Manipulation ?

Tarnac, une affaire d’État

Manipulation ?

par Simon Gouin (Grand Format)

Où s’arrête le terrorisme ? Où commence son instrumentalisation ? Dans son livre, Tarnac, Magasin général, le journaliste David Dufresne tente de comprendre comment l’affaire qui a rendu célèbre un petit bourg de Corrèze et médiatisé une fantasmatique « ultragauche » a pu naître. Trois ans et demi d’enquête, à rencontrer les inculpés, les services de renseignement, les politiques. Et une volonté de décrypter les arrière-pensées et les manipulations, jusqu’au concept orwellien de « préterrorisme ». Entretien.

Basta! : Vous tentez de comprendre les logiques qui animent les différents protagonistes. Pourquoi avoir laissé de côté la question de la culpabilité des inculpés de Tarnac ?

David Dufresne : La question de savoir, plus de trois ans après les faits, qui a posé les fers à bétons (sur une ligne de TGV, ndlr), reste très secondaire, au regard du reste de l’opération. L’obsession de la justice et de la police dévoile autre chose que ce qui est légitime : rendre justice. C’est ce qui m’intéresse : comment une telle « affaire » peut-elle être orchestrée, créée, exploitée, à d’autres fins que la simple volonté de rendre justice. C’est une « affaire » éminemment politique, bien avant qu’elle n’éclate au grand jour. Avec l’approche de l’élection présidentielle, Tarnac me semble une occasion de réfléchir à ces questions : qu’est-ce que le terrorisme ? Qu’est-ce que l’antiterrorisme, la violence, le militantisme, la police de renseignement ? On pourrait poser ces questions à François Hollande, qui, à titre d’élu corrézien, a défendu les gens de Tarnac tardivement. Ou à Nicolas Sarkozy, qui a publié un communiqué de presse triomphant le matin des arrestations. Toute l’affaire s’est déroulée sous son règne et, en partie, sous l’impulsion de certains de ses proches.

Vous racontez notamment les guerres que se livrent les services de renseignement, les difficultés engendrées par la fusion des services quatre mois avant les sabotages. Et leur fonctionnement : pression, rendement, rémunération des indics…

Cette « affaire » devait servir de prétexte à plusieurs volontés politiques. Elle permet d’abord à Michèle Alliot-Marie de se positionner, en tant que ministre de l’Intérieur, sur un créneau particulier : le terrorisme. Je parle de créneau parce que c’est ainsi que les policiers le nomment. Ils parlent aussi de marché, de parts de marché… Michèle Alliot-Marie va instituer des réunions antiterroristes, tous les jeudis soirs, au sein de son ministère. Réunions ultraconfidentielles, qui réunissent tous les patrons de police et qui n’ont jamais eu lieu avant, ni après elle. « L’affaire Tarnac » devait aussi servir à faire briller la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), le « FBI à la française » voulu par Sarkozy et créé en juillet 2008, soit quatre mois avant les sabotages. En réalité, les services qui devaient travailler ensemble vont se faire la guerre. Au sein de la DCRI, c’est la guerre de tranchées entre ceux qui viennent de la DST et ceux qui viennent des RG. Puis il y aura la guerre entre la DCRI et les RG parisiens. Ensuite, une autre rivalité cruciale, celle entre les gendarmes, d’un côté, et la DCRI et la Sous-Direction antiterroriste, de l’autre.

Pourquoi certains policiers acceptent-ils de vous rencontrer ?

En partie à cause de la guerre des polices. Mais aussi du fait que je prenais le temps, le temps d’une enquête au long cours. Je m’intéressais à leur travail, à sa banalité, à son quotidien. Tout le monde apprécie que l’on s’intéresse sincèrement à son travail. Arrive un moment où ils voulaient légitimement livrer leur point de vue, raconter les pressions subies, leurs propres doutes, ou leurs convictions. Il y a aussi ceux qui veulent se venger de ne pas avoir reçu la petite enveloppe des 100 ou 150 euros que leurs collègues ont eue, lors d’une réception discrète au ministère de l’Intérieur. Enfin, certains veulent me manipuler. Ils parlent sur ordre – ou non, d’ailleurs.

Certains prennent des risques…

Une des policières de la DCRI m’explique qu’elle pourrait passer au service « compromission », également surnommé en interne « la Stasi ». Le risque ultime ? Se faire virer, après procès. Lors de nos rencontres, certains me demandent d’éteindre mon portable, d’autres de me débarrasser de mon carnet de notes. Je prends ça pour du bluff puis je comprends au fil du temps que c’est sérieux. Très souvent, les rendez-vous sont fixés par des intermédiaires.

Vous décidez de respecter le off des sans-grade, des exécutants, mais pas de Joël Bouchité, l’ex-patron des RG, ni de Bernard Squarcini, le patron de la DCRI. Pourquoi ?

Le choix est simple, même s’il m’a fallu des mois pour m’y résoudre. Tous savaient que j’écrivais un livre. Et le temps que prenait Bernard Squarcini pour me recevoir au 8e étage de la DCRI, par exemple, en disait long sur la coloration politique de cette affaire. Si je le mets sous pseudonyme, si je ne dis pas qui il est, je tombe dans le travers que je reproche, qui est en gros d’être toujours dans le vague : « dans l’entourage de… », « de source proche de l’enquête », « dans le cabinet du ministère ». Par ailleurs, ces gens-là sont des personnages publics, ils doivent leur nomination aux politiques. On sait que Bouchité et Squarcini sont proches de Sarkozy. Ils sont là où ils sont parce qu’ils agissent dans les cercles du pouvoir. Il faut assumer cela et, dès lors, dire les choses telles qu’elles sont, ne pas les camoufler. Ce qui n’est pas le cas de l’enquêteur de base.

Votre livre commence par le procès-verbal qui demande l’ouverture d’une enquête préliminaire, puis par votre rencontre avec l’une des mises en examen, Gabrielle H. Pourquoi débuter ainsi ?

La cote D1, qui marque le début du dossier d’instruction, contient en dix lignes ce que les policiers vont chercher à prouver pendant des années. Ces derniers agissent comme des mathématiciens qui voudraient démontrer coûte que coûte leur hypothèse de départ, et non comme des enquêteurs à charge et à décharge. Avec ce PV, on entre de plain-pied dans la logique policière, avec son jargon, son vocabulaire. Quant à la rencontre à Tarnac avec Gabrielle H., c’est l’occasion d’entrer dans le village, dans l’épicerie, et de confronter cette « affaire » à cette réalité, très éloignée des fantasmes des uns (policiers) et des autres (journalistes, commentateurs). Tout le livre est ainsi construit, dans un va-et-vient.

Tout au long du récit, vous décrivez vos sentiments, vos espoirs, vos désillusions… Pourquoi choisissez-vous cette forme d’écriture ?

Je suis venu à l’écriture par les fanzines et la critique rock, un genre très empreint du « nouveau journalisme », du gonzo journalisme, du « je », de l’expérience, du fait que l’on assume poser un regard sur les événements, et pas uniquement un regard clinique. Ce regard « factuel », « professionnel », est dérisoire. Il constitue parfois un mensonge. Exemple, quand on scrute les procès-verbaux reproduits dans le livre, on mesure combien ils sont parfois complètement orientés. Ce qui est présenté dans la presse comme étant une vision objective des faits, issue de l’instruction, est en réalité tout à fait subjectif.

Face à cette subjectivité qui ne dit pas son nom, je pense qu’il faut porter son propre regard subjectif, en restant le plus honnête intellectuellement. L’objectivité, pour aller très vite, revient à faire un journalisme de statu quo, un journalisme d’administration. Les flics, la justice sont les tenants de la version officielle. L’« objectivité factuelle » revient souvent à placer la version officielle en avant. Personnellement, j’étais dans la mêlée, pas au dessus. Je raconte la mêlée.

Votre livre est entrecoupé de larges extraits de procès-verbaux issus du dossier d’instruction. Que nous apprennent-ils ? Pourquoi avoir choisi de les publier tels quels ?

Pour la forme d’abord : d’une certaine manière, le procès-verbal est un genre littéraire en soi. C’est une grammaire, une syntaxe particulière. Il y a cette sécheresse du mot, parfois un côté désuet, ou roublard, toujours une bataille psychologique entre quelqu’un qui interroge et un interrogé. En l’espèce, il y a de véritables moments de bravoure. Et sur le fond, reproduire ces PV est une façon de s’interroger : à quoi ça rime de publier chaque jour des articles avec trois bouts de PV ? Regardons la question posée avant, celle d’après. Regardons le contexte. Regardons comment cette parole est recueillie. C’est valable pour pratiquement toutes les affaires : la parole est recueillie dans des conditions exécrables, justement pas « objectives » du tout ! Or, la presse, pour des raisons de place, va à l’essentiel, c’est-à-dire à la petite phrase, l’aveu, extorqué ou non, la citation idéale, et écarte tout le reste. J’ai décidé d’en publier suffisamment pour démontrer la logique à l’œuvre.

Au fil des pages, on découvre les méthodes policières de renseignement, l’univers carcéral décrits par les accusés : les conditions d’isolement sensoriel à Levallois-Perret, les prélèvements d’ADN, les nombreux interrogatoires…

Il ne s’agit pas de s’apitoyer mais de raconter la réalité. Rappeler qu’un individu en interrogatoire ne dort pas, et que ces conditions vont forcément le mettre dans une position de faiblesse. Rien de nouveau sous le soleil, certes. Et c’est bien justement le problème ! Plus emblématique encore de cette « affaire » est le travail des renseignements généraux puis de la Direction centrale du renseignement intérieur. Comment on leur apprend à faire des choses à la limite de la légalité, comme poser une balise pendant qu’une voiture est au garage, en réparation. Comment, si elle n’est pas en réparation, il faut se débrouiller pour le faire sur un parking, avec deux équipes, une chargée de surveiller le proprio, pendant que l’autre s’affaire sur le véhicule… Je raconte tout cela, les écoutes, les balises. Je reproduis un manuel de stage de formation du groupe opérationnel des ex-RG.

Joël Bouchité, l’ex-patron des renseignements généraux, vous révèle qu’il y avait bien une balise sous la voiture de Julien Coupat, bien avant les dégradations. Or cela pose problème…

Oui, car dans le dossier d’instruction, il n’y a trace d’aucune balise. C’est toute la question de la « judiciarisation du renseignement » et de la DCRI : elle a à la fois la casquette renseignement et la casquette judiciaire. Ce qui est recueilli dans des zones extrêmement grises par le renseignement (indics, écoutes, balises), sous le sceau désormais du secret défense, peut se retrouver « habillé » pour atterrir dans un dossier judiciaire. La question juridique, et morale, est de savoir comment on passe de l’un à l’autre. En termes de droit, si la balise n’a pas été autorisée, cela veut dire que tout le PV de surveillance de la nuit des sabotages – que la justice prête pour l’un d’eux à Julien Coupat et à Yildune Lévy – peut être annulé. Et s’il n’y a plus de PV de surveillance, l’instruction s’écroule.

Vous analysez aussi le traitement médiatique de l’affaire. Vous parlez des « grandes oubliettes de la petite actualité » et que la presse ne sort pas du dyptique innocent/coupable ou pour/contre.

La question n’est pas dans le noir/blanc. Mathieu Burnel, un des inculpés, l’analyse fort bien. La question est : est-ce que vouloir s’extraire de l’époque, c’est un crime ? Est-ce un crime d’ouvrir une ferme à des activistes, à des militants du monde entier ? C’est à cause de cela qu’on va surveiller ces gens. Cette question est bien plus signifiante. De dire que ce sont uniquement des gentils épiciers, ce n’est pas vrai. Évidemment qu’il y a des rencontres politiques, des discussions radicales qui sont menées. Mais est-ce qu’on est dans le terrorisme ? Est-il légitime d’utiliser contre eux les moyens de l’antiterrorisme – les plus importants d’un point de vue policier ? Est-ce qu’on peut discuter la notion de « préterrorisme » ? Et si oui, ça commence quand ? C’est ce que je demande à Squarcini.

C’est la notion de préterrorisme, que vous interrogez tout au long du livre, et que définit Bernard Squarcini, le patron de la DCRI.

C’est le grand dilemme de l’antiterrorisme. Car c’est une police qui, plus qu’aucune autre, a failli si les gens qu’elle poursuit commettent leurs actes. C’est une police préventive, mais pas au sens prévention de la délinquance : au sens d’essayer d’agir avant que les agissements n’aient lieu. Elle doit pour cela surveiller des gens qu’elle soupçonne capables de commettre des crimes et elle les arrête avant qu’ils ne les commettent. Sauf qu’on n’a absolument pas la certitude que les gens commettraient les crimes dont on les soupçonne.

Prenons Bernard Squarcini. À ses yeux, la « bande de Tarnac » – il l’appelle comme ça –, c’était « un pot au feu qu’il fallait laisser mijoter ». C’est ça, le préterrorisme du point de vue policier. On voit bien dans cette histoire les risques que ce « concept » fait courir aux libertés individuelles et collectives. Le terrorisme est une des clés de voute de la police sécuritaire. Contrairement à l’image qu’elle se donne, cette police n’a rien d’exceptionnel. Elle fait absolument partie du dispositif sécuritaire dans son ensemble. Ça commence par Vigipirate dans les gares à Paris, depuis des années. Ça se poursuit avec les niveaux d’alerte, etc. Cette notion de préterrorisme doit pouvoir être débattue. Tarnac en est l’occasion.

Propos recueillis par Simon Gouin

Photos : © David Dufresne

À lire : David Dufresne, Tarnac, Magasin général, Éditions Calmann-Lévy, mars 2012. Pour le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur lalibraire.com.

P.-S.

Chronologie réalisée par Le Monde sur l’affaire Tarnac.