Bien commun

Réseau délabré, quartiers discriminés, prix multiplié : le mauvais bilan de la privatisation de l’eau en Bulgarie

Bien commun

par Alexandre Brutelle

Présente dans le monde entier, la multinationale française Veolia s’est aussi exportée en Bulgarie il y a dix ans. Depuis, les prix de l’eau ont largement augmenté à Sofia et des quartiers parmi les plus précaires ont subi des coupures d’eau massives.

Le groupe Veolia a pris en charge la gestion des services d’eau et d’assainissement de Sofia, la capitale bulgare, en 2010, en devenant le propriétaire majoritaire de la régie privée locale Sofiyska Voda, à hauteur de 77,1 %. Le reste des parts est entre les mains de la municipalité de Sofia. La concession de la société Sofiyska Voda sur la gestion des services de distribution et d’assainissement d’eau de la ville court encore quatre ans, jusqu’en 2025.

Quand Veolia arrive à Sofia, la capitale bulgare n’en est pas à son premier partenariat public-privé pour sa gestion de l’eau. En 1999, elle avait déjà signé avec la société britannique United Utilities, malgré la mobilisation de la société civile qui avait empêché deux ans plus tôt la signature d’un contrat avec l’entreprise française Saur.

En 2010, le bilan des onze ans de privatisation donne déjà de l’eau au moulin de ses détracteurs. Les médias bulgares pointent alors un mécontentement général autour de la gestion de la concession par United Utilities, en raison notamment d’augmentations des prix considérées comme injustifiées et d’un manque de renouvellement des infrastructures.

Des fêtes privées comptabilisées comme « investissements »

À cela sont venues s’ajouter des irrégularités dans les comptes d’United Utilities, révélées par la publication d’un audit de Sofiyska Voda datant de 2005 : dépenses personnelles des dirigeants de l’entreprise et fêtes privées comptabilisées comme « investissements » dans les rapports financiers, salaires exorbitants des cadres (25 000 euros, quand le salaire moyen s’élevait à 500 euros par mois à Sofia à l’époque). L’audit fait également état de fraudes comptables et de surestimations de certaines dépenses et coûts liés au fonctionnement de l’entreprise.

Quid des engagements contractuels pris par United Utilities de réduire de moitié les fuites et les pertes d’eau du réseau dès les cinq premières années du contrat ? La firme n’aura enregistré qu’une réduction de 2 % des pertes d’eau au moment de la reprise de la concession par Veolia, selon un rapport du projet Blue Planet [1]. Là où la promesse de la privatisation était d’améliorer la connexion des foyers aux systèmes de distribution d’eau courante et de traitement des eaux usées, de baisser les prix et d’investir massivement dans le renouvellement des canalisations de la ville, c’est plutôt l’inverse qui s’est alors produit dans la capitale bulgare.

C’est dans ce contexte de privatisation désenchantée que s’effectue la passation entre United Utilities et Veolia. Le groupe français se voit alors confier la mission de réussir là où son prédécesseur semblait avoir échoué, tant sur le coût que sur la qualité du service et la transparence financière. Le géant français a hérité sur le sol bulgare d’une situation difficile et de la mauvaise image de la gestion privée de l’eau. Le contrat de privatisation est alors maintenu au travers de Sofyiska Voda, dont Veolia devient alors le propriétaire majoritaire.

Référendum populaire, émeutes et coupures d’eau

En 2011, des figures de l’opposition bulgare, de gauche mais aussi d’extrême droite, se saisissent de la question et parviennent à réunir près de 60 000 signatures pour organiser un référendum local d’initiative populaire sur l’avenir de Sofiyska Voda et de son contrôle. Face à cette perspective, la municipalité décide de révéler une clause du contrat de concession jusqu’ici inconnue du public : le risque pour la ville de devoir payer d’importantes amendes en cas de rupture anticipée du contrat. La clause avait été validée en 2008 par le maire de l’époque, Boyko Borisov (centre-droit), actuel Premier ministre de Bulgarie. En raison de cette clause, le référendum initialement prévu en 2013 n’a finalement jamais lieu, la municipalité risquant des sanctions financières de 200 à 500 millions d’euros.

Pour Georgi Medarov et David A. Mc Donald, auteurs de l’article « Luttes de la post-privatisation de l’eau à Sofia », publié en 2019 pour le journal Walter Alternatives, l’échec du référendum a participé au développement d’une violente vague de protestation la même année, marquée notamment par des suicides par immolation [2]. Cette contestation n’a pas adouci la politique tarifaire de Sofiyska Voda : le prix de l’eau a augmenté de 68 % depuis 2010.

Les coupures d’eau se sont également multipliées. Selon l’association environnementale bulgare Za Zemiata, la compagnie Sofiyska Voda a procédé en 2011 à 1000 coupures d’eau à travers la ville pour factures impayées – une pratique illégale en France pour les résidences principales, comme dans de nombreux autres pays européens. En 2013, des émeutes éclatent dans le quartier de Fakulteta, qui abrite une population majoritairement rom, suite à une coupure généralisée pour l’ensemble des habitants.

Dans un quartier rom, près de 4000 individus connectés à un seul compteur d’eau

Des faits jugés en 2013 comme « inquiétants » et allant « à l’encontre des droits humains » par le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’eau potable et à l’assainissement. Le rapporteur reprend alors les accusations d’associations locales selon lesquelles Veolia stigmatise les populations roms à Sofia ; notamment par le refus par la compagnie d’investir dans la connexion de ces quartiers, constitués en grande partie de bidonvilles, au réseau municipal d’eau. Ces populations représentent un faible intérêt économique aux yeux de la multinationale française, pointe le rapport du projet Blue Planet.

Pour Daniela Mihailova, directrice de programme à l’ONG Equal Opportunities Initiative, très active dans les quartiers roms de Sofia, Veolia n’a toujours pas suffisamment investi dans les infrastructures de ces quartiers, datant de l’ère soviétique. Dans le quartier de Filipovtsi par exemple, où les habitants sont là aussi majoritairement roms, près de 4000 individus sont encore aujourd’hui connectés à un seul et même compteur. Tous doivent gérer collectivement les paiements auprès de Sofiyska Voda, dont des agents viennent collecter ces sommes en liquide directement auprès des habitants.

Daniela Mihailova rapporte également que de 2017 à 2019 une ONG française, Eau et Vie, a mis au point un projet visant à raccorder certains quartiers roms au réseau de distribution d’eau. Ce projet est le fruit d’un partenariat avec Veolia, qui le finance via sa fondation (voir sur le site du projet d’Eau et Vie et dans le rapport 2018 de la Fondation Veolia) et comprend un plan de renouvellement des infrastructures ainsi qu’un plan tarifaire pour les populations concernées. Il est finalement rejeté par la municipalité de Sofia, soucieuse de la capacité des populations à payer des tarifs jugés trop élevés. L’ONG Eau et Vie a quitté la Bulgarie fin 2019.

Un autre acteur impliqué dans la gestion de l’eau à Sofia conduit au groupe Veolia : la Société auxiliaire des distributions d’eau (Sade). Entre 2015 à 2019, neuf appels d’offres organisés par Sofiyska Voda pour divers travaux de maintenance ou de développement ont été remportés par la branche bulgare de la la Sade, pour un montant total de plusieurs millions d’euros. Or, la Sade est une filiale de Veolia. Selon les avocats Lora Georgieva et Sofia Jeleva, membres de l’Anti-Corruption Fund, une association bulgare d’avocats spécialisée dans les marchés publics, le groupe Veolia aurait bénéficié sur la majorité de ces marchés publics d’un « sérieux vide juridique » de la législation bulgare.

Des marchés publics pour une filiale de Veolia

Ce vide juridique, dont le groupe Veolia n’a certainement pas été seul à bénéficier, a depuis été corrigé par une réforme de la loi bulgare sur les marchés publics, implémentée en 2017. Passée cette réforme, la Sade aurait théoriquement dû être écartée des procédures d’appels d’offre de Sofiyska Voda, afin d’en garantir l’impartialité, les deux sociétés étant en fin de compte contrôlées par le même groupe.

L’opérateur Sade a pourtant encore remporté deux marchés publics en 2018. L’un d’une valeur de plus de trois millions d’euros pour la construction d’un nouveau réservoir de méthane pour le traitement des eaux usées, l’autre pour un projet d’investissement en tuyauterie de près de 500 000 euros. Interrogée, la municipalité de Sofia rejette toute irrégularité dans le déroulement de l’ensemble des appels d’offres ayant réuni les deux sociétés contrôlées par Veolia.

La société Sofiyska Voda elle-même assure avoir opéré en accord avec la législation locale sur les marchés publics, mais informe toutefois de la fermeture de la branche bulgare de Sade, qui n’effectuera désormais plus de travaux à Sofia. L’ancien manager de la Sade, Arnaud Seiler, a depuis trouvé un nouvel emploi, comme directeur général de Veolia Energy Solutions Bulgaria EAD, une autre branche du groupe dans le pays est-européen.

Des prix multipliés par cinq en 20 ans

Depuis les débuts de la privatisation des services de distribution et de traitement des eaux de Sofia, le prix de ces services pour les usagers a finalement augmenté de près de 536 % sur une période de vingt ans, bien loin de la promesse d’une privatisation rendant les prix plus abordables pour les habitants de la capitale bulgare. En 2014, ces hausses de prix répétées et vertigineuses ont même valu au concessionnaire Sofiyska Voda des sanctions financières de l’autorité de la concurrence pour abus de position dominante.

Investissements jugés insuffisants dans les quartiers sensibles ; taux de fuite des infrastructures encore important pour l’ensemble de la ville (environ 48 % en 2020) ; augmentation des plaintes adressées au Défenseur des droits bulgare concernant la mauvaise qualité et le coût déraisonnable du service de la société contrôlée par Veolia – il semblerait que le public peine à trouver des avantages à ce partenariat avec le privé.

À quatre ans de la fin de cette concession, il apparaît aussi peu probable que la filiale bulgare de Veolia parvienne à honorer son engagement de réduire les pertes d’eau de la ville à 16 % d’ici à 2025. La patience déjà entamée des habitants de Sofia, alliée à une nouvelle récession économique, pourrait-elle être l’étincelle d’un mouvement social similaire à celui de 2013, au terme duquel la question de la remunicipalisation de l’eau pourrait de nouveau se poser ?

Alexandre Brutelle

Cette article a été développé avec le soutien de Journalismfund en partenariat avec le média en ligne d’investigation bulgare Bivol.

Photo : Une fontaine publique à Sofia. CC Apostoloff via Wikimedia Commons.