Mesures d’austérité

Union européenne : des centaines de juristes appellent au respect des droits sociaux

Mesures d’austérité

par Rédaction

Plus de 545 juristes spécialisés en droit du travail et en droit social réclament que l’Union européenne respecte et promeuve les droits sociaux fondamentaux, dans le cadre des mesures liées à la crise. Élaboré par les membres du Réseau d’experts en droits syndicaux transnationaux (TTUR), leur manifeste contribue à jeter des ponts entre le monde universitaire et le mouvement syndical, face aux politiques d’austérité menées par la Troïka.

1) La crise économique et financière et ses conséquences antisociales doivent être considérées dans un contexte plus large. Historiquement et universellement, les leçons tirées de l’expérience des deux guerres mondiales ont conduit l’Organisation internationale du travail à adopter en 1944, la Déclaration de Philadelphie, qui indique explicitement que :
• le travail n’est pas une marchandise ;
• les libertés d’expression et d’association sont essentielles pour un progrès durable ;
• la pauvreté n’importe où dans le monde constitue partout un danger pour la prospérité.

2) Au niveau européen, depuis la Seconde Guerre mondiale, les termes de cette déclaration ont constitué une base essentielle du droit du travail et du droit social européens, et en même temps le point de départ implicite – et fréquemment explicite – de la construction du fragile modèle social européen de l’UE.

3) Dans son discours au Parlement européen du 14 septembre 2011, le directeur général de l’OIT, Juan Somavia, a déclaré : « le respect des principes et des droits fondamentaux au travail n’est pas négociable, pas même en temps de crise, lorsque les questions d’équité se multiplient. C’est particulièrement important dans les pays qui doivent adopter des mesures d’austérité. Les situations de crise ne peuvent être utilisées comme une excuse pour porter atteinte à des normes de travail adoptées au niveau international ».

4) Lors de la rencontre des ministres du Travail et de l’Emploi du G20, les 26-27 septembre 2011, la promotion de l’application effective des droits sociaux et des droits du travail et la garantie du respect des principes et des droits fondamentaux au travail constituaient l’une des recommandations clé reprises dans la déclaration des chefs d’État et de gouvernement adoptée lors du sommet de Cannes les 3-4 novembre 2011 (G20 2011b).

5) Lors de la réunion du G20 qui s’est tenue à Guadalajara, Mexique, les 17-18 mai 2012, les ministres du Travail et de l’Emploi ont indiqué dans leurs conclusions, leur conviction que la croissance économique devait être basée sur un emploi de qualité, à savoir des emplois dans le secteur formel, bénéficiant d’une sécurité sociale, d’un revenu décent, et de la protection intégrale des droits du travail. Les ministres ont réaffirmé l’importance de la cohérence politique entre croissance et emploi et entre les politiques macro-économiques et de l’emploi au niveau national et international.

6) L’évidence montre toutefois que depuis le début de la crise économique, fin 2008 :
• les autorités publiques européennes et nationales et les législateurs nationaux ont adopté une série de mesures pour favoriser la flexibilité des entreprises, en ce compris des modifications au droit national du travail ;
• dans certains cas, des réformes générales du droit du travail avaient été entamées, avant la crise économique, dans le but proclamé de « moderniser » le droit du travail ;
• dans certains pays, un changement de gouvernement a conduit à l’accélération de réformes fondamentales du droit du travail, y compris en contournant les mécanismes de consultation participative avec, notamment, les partenaires sociaux, en particulier les syndicats ;
• dans d’autres cas, des réformes structurelles ont été exigées, voire imposées aux États membres par la troïka comprenant le Fonds monétaire international (FMI) et deux institutions de l’UE, à savoir la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE). Ces mesures, loin de résoudre la crise économique et financière, l’ont aggravée et menacent à présent la viabilité, non seulement de l’Europe sociale, mais du projet plus large d’intégration économique et politique européenne.

7) Les juristes en droit du travail et les juristes en droit social de toute l’Europe qui sont les signataires de la présente déclaration expriment leurs graves préoccupations quant aux mesures prises et à leurs conséquences sur les évolutions récentes, et liées entre elles, sur le plan juridique, économique et politique dans l’UE :
• la crise financière et économique actuelle soumet les travailleurs et les droits des travailleurs à des pressions considérables dans de nombreux pays ;
• non seulement la pratique de la négociation collective se trouve remise en cause mais une attaque systématique à l’encontre de la négociation collective a aussi été lancée, visant au démantèlement d’institutions, de mécanismes et de principes fondamentaux de la négociation collective (par exemple en introduisant l’interdiction de la négociation sectorielle, la possibilité dans les contrats individuels de travail de déroger, à la baisse, aux normes minimales collectivement convenues, etc.) ;
• la troïka impose à certains États membres une déréglementation considérable et parfois radicale de leur marché du travail et de leur système de protection sociale, entraînant un affaiblissement des syndicats, une augmentation des emplois précaires, de l’insécurité, d’un chômage élevé, d’une pauvreté accrue et des troubles sociaux ;
• de telles mesures d’austérité radicale en matière de travail conduisent à un rejet de l’Europe et des valeurs européennes ainsi qu’au développement de la xénophobie, en particulier contre les minorités, et elles mettent en danger la paix en Europe.

8) Les juristes en droit du travail et les juristes en droit social de toute l’Europe qui sont les signataires de la présente déclaration pressent l’Union européenne et ses institutions de respecter et de promouvoir :
• les valeurs contenues dans le Traité de Lisbonne : « respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit et respect des droits de l’homme » (Article 2 TUE) ;
• son obligation d’œuvrer pour « le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » (Article 3 para. 3 TUE) ;
• Les droits sociaux fondamentaux garantis dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, légalement contraignante (article 51 para. 1 CDFUE), en particulier le droit à la négociation et à l’action collective doivent être interprétés conformément aux conventions correspondantes de l’OIT, ratifiées par tous les États membres de l’UE (article 53 CDFUE), la protection contre les licenciements injustifiés, la sécurité sociale et l’assistance sociale.

9) Les signataires demandent instamment aux chefs d’État et de gouvernement, en particulier en leur capacité de membres d’une institution de l’UE, le « Conseil européen », de garantir, de manière claire et sans équivoque, le cadre légalement contraignant, et en particulier, la promotion des droits sociaux fondamentaux des travailleurs et de leurs représentants.

10) En particulier, les droits sociaux fondamentaux des travailleurs et de leurs représentants ne doivent pas être subordonnés aux libertés du marché intérieur et au droit de la concurrence, pas plus qu’aux mesures d’austérité, qu’elles soient basées sur la politique budgétaire ou sur une aide financière. Ces droits sociaux fondamentaux doivent au contraire être pleinement reconnus comme des conditions préalables indispensables à un développement économique et social solide et durable et au progrès de l’Union européenne et de ses États membres. Des normes élevées en matière sociale et de droit du travail ont un rôle capital à jouer pour rééquilibrer les économies, soutenir les revenus et encourager l’investissement dans les capacités des personnes.

11) L’actuelle Commission européenne, avec la troïka, ne respecte pas pour l’instant les éléments fondamentaux du modèle social européen et l’esprit de la déclaration de Philadelphie. Le modèle social subit dès lors – quasiment en silence – un processus de déconstruction complète, qui pourrait conduire finalement à sa destruction. Si le modèle social européen fait défaut, comment le projet européen dans son ensemble pourrait-il réussir ?

12) Les signataires de la présente déclaration s’opposent à cette attitude et aux mesures qu’elle a inspirées. Nous demandons instamment à l’UE et à ses institutions de renouer avec le respect intégral de leurs obligations légales et de leurs objectifs politiques, et de prendre leurs responsabilités pour assurer une Europe sociale durable.

Télécharger le texte du manifeste en français.

Voir la liste des signataires.

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