Monde d’après ?

« Le pire endroit pour faire un aéroport » : le nouveau projet de Vinci, près d’une réserve naturelle à Lisbonne

Monde d’après ?

par Gwenvaël Delanoë, Juliette Cabaço Roger

Un nouvel aéroport doit être construit par Vinci en périphérie de Lisbonne, sur l’estuaire protégé du Tage, où nichent des dizaines de milliers d’oiseaux migrateurs.

« Le pays dépend de l’augmentation de sa capacité aéroportuaire », déclarait en avril dernier Pedro Nuno Santos, ministre des infrastructures du Portugal [1]. Avec un record de 27 millions de visiteurs en 2019, le tourisme pèse lourd dans l’économie du pays. La ville de Lisbonne, destination européenne à la mode, a connu un afflux inédit de visiteurs ces dix dernières années. Résultat : avec 30 millions de passagers en 2019 pour une capacité de 22 millions, son aéroport est saturé. Malgré le trafic aérien intense au-dessus des toits en tuile de la ville, Lisbonne a été désignée « capitale verte européenne 2020 » par la Commission européenne.

La pandémie de coronavirus a coupé court à la croissance du tourisme massifié, clouant la plupart des avions au sol et vidant les rues de ses vacanciers. Pas de remise en cause du modèle économique dépendant de l’aviation pour autant : Antonio Costa, premier ministre du Portugal (Parti socialiste), voit même dans cette pause du trafic aérien, l’occasion « de rattraper le retard dans les projets » [2]. C’est-à-dire, agrandir l’aéroport lisboète et lancer la construction d’un deuxième aéroport à Montijo, non loin de la capitale, sur la rive sud du Tage.

« Cela sera l’un des plus grands investissements au Portugal de la dernière décennie », nous dit avec enthousiasme Nuno Canta, maire socialiste de Montijo. C’est donc en face de la « capitale verte », à côté de la réserve naturelle de l’estuaire du Tage, que Vinci s’apprête à lancer le chantier.

Vinci au Portugal : une bonne affaire qui vire au monopole

Avec 45 aéroports dans 12 pays et 255 millions de passagers en 2019 [3], Vinci Airports est devenu un géant du secteur [4]. La filiale « aéroports » est au cœur de la stratégie d’expansion du groupe. En témoignent ses nouvelles acquisitions : l’aéroport de Kobe au Japon en 2017 et celui de Gatwick à Londres en 2019.

L’aéroport complémentaire sera construit au bord du Tage et aux portes d’une réserve naturelle. © Vinci

Le Portugal occupe une place de premier plan pour Vinci Airports. L’entreprise française a fait l’acquisition des installations portugaise en pleine crise de la dette publique. Comme la Grèce et l’Espagne, le Portugal a subi de plein fouet la crise de l’euro au début des années 2010. La « troïka », composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI, incite ces pays à privatiser à tout-va. L’État portugais cherche alors à vendre ses aéroports. Vinci profite de l’occasion pour faire l’acquisition, pour 3 milliards d’euros, d’ANA, la société concessionnaire pour 50 ans des dix aéroports portugais. Et ce fut une bonne affaire : aujourd’hui, 40 % du bénéfice avant impôts de Vinci Airports provient des aéroports portugais [5].

Vinci investit beaucoup au Portugal, et au-delà des aéroports. Vinci Highways est ainsi l’actionnaire principal de Lusoponte, société qui gère les ponts reliant les rives du Tage [6]. Et en 2019, Vinci a racheté l’entreprise Sotécnica, chargée de manutention industrielle, notamment celle des aéroports.

Aujourd’hui, l’entreprise française mise sur la forte croissance du tourisme de masse dans le pays, et donc du trafic aérien. Avant même que l’aéroport lisboète d’Humberto-Delgado ne soit saturé, le contrat signé entre l’ANA, racheté par Vinci, et l’État portugais avait donné au concessionnaire le droit exclusif de proposer un projet de nouvel aéroport à Lisbonne [7]. Étudié depuis près de 40 ans, ce projet était conçu pour déplacer progressivement le trafic aérien vers l’extérieur de la capitale, tout en augmentant sa capacité. En 2017, l’ANA fait appel à un autre point du contrat : celui de proposer une « alternative pour le nouvel aéroport de Lisbonne » [8].

Il n’est plus question de fermer l’aéroport d’Humberto-Delgado, situé en pleine ville de Lisbonne, mais plutôt de l’agrandir, et de le faire fonctionner à plein régime. En complément, un nouvel aéroport doit voir le jour à Montijo. Ce qui doublerait la capacité aéroportuaire de la ville, pouvant accueillir à terme jusqu’à 50 millions de passagers par an. Un accord financier est alors signé en 2019, avant même le feu vert de l’Agence portugaise de l’environnement (APA). Il précise les modalités de construction de ce nouvel aéroport : Vinci s’engage à hauteur de 1,15 milliard d’euros d’investissement, l’ouverture du nouvel aéroport étant prévue en 2022.

S’il ne respecte pas sa part du contrat, le gouvernement portugais serait tenu d’indemniser fortement Vinci. Le montant des possibles indemnisations n’est pas clairement déterminé. Mais si Vinci invoque son manque à gagner, la somme pourrait être considérable. À Humberto-Delgado, des travaux ont déjà débuté en janvier dernier, « sans étude d’impact ni plan d’aménagement officiel », alerte l’ONG environnementale portugaise Zero (pour zéro énergies fossiles, zéro pollution, zéro destruction de la biodiversité, etc.).

Entre l’aéroport de Montijo et Lisbonne, le pont de Vinci

Les ruelles étroites, les « maisons de fado » et les terrasses au soleil… Au nord du Tage, c’est « la » Lisbonne des cartes postales et des guides touristiques, en plein processus de gentrification. De l’autre côté, sur la rive sud, place aux usines, cabanes de pêcheurs et barres d’immeubles. La population y est ouvrière, et le Parti communiste bien implanté depuis la Révolution du 25 avril 1974. Une « asymétrie sociale et économique entre le nord et le sud » que le maire de Montijo, Nuno Canta veut combler, en s’appuyant sur ce nouvel aéroport. « À cause du coronavirus, les chiffres du chômage explosent. Et cet investissement nous permettrait de lutter contre », nous dit-il.

C’est donc à l’emplacement de la base aérienne militaire n°6, à Montijo, que Vinci veut installer cet aéroport complémentaire. Une sorte de presqu’île, en plein estuaire du Tage. Pour le relier au centre-ville de Lisbonne : les ferrys ou le Pont Vasco da Gama, géré par Lusoponte société détenue principalement par... Vinci Highways. Avec le nouvel aéroport, les recettes du pont devraient augmenter considérablement.

Les oiseaux migrateurs de l’estuaire en péril ?

À seulement six kilomètres de la base aérienne destinée à devenir un aéroport commercial se trouve la réserve naturelle de l’estuaire du Tage [9]. Une réserve humide d’importance en raison des nombreux oiseaux migrateurs qui y passent. « Jusqu’à 300 000 ! » s’exclame Joaquim Teodósio. Ce passionné d’oiseaux est coordinateur du département de conservation terrestre à la société portugaise d’ornithologie [10]. L’aéroport de Montijo est « exactement à la limite de la zone Natura 2000, pointe-t-il. Toutes les routes aériennes qui vont vers le nord traverseront l’aire centrale de la réserve. » Certaines espèces l’utilisent comme halte pour se nourrir et se reposer entre l’Afrique et le Nord de l’Europe.

Perturber l’écosystème pourrait mettre en danger des efforts de conservation zoologique au niveau européen tout entier. Pour les Pays-Bas, c’est même un de ses oiseaux emblématiques qui est ici menacé : la barge à queue noir. À tel point qu’une pétition demandant l’abandon du projet portugais a déjà atteint près de 40 000 signatures en Hollande [11].

Parfois, ce sont des nuages d’oiseaux qui s’envolent aux abords des pistes. « Les collisions sont inévitables », affirme Luís Chucha, militaire à la retraite. Il a travaillé à la base aérienne de Montijo pendant près de 25 ans. « Moi même, j’ai parfois fait réparer trois ou quatre avions militaires par semaine à cause des impacts d’oiseaux ! » D’après lui, les dégâts sur les réacteurs des avions civils seraient encore plus gros. Un exemple est sur toutes les lèvres : celui de l’Airbus US Airways, à New York en 2009. Suite à une collision avec un oiseau juste après le décollage, les deux moteurs sont tombés en panne, et les passagers ne durent leur survie qu’à l’exploit du pilote qui réussit à amerrir sur la rivière Hudson.

Un avion lors d’exercices de la base militaire où sera construit l’aéroport commercial. © Juliette Cabaço Roger/Gwenvaël Delanoë

Ce risque n’est pas le seul à indigner le militaire. Il assure que la piste qui serait utilisée par l’aéroport complémentaire de Montijo est beaucoup trop courte, même avec l’allongement prévu qui fera terminer la piste... sur l’eau, à quelques brasses du chenal de navigation emprunté quotidiennement par les ferrys.

Usines Seveso, séisme, inondation… les pompiers sont très inquiets

En 1755, un tremblement de terre, suivi de raz de marée, a rasé Lisbonne. Cette catastrophe historique rappelle que le risque sismique est élevé dans la zone, celui d’inondation aussi. Mais ce qui inquiète le plus les pompiers volontaires des communes environnantes, c’est la présence d’un site Seveso à moins d’un kilomètre du futur aéroport. Dans les scénarios d’urgence de ce complexe industriel chimique, constitué d’entreprises qui manipulent divers produits dangereux, l’aéroport se situe dans la zone la plus à risque en cas d’accident.

« Toute la documentation de sécurité existante pointe ces risques ! Est-ce qu’ils l’ont vue ? » s’emporte José Figueiredo, commandant des pompiers volontaires de Barreiro, une commune voisine. Lui aussi signale des lacunes dans l’étude d’impact environnemental. Pour sa part, le maire de Montijo, défenseur du projet, nous affirme ne pas avoir connaissance de l’avis des pompiers. Interrogés sur tous ces risques, ni l’ANA ni Vinci n’ont répondu à nos multiples sollicitations.

« Le pire endroit pour faire un aéroport »

Pourtant, lors de la consultation publique, plusieurs corps de pompiers volontaires ont émis de fortes réserves, voire leur opposition au projet. En tout, 1180 citoyens, collectifs, communes et associations se sont exprimés au cours de la consultation. Seulement dix avis étaient favorables. Quant aux communes concernées, toutes n’ont pas donné leur accord, ce qui est pourtant requis par la loi portugaise [12]. Loi « que le gouvernement envisagerait de modifier », rapporte la presse locale [13].

Dans les différents scénarios d’accident dans une des usines Seveso, l’aéroport se trouve en première ligne.

« On parle d’avions qui vont passer par des zones densément peuplées », signale Manuel Lourenço, vice-président des pompiers volontaires de Barreiro. Pour la question du bruit, l’étude d’impact reste floue. « Ma santé va être affectée, les enfants dans les écoles, les personnes âgées dans les Ehpad et les gens dans les hôpitaux vont être affectés. Dans quel pays vivons nous ? Ça, c’est des affaires à la Vinci ! » critique José Encarnação, syndicaliste et habitant de Barreiro. Il est membre de la « Plataforma Civica Aéroport BA-6 Montijo não ! ».

Cette plateforme, qui rassemble des associations et des particuliers de tous bords politiques, n’est pas officiellement contre la création d’un second aéroport, ni contre la croissance du trafic aérien. En revanche, le site de Montijo cristallise toutes les oppositions. « L’étude d’impact a été faite sans grandes bases scientifiques, dénonce l’ornithologue Joaquim Teodósio. Montijo est le pire endroit pour faire un aéroport. N’importe quelle autre option paraît meilleure ! »

« Manque de transparence »

En 2007, l’ANA- Aeroportos de Portugal avait déjà étudié différents emplacements pour un nouvel aéroport. L’option Montijo avait été alors rejetée à cause de tous les risques énoncés ci-dessus. Dix ans plus tard, l’ANA – privatisée par Vinci – propose pourtant le site de… Montijo. Le groupe dépose une première étude d’impact environnemental mais demande à clore la procédure après quelques mois, déclarant que « l’étude nécessitait d’être approfondie et à nouveau soumise au gouvernement ». Pour l’ONG Zero, qui dit avoir eu accès à ce document, il s’agit d’une manœuvre pour éviter l’avis défavorable de l’Agence de l’environnement portugaise (APA).

José Encarnação, syndicaliste, habitant de la commune de Barreiro et membre de la « Plataforma Civica Aéroport BA-6 Montijo não ! », la plateforme citoyenne contre l’aéroport Montijo. © Juliette Cabaço/Roger et Gwenvaël Delanoë.

Un an après, une deuxième étude est présentée et acceptée par l’Agence de l’environnement moyennant des mesures compensatoires. Celles-ci bénéficieront en partie à l’Institut pour la conservation de la nature et des forêts (ICNF). Alors qu’il se positionnait contre ce projet lorsque la première étude avait été déposée, l’ICNF change lui aussi d’avis après la deuxième étude. « Il n’est pas possible de compenser les impacts sur l’estuaire du Tage qui sont reconnus dans l’étude. Donc, recevoir de l’argent pour faire de la conservation ailleurs ne règle pas le problème », s’exaspère Carla Graça, vice-présidente de l’ONG Zero.

L’opérateur des aéroports portugais compte certains responsables proches du pouvoir. Luis Patrão, par exemple, est à la fois administrateur de la société des aéroports ANA et secrétaire national au Parti socialiste portugais, parti qui est à la tête du gouvernement. Le « manque de transparence » du dossier est dénoncé par de nombreuses ONG et associations pour la défense de l’environnement. Ensemble, elles ont déposé de nouveaux recours en justice, le 3 mai dernier. La « Plataforma Civica » va quant à elle demander l’annulation de tout le processus et veut continuer de mobiliser les populations. Une Zad se prépare-t-elle aux portes de Lisbonne ? « Occuper le terrain ici, c’est compliqué, c’est un terrain militaire », sourit Carla Graça.

Juliette Cabaço Roger et Gwenvaël Delanoë

Photo de une : Joaquim Teodósio, ornithologue, en face de l’emplacement du futur aéroport. © Juliette Cabaço Roger/Gwenvaël Delanoë

Notes

[1Voir cet article.

[2Voir cette interview.

[3Voir les résultats annuels de Vinci.

[4Il est le deuxième opérateur d’aéroports du monde selon le site Air Journal.

[5Selon les résultats de l’entreprise du premier trimestre 2020, voir le communiqué de Vinci.

[6Voir les filiales et infrastructures de Vinci au Portugal sur le site de l’entreprise.

[7Article 5.2 du contrat de concession entre l’ANA et l’État portugais.

[8Article 42.3 du contrat de concession entre l’ANA et l’État portugais.

[9Voir l’étude d’impact environnemental.

[10SPEA, Sociedade Portuguesa para o Estudo das Aves.

[11Voir ici.

[12Decreto-Lei 186/2007 (2-f).

[13Voir cet article.