Covid

Casser les brevets de l’industrie pharmaceutique : une solution pour garantir la disponibilité des vaccins ?

Covid

par Rachel Knaebel

Même en pleine pandémie, les entreprises pharmaceutiques décident seules du prix des vaccins et de qui les produit. Cette course aux profits menace l’accès aux soins. Entretien avec Olivier Maguet, auteur de La Santé hors de prix.

L’épidémie de Covid repose la question de la toute puissance des grandes entreprises pharmaceutiques quand il s’agit de décider à quel prix et à qui elles vendent leurs médicaments et vaccins. Dans son livre La santé hors de prix : l’affaire Sovaldi, paru fin 2020, Olivier Maguet, chargé de mission bénévole à Médecins du monde, donne à comprendre le pouvoir des labos à partir de l’exemple du médicament contre l’hépatite C qui a été mis sur le marché en 2014 à un prix tel – 41 000 euros la cure en France – que le gouvernement français avait alors décidé de le rationner. Entretien.

Basta! : Qu’est ce qui vous a poussé à vous intéresser aux prix des médicaments ?

J’ai longtemps travaillé sur la prise en charge des usagers de drogues, qui sont touchés par des infections au VIH et au virus de l’hépatite C. Quand le traitement du Sovaldi est arrivé contre l’hépatite C, son prix constituait un obstacle pour l’accès aux soins des populations vulnérables. Je me suis intéressé à la question des prix des médicaments via cette situation sanitaire concrète.

En quoi le cas du Sovaldi est-il particulièrement emblématique ?

Quand le Sovaldi est apparu en 2014, il a posé aux pays du Nord, à hauts revenus, un problème que les pays du Sud connaissaient de longue date, celui de la barrière financière dans l’accès aux soins. Ce problème avait été très visible pour le VIH, avec même un procès intenté par 39 groupes pharmaceutiques contre le gouvernement sud-africain quand ce pays a décidé d’introduire des versions génériques des traitement contre le VIH [le procès a eu lieu en 2001, les entreprises ont finalement retiré leur plainte au cours du procès, ndlr.]. Des sociétés civiles et des ONG se sont alors fortement mobilisées. Mais personne ne regardait encore ce qui se passait au Nord où on continuait à payer le prix fort. Il y a bien eu une petite alerte en France en 1996 quand sont arrivées les trithérapies, qui étaient assez chères. Le Conseil national du sida a eu l’idée de proposer un tirage au sort aux malades du sida pour pouvoir en bénéficier, en disant « on ne pourra pas tout payer ». Il y a eu une levée de boucliers, et finalement, tous les malades ont pu avoir accès à la trithérapie. Puis la question du prix des médicaments a de nouveau été enterrée [1].

En 2014, quand arrive le Sovaldi, c’est une vraie révolution thérapeutique, puisque ce traitement guérit toutes les hépatites C. Mais il est vendu à 41 000 euros la cure en France. Donc, la ministre de la Santé d’alors, Marisol Touraine (PS), a pris des arrêtés pour mettre en place un rationnement du médicament et le réserver aux personnes les plus gravement atteintes par le virus de l’hépatite C. C’était un rationnement administrativement organisé. Pour la première fois dans l’histoire de la Sécurité sociale depuis 1945, le gouvernement exclut de l’accès à un traitement la moitié des malades. Cela n’était jamais arrivé avant. On savait qu’il y avait des pratiques de rationnement dans les hôpitaux, en particulier sur certains traitements anticancéreux. Mais cela restait de la responsabilité de l’équipe soignante, même si elle était contrainte par le budget. Le Sovaldi représente ce point de bascule où les économies du Nord n’ont plus été en mesure de se payer des traitements hors de prix. Le combat pour l’accessibilité aux médicaments est alors aussi devenu celui de pays riches.

La manière dont le prix extrêmement élevé du Sovaldi a été fixé, que vous décryptez dans l’ouvrage, est-elle révélatrice de ce qui se passe dans l’ensemble de l’industrie pharmaceutique ?

Le moment Sovaldi a été un révélateur puissant de la dérive de l’écosystème du médicament. Une dérive qui prend ses origines dans les années 1970 et 1980. Le secteur du médicament n’a pas échappé à la financiarisation de l’économie et à la recherche de profit le plus rapide possible. Les industriels pharmaceutiques sont devenus complètement dépendants des brevets, et les brevets sont devenus des actifs financiers objets de spéculation extraordinaire.

Les groupes pharmaceutiques se sont coupés de leur propre recherche – Sanofi en est l’exemple en France. Le seul moyen qu’ils ont de se développer est d’acheter des brevets, au prix fort. Pour le Sovaldi, le groupe Gilead a acheté un brevet pour des milliards de dollars. Avec le Sovaldi, pour la première fois, nous avons des preuves de tout cela. Car le Sénat états-unien a engagé une commission d’enquête sur le prix. Les États-Unis, en raison d’une politique extrêmement restrictive vis-à-vis de l’usage des drogues, connaissent une surincarcération des usagers. Or, les systèmes de santé des prisons fédérales ont l’obligation de prendre en charge les coûts des soins de leurs détenus.

C’est dans ce contexte que le Sovaldi est autorisé aux États-Unis en décembre 2013. Quelques mois après sa commercialisation, début 2014, les budgets de santé des prisons fédérales sont déjà épuisés. Le Sénat et sa commission des finances voient bien qu’il y a un problème. La commission d’enquête sénatoriale rend son rapport en décembre 2015. Grâce à ce rapport, nous avons pu avoir accès à des documents qui normalement restent inaccessibles car protégés par le secret industriel. Pour la première fois, nous avons eu les preuves de ce que nous, les ONG, avancions depuis des années.

On voit dans ces documents que la stratégie de Gilead a été de payer très cher un brevet. Ensuite, l’entreprise voulait vendre très vite et très cher le traitement, car la concurrence allait arriver. Une des pièces produites par cette commission d’enquête est la reproduction d’un powerpoint présenté lors d’une réunion du comité spécial de fixation du prix du Sovaldi, mis en place par Gilead en 2013. On y voit des fourchettes de prix avec un code couleur du vert au rouge qui détermine quel prix serait acceptable du côté des acheteurs. C’est comme cela que le Sovaldi est commercialisé à 84 000 dollars la cure de trois mois aux États-Unis, parce que c’est le seuil à partir duquel tous les indicateurs d’acceptabilité passaient au rouge. Dans ce tableau, il n’y a aucune référence aux dépenses réalisées pour développer le traitement, ni aux dépenses de recherches et développement.

Le Sovaldi a explosé les taux de rentabilité de l’industrie du médicament. Mais 85 % des bénéfices nets ont été réinjectés dans cette machine folle pour acheter d’autres brevets. Le reste, 15 %, ont été distribués aux actionnaires. On est dans une spirale inflationniste où il faut disposer de toujours plus d’argent de plus en plus vite pour acheter des brevets de plus en plus cher. La fin inéluctable de ce système sera de se retrouver avec seulement deux ou trois grandes entreprises sur le marché pharmaceutique d’un côté, et la faillite des systèmes de sécurité sociale de l’autre. Et des systèmes de santé à deux vitesses partout dans le monde : des gens qui pourront se payer des traitements hors de prix et d’autres non. Les leçons de l’histoire du Sovaldi sont plus que jamais d’actualité. Nous sommes toujours dans le même système, qui ne cesse de se renforcer. Il y a certes eu des annonces des nos dirigeants sur le Covid, mais pour l’instant, rien n’a changé.

Aujourd’hui, des pays, des élus, des ONG, le directeur de l’Organisation mondiale de la santé, demandent de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid. Faut-il totalement en finir avec le système de brevets ? Une industrie pharmaceutique continuerait-elle à inventer de nouveaux médicaments sans le système des brevets ?

Il n’y a pas que le brevet, l’histoire a montré qu’il existe d’autres mécanismes d’incitation à l’innovation. Il y a les primes, les concours publics. Sans même aller sur des mécanismes alternatifs, le brevet lui-même a des règles. Aujourd’hui, on voit que le brevet est utilisé avant tout comme une arme commerciale pour acquérir des positions dominantes sur les marchés et des positions de force dans les dialogues avec les payeurs, qui sont les pouvoirs publics. La négociation sur le prix du médicament ne se fait pas sur les vertus thérapeutiques, elle se fait avec l’arme du brevet : si l’État ne donne pas l’argent demandé par l’entreprise qui détient un brevet, l’entreprise répond : « Je commercialise ailleurs et personne d’autre ne pourra te proposer ce médicament, parce que tu m’as accordé un brevet ». Mais les États peuvent reprendre la main sur les brevets.

Beaucoup de médicaments qui obtiennent un brevet ne respectent pas le critère de l’inventivité, obligatoire pour un brevet. Donc, de nombreux médicaments ne méritent pas ces brevets. En plus, si un brevet même mérité est détourné de son principe, l’État peut agir. Dans la philosophie des brevets telle qu’elle est formulée par les révolutionnaires états-uniens et français au 18e siècle, c’est un outil de progrès social. La contrepartie, c’est que l’inventeur met à disposition du plus grand nombre son invention. Quand un industriel du médicament refuse de fournir un médicament parce qu’un État ne paie pas assez cher, c’est contre l’esprit des brevets. Les États ont des outils à leur disposition pour s’opposer à cette mauvaise utilisation. La France a, par exemple, associé à sa loi sur les brevets de 1959, reprise dans la loi de 1968, un dispositif dit de « licence d’office », qui consiste à casser le brevet pour ouvrir la voie à un concurrent si l’industriel qui détient le brevet vend son médicament à un prix anormalement élevé qui en empêche l’accès aux plus grand nombre.

Les États peuvent aussi agir en amont. L’État est le premier incubateur du secteur pharmaceutique, en finançant les start-up et via la recherche publique, qui bénéficie directement à ces start-up. L’homme qui a créé la start-up Pharmasset – celle qui a vendu le brevet du Sovaldi – est ainsi un pur produit de la recherche universitaire aux États-Unis. Quand l’État met de l’argent dans une start-up, il peut prendre des participations dans son capital pour avoir des minorités de blocage. L’État peut aussi inscrire très clairement dans les conventions de subvention des obligations de prix quand le produit final sera commercialisé. Ces leviers sont déjà à disposition des gouvernements. Ils pourraient les utiliser tout de suite.

Mais le gouvernement français n’a jamais utilisé la licence d’office ?

Jamais. Il en a un agité la menace sur le cas de la pilule abortive à la fin des années 1980. Quand sort la pilule abortive [dite RU 486], les mouvements anti-avortement intégristes s’y sont opposés. Le laboratoire producteur [Roussel-Uclaf] a pris peur et renoncé à la produire. Le ministre de la Santé d’alors, Claude Évin (PS), a menacé de recourir à la licence d’office pour ouvrir la production à un concurrent même si celui-ci n’avait pas le brevet. Car il y a deux motifs à l’utilisation de la licence d’office pour un médicament : être vendu à un prix anormalement élevé, ou être mis à disposition du public dans des quantités insuffisantes. La menace avait rapidement poussé le labo à relancer ses lignes de production [2]. En 2014, au sujet du Sovaldi, Marisol Touraine a publiquement dégradé la valeur de la licence d’office, en refusant catégoriquement de l’utiliser et en la comparant à une « arme atomique ». Elle porte une responsabilité politique dans le retard pris dans l’utilisation par les pouvoirs publics des outils à disposition pour garantir l’accès aux médicaments.

Jusqu’en 1959, les médicaments étaient exclus du régime des brevets en France. Revenir à cette situation est-il inenvisageable aujourd’hui au vu de l’internationalisation du secteur pharmaceutique ?

C’est compliqué. Le marché est aujourd’hui extrêmement encadré par des conventions internationales. Un pays tout seul ne peut pas s’extraire des brevets, car la norme juridique économique du brevet s’impose aux États signataires des accords de Marrakech, ceux qui ont institué l’Organisation mondiale du commerce [en 1994]. Mais rien n’empêche nos dirigeants politiques de porter dans un cadre diplomatique, par exemple à l’OMC, la revendication de l’accessibilité des médicament à tous, la revendication d’un monde où la santé publique prime sur la propriété privée. La parole d’un président français, d’une chancelière allemande, ou d’un pape, a encore du poids. La France pourrait aussi changer la donne en tapant du poing sur la table avec une licence d’office bien sentie, tout en recadrant la recherche publique.

L’Inde et l’Afrique du Sud mènent une initiative au sein l’Organisation mondiale du commerce pour lever tous les brevets sur les vaccins, traitements et outils de diagnostics contre le Covid. La France, l’Allemagne, les États-Unis, la plupart des pays riches s’y opposent. Quel regard portez-vous sur ce positionnement ?

Je trouve ça lamentable mais ça ne m’étonne pas. Nous n’avons pas aujourd’hui la classe politique qui a la volonté, le courage, d’engager ce débat. Or, tant que les lignes ne bougent pas dans les pays du Nord, ça ne marchera pas. Le combat politique sur le sujet doit être mené dans nos parlements, lors de nos élections, dans les pays riches, pour placer cette question au cœur des discussions politiques et faire en sorte qu’on ait bientôt une nouvelle génération d’élus qui changent de braquet.

Recueilli par Rachel Knaebel

La santé hors de prix : l’affaire Sovaldi, Olivier Maguet, Raisons d’agir, 2020.

Notes

[1Voir à ce sujet cet article de Libération.

[2Voir cet article du Monde de 1988.