Portrait

Tunisie : « La dictature n’est plus là, mais les inégalités sociales sont immenses »

Portrait

par Eros Sana

Un parcours très atypique que celui de Karim Azouz, le nouveau consul de Tunisie en France. Réfugié politique contre la dictature de Ben Ali, militant des quartiers « défavorisés » en banlieue parisienne, partie prenante du mouvement altermondialiste, animateur du Collectif des musulmans de France, adhésion au parti islamique Ennahdha… Tous ces combats ont façonné et enrichi ses convictions. Pour un nouveau défi : contribuer à la reconstruction d’un Etat « au service de tous et toutes », alors que, face à l’aggravation des inégalités, de nouveaux mouvements sociaux agitent la Tunisie post-révolutionnaire.

Il y a encore quelques mois, ce n’est pas dans le très huppé huitième arrondissement de Paris, où se trouvent les locaux du consulat de Tunisie, que l’on aurait pu le croiser. Plutôt dans la banlieue est de Paris : aux bas des cités de Fontenay-sous-Bois, à la bourse du travail de Saint-Denis ou à la mairie de Montreuil, lors des réunions des Collectifs unitaires anti-libéraux (CUAL).

Né à Tunis d’un père médecin et d’une mère femme au foyer, Karim Azouz a grandi dans les quartiers plutôt aisés d’El Menzah. C’est là que s’initie « sa réflexion politique ». « Quand on a vécu en Tunisie, un pays sans Etat providence à l’européenne – sans indemnités chômage, sans allocations sociales –, la question des injustices et des inégalités sociales est à la fois concrète et fondamentale. » Dans son lycée, il partage les espoirs et les déceptions de jeunes tunisiens de toutes origines sociales. Ceux qui ont beaucoup, comme lui, et ceux qui n’ont rien. « Comment était-ce possible que cohabitent dans un même lycée, et un même pays, tant d’antagonismes sociaux ? Comment était-ce acceptable ? », s’interroge alors le jeune Karim.

Un futur consul sans passeport

A dix-huit ans, son bac en poche, il traverse la Méditerranée pour étudier en France. Il passe par les prépas des grandes écoles, par Math sup et Math spé, étudie à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE), puis à Sciences-Po. En parallèle, Karim Azouz s’investit dans la lutte contre le régime de Ben Ali. Il rejoint l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE).

« C’était une époque très difficile, se souvient Karim Azouz. En Tunisie, le régime était encore plus fermé, si tant est qu’il ait été ouvert. C’était l’époque de la torture, des confrontations et des répressions violentes. La moindre manifestation étudiante était suivie de vagues d’arrestations et de violence. Les années 1990 et 2000 marquent le triomphe de la peur, qui est intériorisée. C’est l’époque où l’on n’ose plus braver le système, sauf à en payer un prix très lourd. »

Karim souffre de ne pouvoir rentrer en Tunisie, sans risquer d’en payer le prix fort. Un choix qui le marque, au regard de celui de son père qui avait aussi suivi ses études ici. Son diplôme de pneumologue une fois décroché, il était immédiatement retourné en Tunisie pour servir son pays. C’était à l’aube de l’indépendance. Karim se résout à demander alors l’asile politique. Et se confronte à une autre inégalité, celle vécue par de nombreux Tunisiens en France : il se retrouve sans passeport. Clandestin.

« Vivre, c’est militer, s’engager, résister »

Le 19e arrondissement de Paris, Les Ulis, Clichy, Saint Ouen, Colombes, puis Garges-lès-Gonesse et Fontenay-Sous-Bois : la précarité de sa situation pousse Karim Azouz à parcourir les banlieues franciliennes. Et ses injustices sociales, tel un écho à celles de son pays d’origine, « même si elles y sont moins flagrantes ». « L’ascenseur social » existait à un certain degré en Tunisie. « Les gens de classes défavorisées pouvaient, en une génération, devenir médecin ou avocat. Contrairement à la France où les habitants des banlieue sont massivement frappés par une sorte de déterminisme social, doublé d’une assignation à résidence, qui est elle-même renforcée par une stricte séparation spatiale ou géographique. »

Il ne peut concevoir vivre en France sans s’impliquer sur les sujets dans lesquels il est immergé au quotidien. Ses activités militantes ne se contentent plus de la lutte contre la dictature tunisienne et s’étendent aux questions politiques françaises. Pour lui « la France n’est pas qu’une terre d’accueil » où il dissocierait ses « engagements pour la justice et la dignité là-bas en Tunisie, de ceux ici, en France. Vivre, c’est militer, s’engager, résister. »

Des cités populaires à l’altermondialisme

Malgré des conséquences parfois difficiles pour sa vie de famille, il essaie « de jongler avec ses engagements en France et en Tunisie », et « un double emploi du temps ». Son engagement dans les quartiers passe notamment par le Collectif des musulmans de France (CMF), réseau d’associations de jeunes des quartiers, « en opposition avec les associations musulmanes des années 1980, dirigées par des musulmans exclusivement arabophones ». Pour Karim Azouz, pas question de choisir entre « le fait d’être musulman, français et citoyen désirant agir pour faire avancer la société ». Il côtoie le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB), et est l’un des initiateurs de l’appel des indigènes de la République.

Ces combats l’amène à découvrir un nouvel espace de lutte et d’inspiration : l’altermondialisme. « Au début des années 2000, c’est en suivant une conférence animée par Alain Gresh (journaliste au Monde Diplomatique, ndlr) qu’avec des amis nous nous ouvrons à ce courant. Nous sommes juste après le rassemblement de Seattle (en 1999, contre l’Organisation mondiale du commerce, ndlr), mais la presse française en parlait à peine. Ce qui a fait tilt chez moi, c’est d’abord l’un des slogans : un autre monde est possible. Le mouvement alter venait nourrir nos luttes, et approfondir la réflexion et les solutions. Et ce, à la différence de ce que la gauche classique proposait. » Articuler les luttes pour les droits sociaux, économiques, environnementaux et pour les minorités est, pour le mathématicien, « rafraîchissant et vivifiant ».

En 2003, il participe activement au Forum social européen qui se tient à Paris et Saint-Denis, puis au rassemblement du Larzac. Il ne se rend pas pour autant aux Forums sociaux mondiaux qui s’organisent au Brésil ou en Inde. « Nous n’en avions pas les moyens. »

Présomption de communautarisme

Mais la greffe a du mal à prendre. Il ressent, de la part d’une partie du mouvement altermondialiste, une crainte d’être « communautarisé ». « En France, lorsque tu affirmes que tu es musulman, issu de l’immigration et d’un certain quartier, les gens ont des difficultés. Les enjeux que tu avances, les luttes que tu représentes, sont parfois connotés comme étant l’expression de particularismes. Et donc soupçonnés de diviser le mouvement. Un peu à l’instar du mouvement féministe qui était accusé de diviser la classe ouvrière. »

C’est justement au contact des mouvements féministes que Karim Azouz renforce sa conviction « que les droits des femmes ne peuvent progresser que si les femmes les prennent en main et se battent elles-mêmes. C’est d’ailleurs ce qui se passe en Tunisie et cela doit être le cas pour tous les groupes défavorisés, car les droits ne se donnent pas mais s’arrachent. » Son engagement altermondialiste ira jusqu’au soutien à une candidature unitaire à gauche du PS en 2007 et à sa participation à la campagne présidentielle de José Bové, dont il partage le combat contre la globalisation financière.

Signe avant-coureur de la révolution

Pendant ce temps en Tunisie, au cœur du bassin minier de la région de Gafsa, la population proteste et manifeste durant de longs mois contre le régime de Ben Ali et ses représentants locaux. Dans l’indifférence médiatique. En dépit de la féroce répression et des morts, les femmes, les ouvriers, les syndicalistes et les jeunes résistent. « C’était un signe avant-coureur de la révolution. Comme un signal que l’espoir n’était pas mort en Tunisie. »

Il a entre-temps adhéré au parti islamique en exil Ennahdha (Renaissance). Et voit arriver la révolution avec la crainte « que tout s’arrête ». Semaine après semaine, il voit le peuple résister et tenir tête à la dictature. Et participe activement en France à la campagne de soutien au peuple tunisien en lutte. Jusqu’à la « divine surprise » du 14 janvier 2011 : la chute de Zine el-Abidine Ben Ali.

Deux ans plus tard, la Tunisie est toujours secouée par de forts mouvements sociaux. Karim Azouz se dit conscient de tout ce qui reste à construire. « La dictature n’est plus là. Mais les inégalités sociales sont immenses. Dans certains domaines, la situation a même empiré. Notamment entre un littoral privilégié en matière de développement économique et l’intérieur du pays qui a décroché. » Il reconnaît que la mobilité sociale de son enfance n’existe plus, que l’enseignement public est au plus mal et que l’argent est devenu « l’étalon à travers lequel on évalue la dignité des gens et que l’on juge le parcours de chacun ».

Forum social mondial à Tunis

La tâche de l’Etat tunisien est herculéenne. Le pays affiche un taux de chômage officiel de près de 18%. Les femmes diplômées sont particulièrement frappées : 40% de chômage ! Une inégalité de genre particulièrement insoutenable alors que chaque année 70 000 personnes supplémentaires arrivent sur le marché du travail. L’économie informelle représente près d’un tiers du PIB et les inégalités sociales se doublent d’inégalités régionales. La démocratie tunisienne en construction arrivera-t-elle à relever ces défis ? « Les capacités pour y répondre sont en construction. Avec la chute de la dictature, c’est l’idée même d’Etat qui a été remise en cause. Nous devons mettre en place un Etat au service de tous et toutes. Au service du public, et non au service d’un parti, fut-il au pouvoir. C’est d’ailleurs en ce sens que j’oriente mes fonctions en tant que consul : je dois être au service de l’ensemble des 230 000 ressortissants tunisiens. »

Malgré ses nouvelles fonctions, Karim Azouz demeure profondément attaché à la légitimité du mouvement social. Il se réjouit de la tenue du prochain Forum social mondial (FSM) à Tunis en mars 2013. « Au-delà de l’hommage à la révolution tunisienne et à son apport aux luttes dans le monde, le FSM permettra de faire la jonction entre les luttes nationales et internationales, pour démontrer que la solidarité existe. Ce sera un enrichissement mutuel, bénéfique à la société civile tunisienne comme au processus des forums sociaux. Il est important que les gens s’ouvrent aux autres. »

Eros Sana