Services publics

Un bureau de poste résiste encore et toujours à l’invasion des logiques financières

Services publics

par Julien Brygo

Dans un village d’un millier d’habitants, Leyr, au fin fond de la Lorraine, une dizaine d’habitants ont créé un collectif « Touche pas à ma poste », contre la libéralisation de La Poste et la fermeture programmée de leur agence locale, synonymes de disparition du lien social. Leur mobilisation n’est pas vaine : la direction départementale a reculé, pour la quatrième fois, devant la détermination de ces citoyens. Les discours prônant l’impuissance et le fatalisme au nom du réalisme économique et de la modernité n’ont pas convaincu les usagers des services publics de la vallée de la Seille. Reportage.

Christian nous interrompt : « Ce n’est pas un blocage, mais son contraire : La population force le service public à remplir sa mission. » Ce 13 octobre, sur l’asphalte bruni de Leyr (Meurthe et Moselle), un village agricole où l’on cueille les dernières mirabelles de la saison, déboule une camionnette qui klaxonne à tout va et alerte la population. Devant le bureau de poste, un bâtiment en béton sans grande finesse architecturale, une dizaine d’habitants, dont Christian Zanne, professeur de mécanique à la retraite et porte-parole du collectif « Touche pas à ma poste » créé en janvier dernier, campent et sortent casse-croûtes, pancartes et slogans. Le pâté et les baguettes viennent de la boulangerie-épicerie de Marthe, à deux pas du bureau de poste. Les tracts ont été en partie imprimés dans une entreprise familiale de portes et fenêtres, Horizon 2000, au bout de la rue principale de ce village agricole où la résistance s’organise.

Casse-croûte et « séquestrations »

Enseignants, facteurs, salariés de France Télécom, syndicalistes des ex-PTT, dirigeants et salariés de PME locales, élus et simples citoyens : ils ont engagé une lutte pour le maintien de leur bureau de poste, dernier service public de ce hameau de près de 1.000 habitants déjà purgé de ses cafés, de son boucher ou de sa cabine téléphonique. Leurs armes : des tracts, des casse-croûtes, des réunions publiques, des sit-in et la « séquestration » de la guichetière. Derrière le mur sur lequel est apposé le nouveau logo jaune de La Poste (facturé 70.000 euros), la guichetière de Leyr, voix avenante et tranquille, s’excuse de «  ne pouvoir avoir le droit de s’exprimer » et explique qu’il faut s’en remettre «  à la cellule communication ». Elle est « retenue » par une dizaine d’habitants, qui la forcent à rester travailler l’après-midi. Elle est « séquestrée », rit-elle, sans masquer sa complicité avec les membres du collectif. Elle pourrait être la cinquième victime de cette restructuration d’une agence postale en campagne, un processus banal, comme il se pratique actuellement dans toute la France.

Après avoir réduit les horaires du bureau de poste, en octobre dernier, la direction départementale s’apprêterait à fermer définitivement cette agence, qui arrose une dizaine de villages de la vallée de la Seille, concernant 1.400 foyers, soit plusieurs milliers de personnes et des entreprises locales. Le village avait déjà vu partir ses quatre facteurs, en avril dernier. Mutés au centre de Champigneulles, une « usine », comme l’appellent ses nouveaux « ouvriers », située à vingt kilomètres. C’est à l’annonce de l’exil des facteurs de Leyr que le collectif s’est constitué, un soir de janvier. «  Mobiliser, un lundi soir, à 18 heures, en hiver, plus de 250 personnes pour une réunion publique, c’était pas gagné d’avance », note Dominique Prevalet, ancien maire de Leyr et un des initiateurs du collectif.

Action directe

Sa femme, Marie-Pierre Prevalet est l’une des quatre factrices forcées à pointer à Champigneulles. Dans le salon de sa maison, à deux pas du bureau de poste, elle explique les conséquences de cette mutation forcée : « Moi qui n’avais jamais pris ma voiture pour aller au boulot, je me retrouve à faire quarante kilomètres par jour. La fatigue, le stress, les conséquences écologiques [1]... ça compte. Mais c’est surtout le lien social qui est vraiment en danger. Vous savez, après vingt ans de tournée, on connaît les usagers. Les personnes âgées mettaient, par exemple, une petite pince à linge sur leur boîte aux lettres pour signifier qu’il y avait une commande d’argent à la banque postale et on ramenait l’argent le lendemain. Tout cela n’est plus possible, car ils changent les équipes, divisent les petits villages en deux facteurs, afin qu’il n’y ait plus d’habitude de tournée. C’est un raisonnement purement informatique. En 23 ans de tournée, j’ai alerté treize fois sur des anomalies, des volets fermés, des signaux inquiétants. Quand on exerce ce métier en zone rurale, on connaît les gens, leurs habitudes. On sait quand quelque chose ne va pas. Nous jouons un rôle social. Aujourd’hui, on nous fait devenir des petits agents commerciaux, qui ne connaissent pas ceux à qui ils livrent le courrier », raille-t-elle, avant de nous offrir un petit « digestif » de mirabelle, la spécialité du coin.

« On connaît le schéma, explique Noël Barroyer, militant SUD-PTT à France Télécom et membre actif du collectif. «  Ils diminuent les horaires d’ouverture, puis ils ferment le bureau de poste pour le transformer en agence postale communale, puis c’est un commerce qui mutualise la présence postale sans pouvoir assurer le service bancaire, par exemple. Quand le commerce ferme, l’affaire est jouée », explique ce fils et petit-fils de facteur, dans le salon de la ferme familiale qu’il a retapée en demeure agréable, avec ses mangeoires et ses bacs à grain - et en QG du collectif. «  La direction de la Poste est pressée d’en finir avec Leyr, comme elle l’a fait pour plus de 200 communes lorraines en 2008 », peut-on lire sur le tract jaune, imprimé en partie par le syndicat Sud. Pour cet homme qui a participé à la création de Sud en Meurthe-et-Moselle, ce mouvement spontané a «  vraiment apporté un bol d’air : à l’heure du marasme de l’action politique et syndicale, cette réappropriation de l’échange et de l’action directe, ça fait chaud au cœur. On a bien conscience qu’on n’a pas gagné la guerre mais seulement une bataille. »

La logique des chiffres contre les hommes

Le 15 octobre, après dix jours de mobilisation, la direction départementale de La Poste changeait son fusil d’épaule et acceptait de négocier, à la demande du maire de Leyr. « Pas avec le collectif, bien sûr, auquel ils n’accordent aucune légitimité, mais avec les élus des communes concernées. Dommage pour eux, ils vont retomber sur un bon nombre de membres du collectif  », ricane Christian Zanne. L’annonce des négociations est arrivée le lendemain d’un article de l’AFP, relayé par site Internet du journal Le Monde. Sous le ciel lourd et humide de Lorraine, en face de l’immeuble en béton qui abrite le bureau de poste, nous entrons dans un des derniers commerces de ce village peu pittoresque.

Marthe, petits yeux avenants et enthousiasme débordant, nous reçoit avec complicité pour raconter comment elle participe au collectif. «  Je leur ai donné des pâtés lorrains et des baguettes », souffle-t-elle. C’est «  discrètement » et «  gracieusement » qu’elle a offert ces quelques mets aux membres du collectif, pour leurs dix jours de casse-croûte quotidien face au bureau. «  Ici, on n’aime pas le bling-bling », dit-elle. « Heureusement qu’il y a des gens qui se battent encore ! Quand on aide un mouvement comme ça, on le fait discrètement, sans vouloir tirer la couverture à soi. Dans ce village, il n’y a déjà plus de café, plus de boucher, plus de messes, alors si le bureau de poste venait à fermer, ce serait un village fantôme. Cette logique des chiffres contre les hommes, c’est une catastrophe, ça nous mène droit dans le mur. » En face de la boulangerie-épicerie, un vent glacial fait cligner des yeux Chantal, une Martiniquaise, qui confie tout de go : « Si le bureau de poste ferme, ça va devenir un désert ici. Comment vont faire les gens qui n’ont pas de voiture quand on leur dira que le bureau de poste le plus proche est à quinze kilomètres ? »

Les cols blancs montent au créneau

Contactée par Basta!, la direction départementale tient le discours attendu, un discours de comptable : « Nous avons réduit les horaires hebdomadaires de 25 à moins de 20 heures, car nous avions constaté une baisse de la fréquentation de ce bureau de poste depuis ces deux ou trois dernières années  », explique Cédric Kamut, porte-parole plus ou moins officiel de La Poste Lorraine-Sud. « On fait beaucoup de pédagogie, explique-t-il. En février, on a par exemple envoyé un courrier individuel à chaque habitant des villages concernés, pour leur expliquer que les réductions d’horaires n’ont rien à voir avec le changement de statut, qui n’a lui-même rien à voir avec une quelconque privatisation ! » On y croit très fort.

Le 15 octobre, Christian Estrosi, ministre en charge de l’industrie, demande aux cadres de La Poste, à Paris, de se montrer plus convaincants pour « défendre l’ouverture du capital ». « Les Français ne comprendraient pas qu’on accorde 2,7 milliards d’euros pour financer l’avenir de La Poste, sans qu’en contrepartie La Poste leur rende des comptes », déclare-t-il à l’AFP, le 19 octobre. Deux semaines plus tard, le ministre reprend la même argumentation : « Quel est le pays au monde où (on) voudrait privatiser et en même temps mettre 2,7 milliards d’argent public pour la moderniser ? » (Europe 1, 1/10). Réponse : la France et ses partenariats public privé par exemple, ou les mirifiques cadeaux financiers accordés aux banques.

Les cols blancs sont donc priés de monter au créneau, en respectant les bons mots de leur ministre. Son leitmotiv : modernisation. «  Le bureau de poste de Leyr ne sera pas fermé », martèle donc le cadre lorrain, quand bien même ses horaires d’ouverture ont été réduits. Il avance même le chiffre de « 35.000 euros dépensés en 2008 pour rénover ce bureau de poste ». Avatar permettant d’assurer que «  fermer un bureau de poste après l’avoir rénové serait ridicule » et que « La Poste continue d’assurer sa mission de service public d’aménagement du territoire. Cette réorganisation locale est faite pour moderniser la poste, en vue de l’ouverture totale à la concurrence en 2011. » Pour les postiers de Leyr, « seuls le hall d’accueil, le logo et le bureau du directeur financier ont été rénovés. Le reste - la salle des facteurs, notamment - étant digne de la prison d’Alcatraz : peinture qui se décolle, vétusté flagrante... »

Economistes néo-libéraux vs citoyens : le dialogue impossible

Défendre les bureaux de poste ruraux est, pour certains, « archaïque ». L’ancien éditorialiste du Monde Éric Le Boucher, aujourd’hui aux rênes des Échos, s’en prend, par exemple, aux « défenseurs de la Poste de papa », le 4 octobre. Pour celui qui fit partie de la commission Attali pour la croissance, défendre les bureaux de poste en campagne marque au mieux l’archaïsme des Français, au pire leur « irréalisme » et leur caractère « nostalgique ». « La Poste n’est plus du tout La Poste telle que vous la rêvez », lance le journaliste économique. « C’est déjà une entreprise plongée dans un domaine hyper-concurrentiel de la communication. Et, si, en 2003, la Cour des Comptes s’alarmait du retard pris face à la poste allemande ou néerlandaise, des progrès ont été faits. La Poste française est devenu le 2e opérateur européen, elle a investit en Grande-Bretagne, au Portugal, en Afrique, en Slovénie, en Croatie, en Russie (...) Rêver de revenir à La Poste de papa est un peu tard. La Poste doit bouger encore, regarder devant et pas derrière, des irréalités et des nostalgies. » En clair : adaptez-vous, si vous ne savez pas pourquoi, nous, défenseurs de la rentabilité financière à outrance, le savons.

« Les économistes bien propres sur eux, ça me fout en rage ! Il y a des choses qu’il ne faut pas laisser passer : l’électricité, la poste, l’eau, l’éducation : c’est non négociable. Ou alors viendra le jour où ceux qui ne pourront plus payer seront directement jetés à la fosse ! », s’énerve Jean-Luc, membre du collectif de Leyr, ancien employé de France Télécom tombé en dépression puis placé en retraite anticipée. Un autre salarié de France Télécom, Noël Barroyer, barbe rêche et joues roses, prend le relais : « Les facteurs, en campagne, sont parfois la seule personne que des habitants âgés croisent dans leur journée. Ils peuvent alerter, prendre des nouvelles de leur santé, entretenir des relations. Cela s’appelle le « lien social ». Si on applique les raisonnements économiques de rentabilité à tout prix, alors on peut faire un trait sur tout ce qui n’est pas rentable ni quantifiable. Je me souviens du bureau de poste de Praye-sous-Vaudemont, pas très loin d’ici : si le receveur partait, conformément à ce que prévoyait la direction départemental, cette fermeture aurait entraîné la fermeture de l’école et du club de foot, où il était très engagé ! Il faut se rendre compte de tous les effets indirects de ces restructurations ! » Ces éléments n’entrent pas dans les jolis tableaux de bord et les belles courbes de croissance qui servent de bible abstraite aux financiers. Très loin de la Lorraine, les élus japonais viennent de rejeter le projet de privatisation de leur poste pendant que le Canada n’envisage même pas de le faire. Des archaïques sans doute.

Julien Brygo

Notes

[1Selon Christian Zanne, les conséquences écologiques des mutations de facteurs de Leyr à Champigneulles s’élèvent à 6,5 millions de tonnes de CO2. Un calcul assez exact (qui se base sur la moyenne basse de 130 gramme de CO2 rejeté par kilomètre parcouru et prend en compte les 52 semaines travaillées six jours sur sept). Il permet de rendre compte également des impacts écologiques des réorganisations internes à La Poste.