient. Certains avocats et magistrats critiquent ce dispositif qui ne permet qu’une justice au rabais et pénalise le justiciable.

Assister à son audience judiciaire derrière un écran d’ordinateur ? C’est une réalité qui ne cesse de s’étendre ces dernières années. La crise sanitaire a été un coup d’accélérateur, mais le mouvement va bien au-delà. « Il faut venir dans les salles d’audience où il y a un recours à la visio ! Cela coupe systématiquement, on entend un mot sur deux » , assure Julie Chapelle, avocate et secrétaire de l’Association des avocats pour la défense des droits des détenus (A3D). Elle raconte le cas récent de l’un de ses clients, assistant à sa visio-audience depuis sa cellule de prison : « Nous n’entendions rien à ce qu’il disait. Au bout de trois fois, le président a cessé de le faire répéter. Malgré mes demandes, l’audience n’a pas été suspendue ».

« Vidéo qui fonctionne mal, interlocuteurs qui ne s’entendent pas, difficulté à échanger avec son interprète… Les visio-audiences pourraient être risibles, si le sujet n’était pas grave », dit aussi Paul Chiron, chargé du soutien et des actions juridiques en rétention à La Cimade, au sujet des visio-audiences qui ont lieu dans les centres de rétention administratives (CRA), où se trouvent enfermés des étrangers en situation irrégulière.

Au tout début de la crise du Covid-19, le recours à la visio-audience a été étendu par une première ordonnance en mars 2020, puis par une seconde en novembre 2020. Les situations illégales se sont aussi multipliées. Des visio-audiences se sont tenues dans des salles internes aux CRA, sans avoir le statut de lieu de justice, contrairement à ce qu’exige la loi. « À Rouen, la salle se trouve dans une école de police, en sous-sol, dans un lieu rattaché au ministère de l’Intérieur ! » , s’indigne Laurence Roques, avocate et présidente de la commission libertés et droits de l’Homme du Conseil national des barreaux. À Hendaye, des audiences ont été organisées dans un commissariat ; à Sète, dans le réfectoire du CRA, selon le récent rapport de La Cimade sur la rétention en 2020.

« Toutes les expérimentations qui visent à détériorer la justice commencent par le droit des étrangers »

Depuis mi-février 2021, une salle de visioconférence est en construction au CRA de Saint-Jacques-de-la-Lande, près de Rennes. La construction de ces nouvelles salles, constituant des annexes aux tribunaux, a été impulsée par la loi Asile et immigration de septembre 2018. Celle-ci prévoit que les visio-audiences peuvent être imposées aux personnes retenues sans leur consentement – un principe encore inviolable pour les autres justiciables. Il existe déjà des salles de ce type, comme, dans le Pas-de-Calais, « au CRA de Coquelles, dans la nouvelle aile », note Paul Chiron. Le projet est également dans les cartons pour le CRA de Toulouse. En somme, « la crise sanitaire a agi comme un accélérateur de ce mouvement », déplore le responsable de La Cimade.

« Toutes les expérimentations qui visent à détériorer la justice commencent par le droit des étrangers, parce que l’opinion publique y est moins sensible », soupire Julie Chapelle. Au moment de la réouverture post-confinement de la Cour nationale du droit d’asile – sorte de cour d’appel pour les demandeurs d’asile déboutés en première instance –, la quantité de dossiers non traités était importante. « La CNDA a alors essayé de faire passer une dérogation prévoyant que le juge fasse l’audience de chez lui, tandis que le demandeur restait présent à l’audience, face à un ordinateur », retrace Laurence Roques. Un recours contre cette disposition a permis de « gagner du temps ».

Du temps pour se conformer à un accord signé en 2019, à la suite d’une importante grève d’avocats contre une précédente tentative d’instaurer la visio-audience à la CNDA. Parmi les conditions posées : l’obligation de mettre en place des formations préalables. « Nous ne voulons pas la visio-audience. Mais puisqu’elle existe et qu’elle est imposée de plus en plus, à nous de ne pas abandonner le justiciable », glisse Laurence Roques, qui vient d’animer une première formation à Nancy pour des avocats. Suite aux cycles de formation, la CNDA pourrait débuter les visio-audiences à partir d’octobre.

« L’empathie n’est pas la même quand on a l’interface de l’écran »

Quand une audience se fait en visioconférence, l’accès du public reste compliqué, et la confidentialité des échanges peu respectée. « C’était souvent catastrophique, avec des salles très proches des bureaux de la police aux frontières », témoigne Paul Chiron. Plusieurs membres de La Cimade ont assisté à des scènes où « la personne préparait l’audience avec son avocat et l’on entendait tout dans les couloirs… Une vraie parodie du respect des droits fondamentaux », fustige-t-il. Conséquence : « La qualité de la justice rendue est bien moindre », affirme Paul Chiron. S’il est difficile de déterminer l’influence réelle de la visioconférence sur les magistrats – certaines études concluent à une plus grande sévérité –, il est certain que « l’empathie n’est pas la même quand on a l’interface de l’écran », estime Laurence Roques.

L’Observatoire de l’enfermement des étrangers (OEE), regroupant plusieurs organisations, mène actuellement un travail pour évaluer la façon dont se déroule la visio-audience en rétention. Les questionnaires adressés aux avocats et aux observateurs permettront « d’objectiver tous les retours que nous avons quant à la durée des audiences, les lieux où elles se tiennent, la place de l’avocat, de l’interprète… », liste Anne-Sophie Wallach, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, membre de l’OEE. Il serait temps de tirer le bilan de ces visio-audiences, dont « l’usage a sans cesse été, ces dernières années, consolidé et étendu », relève Sarah Massoud, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Il n’existe aucun rapport d’évaluation officiel d’un tel usage, malgré son déploiement exponentiel.

Avant la crise sanitaire, le déploiement des vision-audiences a été permis à l’origine par un article du Code de procédure pénale introduit en 2004. Il ouvrait la possibilité de recourir à la télécommunication « aux fins d’une bonne administration de la justice ». Le dispositif était apparu pour la première fois, à titre dérogatoire, dans le territoire isolé de Saint-Pierre-et-Miquelon (située à l’est du Canada), à la fin des années 1990, afin de répondre au nombre insuffisant de juges sur place.

« C’est parce que l’on travaille dans des conditions dégradées qu’on utilise ce type de rustines… »

Par la suite, dans les années 2010, la visio-audience est devenue « un dispositif vecteur d’une logique managériale », décrivent les chercheurs Laurence Demoulin et Christian Licoppe. Au cœur des économies espérées : les frais d’escorte des détenus. En 2010, la mission d’extraction des personnes pour qu’elles assistent à leurs audiences a basculé du ministère de l’Intérieur vers le ministère de la Justice – donc vers l’administration pénitentiaire. Depuis, « les refus d’extractions, au nom du manque de moyens, sont croissants », regrette Julie Chapelle. Dans les CRA aussi, les administrations voient la vidéo « d’un bon œil, car cela implique moins de déplacements des retenus, moins de gestion des effectifs », abonde Paul Chiron.

Tout comme la réduction des temps d’audience, ou encore le recours au juge unique, la visio relèverait ainsi d’un « tropisme managérial, pointe Sarah Massoud. Ce qui compte, c’est moins la qualité de l’audience que son coût. » Tout ceci participe, selon elle, à un même « mouvement de déshumanisation de la justice ». Utiliser exceptionnellement la visio-audience dans certaines juridictions n’impliquant pas de vulnérabilité des personnes – comme dans les tribunaux de commerce au cours de la crise sanitaire –, passe encore, admettent nos interlocuteurs. Mais le dispositif doit rester marginal, insiste Julie Chapelle : « Vouloir l’étendre en disant que la justice est une entreprise comme une autre, c’est se tromper. C’est changer le service public de la justice en un nouveau paradigme. C’est transformer des humains en numéros de dossier. »

Toujours est-il que dans la pratique, la visio-audience se banalise. Nombre de greffiers, magistrats et avocats, débordés, y perçoivent un avantage : rendre justice plus rapidement. « C’est parce que l’on travaille dans des conditions dégradées qu’on utilise ce type de rustines… , regrette Sarah Massoud. Les premiers à en pâtir sont les justiciables, mais aussi les professionnels de la justice. C’est un échec à tous les égards ».

« Atteinte aux droits de la défense et au droit à un procès équitable »

Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont déjà retoqué plusieurs dispositions des ordonnances de 2020 qui ont élargi le recours aux visio-audiences. Un article prévoyait par exemple la possibilité de recourir à la vidéo… sans le consentement de l’intéressé. Le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle le 4 juin 2021, voyant là une « atteinte aux droits de la défense que ne pouvait justifier le contexte sanitaire particulier ».

De même, le Conseil d’État a suspendu, le 27 novembre 2020, la possibilité de recourir à la visio en fin d’audience aux Assises – c’est-à-dire au moment du réquisitoire de l’avocat général et des plaidoiries des avocats. Là encore, il s’agissait d’une « atteinte grave et manifestement illégale aux droits de la défense et au droit à un procès équitable », a tranché le Conseil d’État.

Ces garde-fous suffiront-ils ? Ou ne constituent-ils qu’un mode d’emploi ? « Cela a mis un coup d’arrêt à la visio-audience telle qu’elle a été conçue pendant la crise sanitaire. Mais on sait comment cela se passe : ce qui est expérimenté pendant des périodes de crises a vocation à durer, à transformer un droit exceptionnel en un droit commun » , craint Julie Chapelle. À l’avenir, il suffira pour les parlementaires de « regarder ce qu’a dit le Conseil constitutionnel, et de mettre les bonnes conditions pour que ce soit utilisé de manière plus massive ».

Vigilance sur la loi de réforme de la justice de Dupond-Moretti

Le recours à la visio-audience est ainsi autorisé par la loi sur le « droit au respect de la dignité en détention » adoptée en avril, et qui prévoit qu’un détenu qui estime être incarcéré dans des conditions indignes peut saisir le juge judiciaire. « Dès qu’il y a une nouvelle procédure, il y a un mot là-dessus », souligne Anne-Sophie Wallach. Cela implique une vigilance constante. Le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire porté par le ministre Éric Dupond-Moretti ne contient pas de disposition sur ce sujet ; mais les syndicats restent en éveil sur de potentiels amendements.

La télé-audience, à savoir le fait de filmer et diffuser les procès, est en revanche au cœur du projet de loi du ministre de la Justice. « Qui manie la caméra, qui décide du cadrage ? Certains cadrages sont déloyaux : en contre-plongée, à contre-jour… Ne pas montrer les mains quand la personne évoque des persécutions, c’est ne pas voir le mal-être qui peut s’exprimer par ces gestes… », questionne Laurence Roques. Comme pour les visio-audiences, cela aura aussi pour effet de « tout dématérialiser, conclut Julie Chapelle. Se faisant, on perd de vue le lieu de justice où les gens peuvent se rencontrer, discuter – et c’est dommage, car l’humain a besoin de l’humain ».

Maïa Courtois

Photo : Des avocates et avocats bloquent le Tribunal de Paris pour protester contre la réforme des retraites, le 24 février 2020 / © Anne Paq