Raffinerie de Dunkerque

Total : le « réalisme » écologique peut-il justifier une délocalisation ?

Raffinerie de Dunkerque

par Julien Brygo

La fermeture de la raffinerie de Total à Dunkerque continue de susciter le débat. Les considérations écologistes doivent-elles – ou non – prendre le pas sur les considérations sociales ? Julien Brygo, journaliste et collaborateur de Basta!, a souhaité réagir à la tribune d’un militant des Amis de la terre. Un débat qui illustre le fossé, loin d’être infranchissable, qui sépare milieux écologistes et monde ouvrier.

© Julien Brygo

Au nom du réalisme écologique, certains militants écologistes légitiment (même du bout des lèvres) la délocalisation de la raffinerie dunkerquoise de Total en Arabie Saoudite. Si on appliquait cette logique de « l’adaptation à la demande mondiale » à la ville de Dunkerque, cité dont plus de 20 000 emplois dépendent très directement des activités industrielles, alors le cimetière social se remplira bien vite.

ArcelorMittal pourra aller au Brésil, car il polluera là-bas et non ici. PolimeriEuropa, Lesieur, Aluminium Dunkerque et les 15 sites Seveso de l’agglomération pourront délocaliser au sud pour maximiser leurs profits tout en reprenant le discours « réaliste » de ces écologistes : après tout, ils ne font que «  s’adapter à la demande mondiale » et il convient de « tenir compte des contraintes environnementales et géologiques inéluctables à venir », tout en délocalisant le risque de pathologies professionnelles et de catastrophes industrielles (lire la Lettre aux salariés de la raffinerie Total à Dunkerque).

Nul doute qu’à leur époque, les maîtres des forges auraient volontiers usé de cet argumentaire implacable pour justifier la casse de la sidérurgie en Lorraine et la destruction de dizaines de milliers d’emplois dans cette région, aujourd’hui laminée à cause de la réorganisation de la sidérurgie par le patronat. Dunkerque est une colonie industrielle. Elle paie aujourd’hui le prix de l’incapacité des pouvoirs publics à mettre en place une autre activité, moins polluante, et génératrice d’emplois équivalents. On ne sort pas indemne de dizaines d’années de colonisation par l’industrie.

Arnaque de « haute pureté »

La construction, à Jubail (Arabie Saoudite), de la « méga-raffinerie » du XXIe siècle confirmerait, selon les Amis de la Terre, la « baisse de la demande d’essence ». Bien réelle, cette baisse de consommation d’essence est cependant minime et ne saurait justifier la fermeture de la dernière raffinerie construite en France (1974). On peut légitimement se demander si, encore une fois, un grand groupe ne souhaite pas faire des économies sur le dos des ouvriers, accusés de coûter trop cher par rapport à leurs « concurrents » asiatiques, moyen-orientaux, africains…

Mieux : à Jubail - projet de 10 milliards de dollars, soit plus que les bénéfices de Total en 2009 - on raffinera écolo ! Si, si : Total et Saudi Aramco y raffineront « d’autres types de produits moins polluants, et mieux adaptés à la demande actuelle », lit-on dans la Lettre aux salariés de Total. Détaillons ce que le groupe Total déclare à propos de Jubail. Il s’agira bien d’« alléger le pétrole », d’enlever du carbone pour «  alléger les résidus lourds », etc. Mais l’activité de cette raffinerie tentaculaire sera surtout de produire de l’essence pour les bagnoles et les avions ; et de fabriquer « 700 000 tonnes (annuelles) de paraxylène, 140 000 tonnes de benzène et 200 000 tonnes de propylène de haute pureté destinées à l’industrie pétrochimique ». Où est donc la différence avec la raffinerie des Flandres, à part le modernisme des installations (qui ne rime pas avec diminution de la pollution ni avec conservation des emplois en France) ? L’arnaque est ici de « haute pureté »...

On ne fera pas croire aux ouvriers de Dunkerque ou d’ailleurs qu’à Jubail on produira écolo et que leur licenciement est lié à la diminution de consommation d’essence. Certes, la demande d’essence est légèrement en baisse en Europe mais les besoins demeurent considérables. Aux dernières nouvelles, il n’y a pas eu de vagues d’échanges massifs de voitures contre des trottinettes et en France, en 2009, jamais autant de voitures n’ont été vendues depuis… 1990. Notre société est donc encore entièrement basée sur la voiture et l’essence. Le raffinage en France ne doit pas être laminé en six mois par les décisions unilatérales d’un groupe qui se justifie par des « déficits structurels ».

Quelle transition en douceur ?

La transition pourrait s’opérer en douceur, dans le temps. Pourquoi ne pas former les ouvriers de Total à d’autres activités qui leur permettraient, une fois la fermeture entérinée, de rentrer dans un nouveau secteur d’activité sans passer par la case Pôle emploi ? Pourquoi Total n’économiserait pas sur ses dépenses faramineuses en communication pour conserver l’activité de cette unité, dont les produits raffinés peuvent toujours être stockés en cas de baisse de demande ? Pourquoi les ouvriers, sous-traitants ou salariés, devraient faire les frais d’un groupe qui scande son mondialisme et avance des arguments locaux pour expliquer la fermeture (la raffinerie des Flandres ne serait plus « rentable », mais le groupe, lui, est très rentable) ? Pourquoi la logique d’économies d’échelle à laquelle est rompue Total ne s’applique que pour faire des économies de travail et de coûts et non pour conserver des emplois ? Pourquoi la raffinerie de Dunkerque ne ferait-elle pas l’objet d’investissements (qui seraient forcément de deçà des 10 milliards investis au Moyen-Orient) afin d’adapter la production de l’unité dunkerquoise, soit plus de gazole et de produits allégés ? Autant de questions cruciales pour les ouvriers français, mais oubliées par l’argumentation strictement écologique. Question de priorités…

Suffirait-il d’« exiger de Total la prise en charge intégrale des conséquences sociales de l’éventuelle fermeture du site et de la restructuration de ses activités » ? Un gros chèque pour une grosse casse sociale ? Ou de « demander également aux pouvoirs publics, Etat et collectivités territoriales comprises, ce qu’ils comptent faire pour remplacer une activité dont ils ont eux aussi largement bénéficié depuis quarante ans, et reconvertir un site industriel vers un modèle plus soutenable. » ? Total agite sa participation au terminal méthanier de Dunkerque auquel les écologistes sont (légitimement) farouchement opposés. Quid du nombre d’emplois générés par ce terminal ? 50 directs et 100 indirects ! Tandis que Total fait vivre plus de 1000 familles à Dunkerque, génère environ un quart du trafic du port et représente un maillon fort du tissu industriel local. Belle compresse sociale ! Outre le versement d’indemnités de licenciement, Total proposera pour prix de sa réorganisation, la mutation des salariés (les cadres, qui ne font pas grève, ont déjà signé). Les sous-traitants n’ont qu’à se réorganiser, eux aussi. Le monde bouge, c’est fascinant.

Les ouvriers de Dunkerque - et d’ailleurs - ne veulent pas de chèque pour solde de tout compte des délocalisations décidées contre eux : ils veulent du travail et des élus capables de légiférer sur ces suppressions d’emplois opérées par des groupes qui engrangent toujours plus de bénéfices et génèrent toujours plus de dividendes pour leurs actionnaires. Les délocalisations ne doivent pas être légitimées par les écologistes au nom de la baisse de la consommation d’essence, car la société est encore, quoi qu’en disent les écologistes, tristement huilée par l’or noir. Se faire l’avocat des délocalisations sur l’autel de « l’écologie politique » moderne, c’est prendre le risque d’afficher de troublantes ressemblances avec la logique des grandes entreprises.

Julien Brygo est journaliste, collaborateur de Basta!, du Monde Diplomatique et du Plan B

Voir notre reportage : Total ne délocalise pas par hasard