Lobbying

Uber et Deliveroo à l’offensive pour affaiblir encore plus les droits des travailleurs

Lobbying

par Rachel Knaebel

Cet été, les livreurs de Deliveroo en France se sont mobilisés contre la baisse du tarif des courses, décidée unilatéralement par la plateforme de livraison de plats préparés. Celle-ci a adopté une nouvelle grille tarifaire, pouvant faire perdre à certains coursiers plus d’un tiers de leur revenus.

En Allemagne, Deliveroo a annoncé le 11 août mettre fin à toutes ses activités, laissant tous ses livreurs sur le carreau sans aucune forme de compensation. Des actions en justice se préparent avec l’aide de syndicats pour demander une reconnaissance des livreurs allemands comme salariés licenciés. Partout en Europe, le combat des livreurs de ces plateformes (Deliveroo, Take Eat Easy, qui a fait faillite, Uber Eats…) se joue sur le terrain juridique, pour faire reconnaître ces travailleurs géolocalisés comme des salariés, avec les droits afférents : cotisations retraite, assurance chômage, assurance maladie, assurance en cas d’accidents du travail, congés payés… Plusieurs jugements ont déjà donné raison aux livreurs [1].

Une loi en France pour protéger Deliveroo ou Uber des revendications de leurs « collaborateurs »

Pour combien de temps ? La loi sur les mobilités, qui vient de revenir en discussion au Parlement, risque de rendre beaucoup plus ardues ces demandes de requalification. Son article 20 vise littéralement à prémunir, via des « chartes », les plateformes contre de telles actions en justice [2]. En avril dernier, l’Institut Montaigne, le think tank très proche du patronat français, proposait déjà dans un rapport de « sécuriser l’interprétation juridique du travail indépendant sur les plateformes ».

Il faut dire que Uber, Deliveroo et les entreprises similaires ne sont pas avares de ressources quand il s’agit de faire du lobbying. En 2015, Uber débauchait Grégoire Kopp, conseiller du ministre des Transports du gouvernement français de l’époque pour qu’il devienne chef de la communication d’Uber France (il a quitté ensuite ce poste en 2017). En 2016, la plateforme de chauffeurs a aussi recruté une ancienne commissaire européenne, Neelie Kroes, pour siéger au sein de son « comité de conseil en politique publique ». Neelie Kroes avait été commissaire à la Concurrence de 2004 à 2010, puis au Numérique de 2010 à 2014. « En tant que commissaire au Numérique, Kroes a été une défenseure ardente de l’entreprise Uber, écrivant en avril 2014 qu’elle était “indignée” par la décision d’un tribunal de Bruxelles de bannir Uber de la ville, ajoutant qu’“Uber était 100 % bienvenue à Bruxelles et partout ailleurs” », rappelle l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO) dans un rapport publié le 5 septembre sur le lobbying des plateformes telles qu’Uber [3].

Dans les registres officiels du lobbying européen, Uber déclare moins de 900 000 euros de dépenses en 2017, ce qui est relativement peu pour une entreprise de cette taille. « Mais il suffit de creuser un peu plus et il devient évident que l’influence d’Uber à Bruxelles est beaucoup plus importante que cela », observe le rapport de CEO. Ainsi, l’entreprise de chauffeurs a obtenu plus de 50 rendez-vous avec des membres de la précédente Commission européenne entre 2014 et 2018. L’entreprise est aussi membre de plusieurs groupes de lobbyistes bruxellois : BusinessEurope (le plus important lobby patronal européen), AmCham (la chambre de commerce des États-Unis), l’association de l’industrie du numérique Computer and Communications Industry Association et l’European Internet Forum. Autant de lieux où Uber peut faire valoir sa vision du travail et du statut que devrait avoir ses chauffeurs.

Quand Uber souhaite faire part de ses « idées de réforme » aux décideurs politiques

En décembre 2017, la Commission européenne présentait une proposition pour une directive pour des « conditions de travail transparente et prévisibles ». Le texte doit établir des droits pour tous les travailleurs, dont les précaires et les indépendants. En janvier 2018, Uber rencontre le chef du cabinet de la commissaire à l’Emploi, Marianne Thyssen, pour discuter de cette directive. En février, Uber poursuit l’échange en envoyant au cabinet de la commissaire un « Livre blanc sur le travail et la protection sociale en Europe ». Dans ce document, l’entreprise écrit qu’elle ne croit pas que la solution soit d’intégrer les travailleurs « dans des modes de travail traditionnels », et qu’elle souhaite « s’engager dans des discussions constructives » sur la façon dont Uber « peut contribuer à un meilleur avenir du travail pour tous ». L’entreprise de San Francisco y fait part de ses « idées de réforme », dont celle d’un « système de droits sociaux portables », des droits qui dépendent des travailleurs individuellement et pas des entreprises, celles ne devant donc plus contribuer aux assurances santé, chômage ou retraite.

Deliveroo n’est pas en reste. L’entreprise dispose d’un bureau à Bruxelles, où elle n’a pourtant déclaré qu’à peine 10 000 euros de dépenses de lobbying en 2018. Elle a aussi recouru aux services de plusieurs cabinets de relations publiques bruxellois. En avril 2018, Deliveroo a rencontré la direction générale de l’Emploi de la Commission européenne pour évoquer la fameuse directive sur les conditions de travail.

« Des documents obtenus grâce aux règles du droit à l’information révèlent que ce rendez-vous de lobbying faisait suite à des échanges débutés dès décembre 2017 », note CEO. Deliveroo soulignait dans ce premier courrier qu’elle se considérait bel et bien comme une « plateforme » et « pas un employeur traditionnel », que les livreurs étaient « leur propre patron », et qu’il serait « inapproprié d’élargir le focus de la directive pour y inclure tous les types de travailleurs, dont les travailleurs indépendants auto-entrepreneurs travaillant avec des plateformes en ligne ». Pendant que ces multinationales déploient leur lobbying pour influencer les politiques européennes en leur faveur, la justice poursuit son travail. D’autres procès sont en cours pour demander la requalification de coursiers d’Uber Eats en salariés qui disposent de droits.

Image : CC shopblocks via flickr.

Notes

[1En 2018, un arrêt de la Cour de cassation contre la société Take Eat Easy reconnaissait que ses livreurs géolocalisés étaient des salariés, les Prud’hommes ont décidé par la suite qu’ils avaient droit à une indemnisation. Début 2019, la cour d’appel de Paris avait également établi qu’un chauffeur Uber était salarié de la plateforme de chauffeurs. En Espagne, un tribunal de Valence avait été le premier à reconnaître que les livreurs de plateformes étaient des travailleurs salariés. Puis, un tribunal de Madrid a fait de même, pour 500 livreurs, et condamné Deliveroo pour fraude à la sécurité sociale.

[2Voir le texte du projet de loi sur le site de l’Assemblée nationale.