Lutte patronale

Travail du dimanche : le vrai-faux « mouvement social », nouvelle forme de lobbying patronal ?

Lutte patronale

par Nadia Djabali

Les partisans du travail dominical peuvent être satisfaits. La législation devrait être réexaminée en 2014. Cela fait suite à plusieurs mois de mobilisation de salariés de grandes enseignes de distribution réclamant l’ouverture de leur magasin le dimanche. Rarement un « mouvement » d’une ampleur très modeste n’aura été autant médiatisé et politiquement écouté. Retour sur une mobilisation pas vraiment spontanée, qui a bénéficié d’un soutien patronal actif, juridique et médiatique.

Automne 2013. Les rassemblements de salariés des enseignes de bricolage Leroy Merlin (groupe Mulliez) et Castorama (Kingfisher) se succèdent, toujours plus médiatisées les unes que les autres. Constitués en collectif, les « Bricoleurs du dimanche » revendiquent une seule et même chose : pouvoir travailler « librement » le dimanche. Donc assouplir, voir abolir, les réglementations qui obligent les grands magasins à fermer boutique lors du repos dominical – sauf dérogation ou localisation« exceptionnelle » [1]. Mais comment donc des salariés de deux enseignes concurrentes ont pu s’unir et s’organiser avec autant d’efficacité, en l’absence de relais syndicaux ?

Une agence de com’ organise la lutte

Ils ont bénéficié du soutien actif des directions de Castorama et de Leroy Merlin, qui représentent 70% du marché du bricolage en France. Les deux enseignes ont mis la main au portefeuille pour que le collectif s’offre les services de leur agence de communication, les Ateliers Corporate. L’une des missions des Ateliers : « Élaborer les systèmes d’influence pour agir là où se construisent les opinions, où se forgent les convictions ». Et pour rendre cela possible, « identifier tous ceux, journalistes, blogueurs ou prescripteurs, qui par leur capacité d’influence, contribueront à exprimer la transformation de l’entreprise. » Pour résumer, il s’agit de transformer les intérêts privés des actionnaires de Leroy Merlin et Castorama en intérêt général, pour les consommateurs et les salariés. Et à chaque rassemblement ou rendez-vous de justice important, Stéphane Attal, l’un des directeurs associés de l’agence, veille au grain.

L’agence est plutôt efficace. Le 2 octobre devant l’hôtel Matignon, une manifestation de 150 personnes réussit à attirer six chaînes de télévision (France 2, France 3, France 5, Canal+, iTélé, BFMtv), quatre radios (France Inter, France Info, RTL, Radio classique), et trois quotidiens (Le Figaro, L’Humanité et Le Parisien) ! C’est Xavier Yvon, qui émarge également aux Ateliers Corporate, qui précise la raison du rassemblement à un haut fonctionnaire de Matignon venu à la rencontre des manifestants. D’un geste de la main, il indique à ce même fonctionnaire qui est le porte-parole du mouvement que le Premier ministre recevra quelques minutes plus tard.

Des consultants choisissent les slogans

Un bel exemple d’auto-organisation spontanée des salariés. Et une réactivité impressionnante de Matignon qui aurait surpris le moindre collectif de chômeurs ou de mal-logés. Une attention peut-être due au fait qu’une ancienne directrice associée des Ateliers Corporate, Florence Bonetti, dirige depuis août 2013 la communication du Parti socialiste. La différence entre la communication corporate et la communication politique est de plus en plus ténue.

Tout commence un an plus tôt, en décembre 2012. Quelques jours après l’assignation en justice de Leroy Merlin et Castorama par Bricorama, l’agence de communication anime une réunion de crise. Une centaine de salariés approchés par leur direction sont présents. « L’après-midi, on a été divisé en sous-groupes pour travailler sur différents thèmes, comme les moyens d’actions à mettre en place, le nom du collectif, etc. En présentant notre travail aux consultants, certains ont eu l’impression que le débat était orienté et qu’ils nous menaient là où ils le voulaient. Ils ont d’ailleurs éliminé pas mal de nos idées et au final les moyens d’action que nous avons arrêtés ressemblaient beaucoup à ceux qu’ils nous avaient présentés le matin », raconte un témoin, interrogé par le site Huffingtonpost. Le témoin précise que cette journée est organisée sur son temps de travail et que la direction a tout financé, y compris les frais de déplacement et le buffet.

Des « Bricoleurs du dimanche » très corporate

À l’issue de cette journée, l’offensive est lancée sur les réseaux sociaux. Des comptes Facebook et Twitter sont ouverts. Gérald Fillon, salarié de Leroy-Merlin depuis 2011 est désigné porte-parole des « Bricoleurs du dimanche ». En relation constante avec Stéphane Attal, il enchaîne ensuite entretiens télé, radio et presse écrite. Outre le coaching des Ateliers Corporate, le mouvement « spontané » des Bricoleurs du dimanche a bénéficié de l’aide du site mesopinions.com. Ce site se présente comme « le premier site de pétitions et de sondages en France » et invite les internautes à créer gratuitement, signer et partager leurs pétitions « pour faire la démocratie ensemble ». La sauvegarde des baleines y côtoie le soutien au bijoutier de Nice, la dénonciation des élevages pour foie gras y avoisine la pétition des « bonnets verts » contre la TVA à 10% dans les transports en commun.

L’équipe du site a tellement été emballée par cette campagne pour travailler le dimanche qu’elle a publié deux pétitions en ligne sur le même sujet. Coïncidence ? La directrice de publication de Mesopinions se nomme Géraldine Poissonnier-Mulliez, fille d’un membre de la famille Mulliez, propriétaire du groupe Auchan qui possède également les magasins Leroy Merlin. D’autres protagonistes sont opportunément entrés dans la danse. Un collectif baptisé « Yes Week-End », reprenant le slogan des Bricoleurs, a été créé le 30 septembre 2013. Jean-Baptiste Jaussaud, son porte-parole, est également le porte-parole d’une association intitulée « Liberté Chérie ». Proche du Nouveau centre, l’association s’est spécialisée dans la contre-contestation sociale, face aux syndicats pendant le mouvement des retraites ou face aux étudiants occupant leurs universités contre le Contrat première embauche (CPE, en 2006). « Laissez-nous travailler, le soir et le dimanche », tel est leur mot d’ordre...

Sondages patronaux

Autre coup main, celui de la Fédération des magasins de bricolage (FMB). En avril dernier, elle a commandé un sondage à l’institut CSA dont les conclusions sont sans appel : 74% des habitants en région parisienne souhaitent l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche. Rappelons que la FMB a pour objectif de défendre les intérêts de ses membres auprès des pouvoirs publics, parapublics ou des organisations associatives. Parmi ses adhérents : Castorama et Leroy Merlin.

Une pléthore de sondages, quasiment tous favorables au travail dominical, ont également fleuri cet automne. Citons celui de l’institut Montaigne, un groupe de réflexion très proches du patronat néolibéral, publié fin septembre. Selon ce sondage, 80% des Français seraient favorables à l’ouverture des magasins la dimanche. Quelle était la question posée ? « Selon vous le gouvernement devrait-il laisser les magasins de bricolage qui le souhaitent ouvrir le dimanche ? ». Les réponses auraient sans doute été plus nuancées si la question avait été « Souhaitez-vous travailler dans un magasin de bricolage le dimanche pour arrondir vos fins de mois ? ».

Patron, salariés, même combat, même avocat

« Les bricoleurs du dimanche » ne nient pas la participation de leurs patrons à leur mouvement « spontané ». « Oui, nous sommes financés par nos enseignes en ce qui concerne les manifestations, les transports et autres petits déjeuners dans les magasins, explique un membre du collectif. Et oui une agence de communication nous accompagne, toujours financée par nos enseignes car cela demande beaucoup de budget, et qu’il est très important de parler de ce sujet dans de bonnes conditions. » Des salariés en lutte assistés par leurs patrons, ça c’est de l’innovation !

Ils ne sont pas les seuls. Des salariés de Sephora (groupe LVMH) ont assigné en justice un collectif de syndicats [2] qui avait obtenu la fermeture du magasin Sephora des Champs-Élysées à 21 heures. Les salariés ont été assistés par une avocate que le groupe LVMH connaît bien : Joëlle Aknin. C’est elle qui représente Christian Dior Couture lorsque la maison négocie l’arrivée du styliste Raf Simons comme directeur artistique en avril 2012. À la tête du groupe Christian Dior, Bernard Arnault, également propriétaire de LVMH. En 2005, c’est déjà Joëlle Aknin qui représente LVMH dans le conflit qui oppose le groupe de luxe au créateur japonais Kenzo Takada.

Lobbying efficace

Le 27 septembre, les salariés de Sephora ont été déboutés par la justice. On ne sait pas s’ils ont payé eux-mêmes les honoraires de l’avocate. Ils se sont cependant offerts une pleine page de publicité dans le Journal du Dimanche, Le Parisien et Le Figaro. Le prix de la pleine page au Parisien se négocie entre 66 000 et 182 000 euros. Une publicité financée avec leur 13e mois ?

Toutes ces actions n’auront pas été vaines. Le rapport de Jean-Paul Bailly, ancien PDG de La Poste, commandé par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault et remis le 2 décembre, préconise une augmentation des dérogations. Celles accordées par les maires pourraient passer de cinq dimanches travaillés par an à douze. Le rapport refuse cependant les dérogations permanentes, suggérant même que le secteur de l’ameublement, pour l’instant autorisé à ouvrir le dimanche, ferme boutique ce jour-là. Il reviendra au législateur de le décider. En attendant une nouvelle loi, Jean-Paul Bailly souhaite « inscrire provisoirement » et jusqu’au 1er juillet 2015, les magasins de bricolage dans la liste des magasins autorisés à ouvrir le dimanche. Comment revenir en arrière ensuite ?

Comptons sur le lobbying des grandes enseignes pour veiller au grain. D’autant que leurs projets de centres commerciaux géants se multiplient, et qu’il faudra bien, pour les rentabiliser, qu’ils ouvrent le dimanche. La méthode pourrait également faire des émules dans d’autres secteurs, comme on l’a vu sur l’écotaxe, pour mettre en porte-à-faux syndicats et défenseurs de l’intérêt général.

Nadia Djabali

Photo : Bizi ! / Action contre le travail le dimanche au Pays Basque

Notes

[1Les magasins localisés dans un « périmètre d’usage de consommation exceptionnel », défini par le Préfet au sein des agglomérations de plus d’un million d’habitants (Paris, Lille et Aix-Marseille, sauf Lyon), peuvent ouvrir le dimanche.

[2Le Clic-P, Comité de liaison intersyndicale du commerce de Paris (CGT, CFDT, Seci-Unsa, Sud, CFE-CGC).