Les coulisses du CAC40

Sympathies fascistes, oppression coloniale, brutalités anti-ouvrières : la face cachée de l’histoire de Michelin

Les coulisses du CAC40

par Olivier Favier

Du soutien à l’organisation terroriste d’extrême droite La Cagoule aux terribles conditions de travail imposées dans ses plantations de caoutchouc en Indochine, nous poursuivons notre enquête sur les secrets bien gardés de la firme Michelin. Ses silences en disent long sur les refoulements à l’œuvre dans notre époque.

« L’Aventure Michelin », telle qu’elle est présentée au musée clermontois, laisse peu de place à l’Histoire, à l’exception notable de la première guerre mondiale : « Du fond de ma tranchée je reste en contact avec la manufacture qui ne m’oublie pas, m’envoie des colis et me remonte le moral » entend-on en boucle dans la salle consacrée à la grande tragédie, d’une voix qui porte jusqu’aux espaces voisins, suscitant un sourire gêné de quelques visiteurs. Au-delà de l’image d’une entreprise qui soutient ses ouvriers devenus soldats, l’accent est mis sur le patriotisme de Michelin, qui soutient comme nulle autre entreprise française l’effort de guerre contre l’Allemagne.

« Pionniers de l’aviation de bombardement dès 1911, peut-on lire sur un cartel du musée, ils poussent à la création d’une aviation militaire. En 1914, Michelin offre à l’armée française 100 cellules d’avions. (…) Michelin aura construit, sans aucun bénéfice, 1584 Bréguet XIV à l’usine de Clermont, avec un rythme taylorien de sept avions par jour. En 1916, Michelin crée à Aulnat la première piste cimentée du monde. » Cet enthousiasme, pour visionnaire qu’il soit, à l’idée de porter la guerre à l’arrière sur les infrastructures et le monde civil, laisse évidemment songeur, tout comme l’impression donnée d’une entreprise sacrifiée sur l’autel de la victoire.

Michelin, principal bailleur de la Cagoule, organisation terroriste d’extrême droite

La vérité est tout autre. L’entreprise sort considérablement enrichie de la guerre, et a désormais ses entrées au sommet de l’État. Lors des grèves de 1920, où un ouvrier Michelin trouve la mort, lynché par des jeunes devant l’entrée de l’usine, la répression policière et judiciaire est violente. Les pompiers de l’entreprise projettent de l’eau bouillante sur les manifestants qui menacent d’entrer dans l’usine, les condamnations pleuvent. Édouard Michelin forme une « Garde civique », inspirée par les milices patronales lyonnaises de l’Union civique. Tous les chefs d’équipe y sont intégrés. Elle comprend 200 hommes dotés de matraques, formés au tir et au combat de rue. Leurs opérations coup de poing durant l’entre-deux-guerres contre les leaders politiques et syndicaux des partis ouvriers n’est pas sans rappeler le squadrisme italien, qui a préparé l’accession au pouvoir du fascisme.

Lire notre enquête : Loin des tranchées : quand les multinationales européennes engrangeaient déjà les profits de la guerre : https://www.bastamag.net/Loin-des-tranchees-quand-les

C’est ce groupe qui réapparaît en juin 1936 au moment des nouvelles grèves, financé cette fois par Pierre Michelin, le fils d’Édouard. « Quand on s’interroge sur la Cagoule en dehors de Paris et sa banlieue, écrit l’historien Éric Panthou, deux villes sont systématiquement citées : Nice (...) et Clermont-Ferrand. La capitale auvergnate est souvent considérée comme le second centre de la Cagoule après Paris. » La Cagoule, c’est le surnom donné à l’Organisation secrète d’action révolutionnaire et nationale (OSARN), qui assassine entre autres les frères antifascistes Carlo et Nello Rosselli [1], a ses entrées dans le grand patronat français – d’anciens cagoulards ou proches de la Cagoule comme François Mitterrand se recyclent après-guerre chez l’Oréal. Le réseau est en partie démantelé début 1938. Parmi la centaine d’inculpés, vingt-sept sont originaires de Clermont, dont une dizaine de salariés Michelin, comme Pierre Locuty, ingénieur depuis 1935, et membre du groupe d’auto-défense « Les Enfants d’Auvergne ».

Pierre Locuty est le bras armé d’un autre Clermontois, François Méténier, lors du spectaculaire attentat à la bombe du 11 septembre 1937 contre le la Confédération Générale du Patronat Français, rue de Presbourg à Paris, qui tue deux gardiens de la paix et sert à alimenter la peur du terrorisme d’extrême gauche. On s’en prend aux réfugiés espagnols, avant que Locuty ne soit arrêté en janvier de l’année suivante et ne passe aussitôt aux aveux. Libéré pendant la collaboration, il sera de nouveau interpellé à la Libération. Il complète alors son récit : « Je me souviens qu’en 1937 environ, Méténier m’a dit à Paris qu’il venait d’obtenir 1 million de Pierre Michelin, destiné je pense à l’organisation centrale à Paris, en tout cas, nous n’avons rien perçu de cette somme à Clermont-Ferrand. »

Cette assertion peut être recoupée avec plusieurs notes de polices qui pour l’une évoque des versements de six millions effectués par Pierre Michelin et pour l’autre le cite comme le seul bailleur de l’organisation terroriste ayant versé plusieurs millions. En 1939, le juge Béteille cite les régions de Clermont-Ferrand et de Lyon comme les principaux financeurs de l’OSARN. C’est donc fort opportunément que Pierre Michelin meurt dans un accident de voiture, une semaine avant l’arrestation et les aveux de Locuty. Cinq autres membres de la famille demeurent parmi les suspects, mais aucun ne sera inquiété.

Dans les années 1930, Clermont-Ferrand est un fief de l’extrême droite

Les Enfants d’Auvergne forment une sorte de « garde volontaire civile » destinée à protéger le siège de Michelin, ses archives et ses secrets de fabrication. Recrutant parmi les ingénieurs et les chefs de service, l’association compte quelques 300 membres. À la différence de l’organisation parisienne, qui recrute parmi les membres de l’Action française, les Clermontois sont pour l’essentiel des anciens membres des Croix de feu du Colonel de la Rocque. Quoi qu’il en soit, c’est bien l’esprit du 6 février 1934, anticommuniste et putschiste, qui motive leur action au-delà de la protection des intérêts patronaux. En septembre 1936, ils sont 1500, membres de l’association et soutiens patronaux, encouragés cette fois par Marcel Michelin, fils d’André, l’autre fondateur, à marcher sur la préfecture qu’ils occupent le jour durant, avant qu’Étienne ne mette fin à la démonstration de force.

Photo d’un dessin humoristique souvent reproduit dans les brochures publiées par Michelin dans les années 1930 / © Olivier Favier

Durant tout l’entre-deux-guerres, en-dehors de cette période de crise, la firme Michelin est obsédée par la rentabilité. La journée de huit heures, concession de Georges Clémenceau dans un contexte européen révolutionnaire, devient l’occasion de généraliser les trois-huit. La mutuelle et la présence d’infirmières du travail [2] permettent quand à elles de limiter les arrêts et de rester discret sur les pathologies et les accidents qui pourraient ternir l’image de l’usine.

Le réseau de transport oriente le recrutement vers le monde paysan, réputé plus docile, qui ne quittera la campagne que pour être gardé à vue dans les cités Michelin. On se renseigne auprès des prêtres afin de ne pas embaucher de fortes têtes. Il faut être docile pour entrer chez Michelin. Pour les postes d’encadrement, on en demande sans doute un peu plus : parmi les suspects de 1938 listés par la police clermontoise comme membres de La Cagoule, on trouve dix membres sur les douze qui constituent la direction de Michelin.

À cette époque, Michelin a des liens étroits avec les familles Agnelli et Pirelli, soutiens inconditionnels de Mussolini et de sa politique. Michelin est implanté à Turin, et publie dans sa revue italienne illustrée, Bibendum, des articles et des photos où l’adhésion au fascisme mussolinien ne souffre aucune équivoque. Dans la salle des fêtes de l’entreprise, le nouvel an 1935 est salué d’une banderole : « Bonne année fasciste. Michelin Italie. »

L’année suivante, la revue montre en couverture un Bibendum au volant d’un camion militaire italien pénétrant dans un village éthiopien, alors même que la conquête de l’Abyssinie par les troupes mussoliniennes a entraîné le retrait de l’Italie de la Société des Nations. Qu’à cela ne tienne, le nouveau siège de Michelin Italie reçoit la visite du Maréchal Graziani fin 1937, lequel vient d’orchestrer des massacres de plusieurs jours à Addis-Abeba, dont l’écho s’est fait entendre dans l’Europe entière. Ce soutien à une campagne coloniale, dont la brutalité paraît déjà anachronique, n’a sans doute que peu à voir avec le goût de l’exotisme ou de l’aventure, et encore moins avec la joie de voir l’Italie s’offrir enfin « sa place au soleil ». C’est bien d’ailleurs dans la nouvelle Afrique orientale italienne que se situe le nouveau siège de Michelin Italia auquel le Vice-Roi d’Abyssinie rend visite.

La plantation Phú Riềng en Indochine ou « l’Enfer sur terre »

Il y a quelques mois, l’arrestation d’un leader syndical en Indonésie, qui protestait contre l’accaparement des terres au profit de la monoculture intensive d’hévéa pratiquement présentée comme une campagne de reboisement a rappelé que le monde du pneumatique [3], non content de délocaliser sa production là où le coût de la main d’œuvre est plus faible, était dès l’origine dépendant d’une matière première qu’on ne trouve pas en Europe. Cet épisode fait ressurgir la mémoire de la révolte de 1930 dans la plantation Michelin de Phú Riềng, bien connue grâce au témoignage extrêmement précis d’un ancien coolie devenu l’un des leaders du Viêt Nam communiste, Trần Tử Bình, ainsi que par l’étude menée par l’historien Éric Panthou.

« Les artisans géniaux de la plus formidable entreprise coloniale dont l’histoire se souvient ». La revue Bibendum, éditée par Michelin Italie, janvier-juin 1936

Comme le remarque celui-ci, « si les publications en France de la firme clermontoise sont muettes sur l’existence de plantations en Indochine et sur les conditions des coolies s’assimilant à celle des esclaves, il n’en est pas de même de la revue italienne (...) Bibendum ». La légendaire discrétion des Michelin n’aurait-elle pour mesure que ce dont on peut ou non tirer profit ? Le fait est que la présence de Michelin dans l’Indochine coloniale et postcoloniale est longtemps restée en France à une lecture édulcorée [4]. Pourtant, la firme demeurera au Sud Viêt Nam jusqu’à la chute de Saigon.

C’est par une traduction anglaise de 1985 qu’Éric Panthou découvre l’existence du récit de Trần Tử Bình. Aux États-Unis, ce livre est devenu un classique des Vietnam Studies et est considéré comme le plus fiable sur la condition ouvrière dans les plantations. En langue anglaise, malgré l’intérêt pour l’histoire de l’hévéa en Indochine manifesté Outre-Atlantique, il constitue l’une des seules sources accessibles sur Michelin, qui a obstinément fermé son accès aux archives à tous les chercheur, d’où qu’ils viennent, à l’exception des rares qu’il a commandités.

S’appuyant sur les sources de l’Université populaire de Clermont-Ferrand, sur des copies d’archives Michelin mises à sa disposition par un autre chercheur, et sur différents fonds en France et au Viêt Nam, Éric Panthou est parvenu à constituer un solide appareillage critique autour du témoignage de Trần Tử Bình, montrant que les quelques exagérations de cette histoire publiée en 1965 n’altèrent en rien la valeur globale du propos. Dans sa propre étude, il montre comment Michelin, en exportant son obsession tayloriste sans la moindre préoccupation pour les spécificités locales, s’est enfoncé dans une spirale de violences et de répression, créant les conditions pour la structuration d’un mouvement communiste qu’il redoutait tant. Loin de faire amende honorable, après le meurtre en 1927 d’un assistant français, la répression des émeutes de 1930 et l’assassinat de trois coolies deux ans plus tard, Michelin enverra en 1936-1937 deux dirigeants ouvertement d’extrême droite en mission contre l’hydre marxiste.

Manœuvrant en haut lieu, fort de son image d’entreprise patriote, Michelin a pourtant multiplié au début des années 1920 nombre de dérogations et de passe-droit, lui permettant d’avoir le contrôle sur toute la chaîne de production et de tirer un profit considérable de la matière première. Refusant d’adhérer jusqu’en 1937 au Syndicat des planteurs de caoutchouc de l’Indochine, Michelin parvient par son action à se faire détester jusque par le gouverneur de Cochinchine, qui note la même année « un esprit "planteur" absolument lamentable sur les plantations Michelin (…), la morgue et l’esprit féodal des deux directeurs successifs de la plantation... une exploitation en vase clos, ignorante de la vie réelle des Annamites, sous l’autorité des assistants français condescendants lointains et sans antennes. » En 1992, quand le Viêt Nam décide de rouvrir le pays aux capitaux étrangers, étasuniens compris, Michelin se voit adresser une fin de non-recevoir. Cela suffit à prouver qu’ici au moins, on n’a rien oublié.

Olivier Favier

Photo de une : Olivier Favier

Écouter les précisions d’Éric Panthou, historien et coauteur du livre sur Les Plantations Michelin au Viêt-nam, 2013, La Galipote

Michelin, la droite et l’extrême droite

La révolte de 1930 dans une plantation Michelin en Indochine

Notes

[1Sur toute cette période voir l’article très complet d’Éric Panthou, « De l’opposition aux grèves au financement de la Cagoule : Michelin et le groupe d’autodéfense à Clermont-Ferrand, 1936-1937 », Quaderni del Circolo Rosselli, n°2-3, 2017, p. 204-226.

[2Voir à ce propos Éric Panthou, « Note sur le service médical et les caisses de secours mutuels de l’entreprise Michelin, de leur origine aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale » in Bulletin d’histoire de la sécurité sociale en Auvergne, n°11, 3e trimestre 2010, p. 24-33.

[3Michelin avait été déjà épinglé pour des raisons assez voisines en Inde en 2012, dans l’État du Tamil Nadu.

[4Voir notamment le livre commandé par Michelin à François Graveline, Des hévéas et des hommes, l’aventure des plantations Michelin, Paris, N. Chaudun, 2006.