Migrations

Un millier de jeunes Tunisiens ont disparu aux frontières de l’Europe

Migrations

par Nolwenn Weiler

Poussés par le chômage, au moins un millier de Tunisiens ont disparu en essayant de rejoindre l’Europe, dans les mois qui ont suivi la Révolution. Leurs mères, sœurs et épouses exigent des autorités, tunisiennes et européennes, qu’elles les aident à faire la lumière sur ces disparitions. D’autres caressent encore l’espoir qu’ils sont quelque part, en Italie ou en France.

« Je suis rentrée, il n’était plus là », soupire Omelkir, le regard triste. La jeune femme vient d’apprendre que son époux, Nabil, a décidé de prendre la mer. Il a embarqué depuis Sfax sur une coquille de noix, avec une trentaine d’autres jeunes gens du quartier. Destination : les côtes italiennes. L’île de Lampedusa n’est qu’à 250 km. L’eldorado européen brillait trop pour ce jeune homme de 35 ans, au chômage, n’arrivant plus à subvenir aux besoins de sa famille. Nous sommes le 29 mars 2011. Depuis, plus aucune nouvelle. Qu’est-il devenu ? L’esquif a-t-il sombré dans la Méditerranée ? Nabil a-t-il réussi à joindre les côtes ? « Peut-être qu’il se cache en Italie », espère Omelkir. Silence.

Selon l’agence européenne de contrôle des frontières (Frontex), 30 000 Tunisiens auraient embarqué en 2011, d’une plage ou d’un petit port, vers l’autre côté du canal de Sicile. Une estimation plutôt basse pour le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), créé en mars 2011, qui évoque 40 000 départs. La chute de Ben Ali a précipité le voyage de nombreux candidats vers la promesse d’une vie meilleure. Leur surveillance [1], étroite avant la chute du dictateur, s’est relâchée pour cause de révolution. Des dizaines de milliers de jeunes en ont profité pour entreprendre un périlleux périple vers l’Europe.

Un millier de jeunes tunisiens disparus

17% de chômage, et le nombre insuffisant d’emplois qualifiés pour les jeunes diplômés, expliquent ces départs précipités, et extrêmement dangereux. « Mon fils est diplômé en tourisme, il ne trouvait pas de travail, il a décidé de tenter sa chance », raconte Fatma. Changer de vie, c’est aussi pour ça que Mohamed est parti, à 20 ans, en septembre dernier, sans rien dire. « S’il m’avait avertie, je lui aurais interdit de s’en aller, souffle sa mère en serrant la photo de son fils. On a déjà entendu tellement d’histoires sur ces traversées. » Sur ces 30 à 40 000 migrants, un millier a disparu en 2011. La plupart d’entre eux ont moins de 30 ans. Un sur dix est âgé entre 15 et 19 ans ! Tous viennent de quartiers défavorisés. « Les personnes qui ont quitté la Tunisie au péril de leur vie ne l’auraient jamais fait si elles avaient pu voyager légalement en Europe », accusent les militants du FTDES.

Beaucoup des mères et de femmes de disparus s’accrochent à l’espoir que la mer ne les a pas engloutis. « Pendant dix jours, Bassim a eu un répondeur italien, assure sa mère. Et puis, plus rien. Je suis sûre qu’il est vivant. » Plusieurs familles disent avoir reconnu leurs proches sur des images diffusées par des télévisions européennes. A l’époque, journalistes et caméras se pressent sur l’île de Lampedusa, où débarquent de nombreux émigrés. Sur l’une de ces bandes vidéo, on aperçoit des hommes emmaillotés dans des couvertures de survie, en train de monter à bord d’un bus de la police italienne. Les visages sont souvent flous et les silhouettes incertaines. Pour la mère de Mohamed Ali, parti secrètement de Sfax en septembre 2012, aucun doute : c’est bien son fils qui est là, présent à l’image.

Si c’est le cas, où se trouve-t-il ? « On a déjà entendu des histoires incroyables de personnes qui survivent à des traversées de la Méditerranée apocalyptiques, témoigne Hagen Kopp, militant allemand du collectif européen de solidarité avec les migrants Boats4people. Mais les probabilités de survie sont quand même assez faibles. Quant à la prison, il est rare que les migrants y restent plus que quelques semaines. Il arrive aussi que les personnes attendent d’avoir des papiers, un travail, de l’argent pour reprendre contact avec leurs familles. »

Quelle responsabilité des États ?

Depuis deux ans, ces femmes désespérées d’être sans nouvelles de leurs proches, enchainent les manifestations, sit-in et interpellations des gouvernements qui se succèdent en Tunisie. Sans succès pour le moment. « C’est très dur pour elles, explique Alaa Talbi, du FTDES. Elles se mobilisent beaucoup, elles racontent l’histoire de leurs enfants, leur départ, l’absence de nouvelles. A chaque fois, c’est très douloureux. Et les dossiers n’avancent pas. C’est vraiment difficile et compliqué. » Accablées de chagrin, certains parents ont fait des tentatives de suicide publiques.

En quoi les pouvoirs en place, de part et d’autre de la Méditerranée, peuvent-ils aider à lever le mystère sur ces disparitions ? Selon le FTDES, des données existent, concernant les bateaux dans lesquels sont parties les personnes disparues. « Les dispositifs de contrôle du canal de Sicile –radars, avions, hélicoptères, bateaux – ont forcément enregistré les mouvements en mer », explique l’association. D’autant qu’au printemps 2011, nous sommes en pleine intervention militaire en Libye voisine. Bref, la zone était surveillée, quadrillée, scrutée.

« Nous pouvons d’ailleurs nous étonner qu’en présence d’un tel dispositif, plus de 1 000 personnes aient pu mourir ou disparaître », tranche Hagen Kopp. Dans des courriers adressés ce 26 mars au Commandement maritime de l’Otan à Naples (Italie), ainsi qu’aux ministres de la Défense français, britannique, italien, espagnol et états-unien l’ONG demande des éclaircissements sur la présence des forces de l’Otan dans la zone maritime concernée par les dramatiques naufrages.

« Nous chercherons nos enfants jusqu’à notre mort »

Ils demandent plus particulièrement des informations concernant la dérive pendant deux semaines d’un bateau en détresse rempli de migrants fuyant la Libye. Les difficultés ont commencé peu après le départ de Tripoli, retrace Hagen Kopp. « En dépit des appels de détresse et du fait que des rescapés aient aperçu un hélicoptère militaire et un navire de guerre, le bateau n’a pas reçu d’aide... 63 de ses 72 passagers ont péri, de soif et de faim, dont 20 femmes et deux bébés », s’insurge le militant allemand.

En plus de dénoncer l’hécatombe qui se déroule dans les eaux du canal de Sicile, les militants de Boats4peole espèrent que quelques cas bien documentés de non-assistance à personnes en danger servent d’exemple. Voire fassent jurisprudence, via des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme. « Les personnes chargées de surveiller les mouvements de migrants en Méditerranée ne peuvent pas faire n’importe quoi. Ils doivent savoir que nous les avons à l’œil », martèle Hagen Kopp.

Pour les cas tunisiens, le FTDES demande la création d’une commission d’enquête mixte, qui compterait des acteurs de la société civile tunisienne et européenne, des représentants des familles et des membres du gouvernement. « Il faut rechercher les bateaux dans lesquels les disparus sont partis, retracer leur trajectoire et pister les appels de détresse passés avec des portables. Cela permettrait de donner des réponses claires aux familles sur le sort de leurs proches. Les maintenir dans l’incertitude, c’est trop dur. » Côté italien, des plaintes ont été déposées par des avocats spécialistes sur les questions migratoires. Diverses actions ont été entamées face aux représentations diplomatiques. Mais sur la place de la Révolution, en ce début de printemps, les mères n’ont pas l’intention de s’en laisser conter. Encore moins d’abandonner la lutte. « Nous chercherons nos enfants jusqu’à notre mort », promettent-elles.

Nolwenn Weiler

(@NolwennWeiler sur twitter)

Notes

[1La loi du 3 février 2004, toujours en vigueur, contient un délit de sortie illégale du territoire, passible d’une peine d’emprisonnement.