Agriculture

Surprofits des groupes laitiers, indigence des pouvoirs publics : pourquoi l’avenir du lait bio est en péril

Agriculture

par Sophie Chapelle

Alors que les prix des aliments bio restent trop élevés pour nombre de consommateurs, des éleveurs laitiers bio peinent à boucler leur fin de mois. Outre les surmarges de la grande distribution, la responsabilité du gouvernement est en cause.

Sur les rayons des supermarchés, les bouteilles de lait bio affichent toujours un prix quasiment double à celui d’un lait conventionnel. Prenons l’exemple d’une bouteille Lactel (du groupe Lactalis) : en juin dernier, le litre en bio coûtait 2,80 euros contre 1,40 euro pour une brique de lait conventionnel [1].

Pourtant, à l’autre bout de la chaîne, les éleveurs laitiers bio percevaient autour de... 40 centimes le litre, soit sept fois moins ! La situation est inédite : à cette période, ils étaient même moins bien payés que leurs collègues en conventionnel. Si le bio est plus cher dans les étals, c’est donc avant tout en raison des surmarges pratiquées par la grande distribution. Mais ces écarts de prix révèlent aussi les difficultés de rémunération rencontrées par les éleveurs laitiers bio depuis bientôt un an. Un dysfonctionnement qui menace déjà la filière, avec des éleveurs qui préfèrent repasser en agriculture conventionnelle, avec son lot de pesticides, d’engrais chimiques et de pollution des sols et des rivières. Un comble !

Guillaume Hamel, éleveur dans le Calvados, s’est converti au bio il y a une dizaine d’années. « Avant, j’étais dans un schéma hyperproductiviste. Il fallait tripler la production que faisait mon père à base d’engrais, de chimie... on était la tête dans le guidon. » Les crises successives dans la filière l’ont conduit à repenser son modèle. « Pour sortir de cette spirale infernale, nous sommes beaucoup à être passés à partir des années 2010 vers le bio avec des productions plus faibles, mais les plus autonomes possibles. » Le modèle privilégie des vaches dans les prairies, nourries à l’herbe, avec une majorité des aliments produits sur la ferme.

La consommation de lait bio ne suit plus la production

La production laitière biologique s’est développée en parallèle à l’augmentation de la consommation de produits bio. Entre 2015 et 2021, le volume de lait bio produit en France a doublé, passant de 600 millions de litres à 1,2 milliard. D’ici la fin de l’année, 100 millions de litres de lait bio en plus pourraient être collectés, prévoit l’interprofession laitière, en raison des conversions en cours. Contrairement à leurs homologues en conventionnel, les éleveurs bio bénéficiaient de prix stables et en progression constante [2].

Mais depuis un an, les entreprises peinent à écouler le lait bio – Lactalis, Sodiaal, Agrial et Biolait sont les quatre principaux collecteurs. La consommation n’augmente plus aussi vite que la production. Au terme de dix ans de croissance à deux chiffres, le marché de la bio ralentit. Pour la première fois, les ventes baissent [3].

Faute de marché, le lait bio est « déclassé ». Concrètement, la laiterie, qui collecte les paysans bio et conventionnels, met tout le lait dans la même citerne. En octobre 2021, Lactalis a ainsi annoncé qu’il déclassait 30 % du lait bio collecté. La situation est similaire chez d’autres collecteurs, à l’exemple de Biolait : le prix pour 1000 litres est descendu de 500 euros à 385 euros durant plusieurs mois. En 2021, le prix moyen est au final compris entre 462 et 472 euros les 1000 litres, mais la tendance est nettement à la baisse, avec des différences plus ou moins fortes selon les collecteurs et les territoires.

Vente de vaches et retour au conventionnel

Dans le Calvados, Guillaume Hamel observe déjà les conséquences de ces baisses de prix, dans un contexte d’inflation et de sécheresse qui pèse fortement sur la quantité de fourrage disponible. « Plusieurs éleveurs n’ont pas de trésorerie pour acheter du fourrage, alors ils vendent des vaches (on parle de "décapitalisation", NDLR). La décapitalisation touche à peu près tout le monde. Certains requestionnent ce modèle où on bosse comme des fous sans obtenir de reconnaissance. Un gars de ma laiterie vient de vendre ses vaches pour repasser en conventionnel et cultiver des céréales. Une vache, c’est 50 heures de travail par an pour les tâches d’astreinte, quand un hectare de blé c’est 5 heures annuelles... » [4].

« Il y a aussi des projets d’installation en bio qui ne se font pas ou sont reportés, complète Éric Guihery, éleveur laitier et membre de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). Tous les opérateurs de la filière laitière ont mis en place un moratoire depuis un an et demi sur les conversions. » Ces opérateurs accompagnaient financièrement les conversions à l’agriculture biologique de leurs adhérents à travers des compléments de prix – Biolait versait par exemple entre 30 et 60 euros par tonne pendant les deux à trois ans que dure la conversion. Cet accompagnement perdure encore pour les projets d’installation, y compris sur des terres qui ne sont pas en bio. Mais les signaux envoyés ne sont pas très bons... Depuis le début de l’année, la dynamique de conversion au bio est à l’arrêt dans toutes les filières et partout sur le territoire.

Seulement 6 à 10 % de bio dans les cantines

Le lait bio atteint-il un plafond de verre ? Non, selon la Fnab, car les cantines – cantines scolaires et restauration d’entreprise – sont censées augmenter la part d’aliments bio dans leurs menus. Le gouvernement avait en effet fixé un objectif de 20 % de produits bio dans les cantines au 1er janvier 2022. Or, dans les écoles, la part du bio représente seulement 6 à 10 % des repas des enfants, selon les remontées de terrain que la Fnab a compilées. « Si l’État avait vraiment fait 20 % de bio dans les cantines partout, ça absorberait l’excédent de volume. Mais il n’y a a pas de sanction si ce n’est pas fait, déplore Éric Guihery. Toute la filière était prête. Augmenter la part du lait bio dans les cantines grâce aux yaourts ou au beurre, ce serait facile. » La responsabilité de la puissance publique est clairement pointée du doigt.

« On a besoin des consommateurs, renchérit Guillaume Hamel. S’ils regardent en magasin, ils verront que l’écart de prix entre un yaourt bio et un yaourt conventionnel s’est réduit. » Il déplore le manque de communication de l’interprofession pour promouvoir le bio.

Mieux répartir la valeur, interdire les surprofits

La loi Alimentation, dite loi « EGalim », adoptée en 2018 devait permettre aux agriculteurs de vivre de leur métier. Quatre ans après, la valeur n’est toujours pas mieux répartie au sein de la filière comme en témoigne la différence de prix entre le litre de bio vendu aux consommateurs et celui payé aux producteurs : 2,40 euros d’écart dans le cas de la bouteille de Lactel bio.

La Confédération paysanne demande l’interdiction immédiate des surmarges de la grande distribution sur les produits de qualité de type AOC ou AB. Le syndicat ne croit pas non plus en la possibilité que l’industrie et la grande distribution s’accordent pour protéger le revenu paysan. « Il faut agir à la racine, c’est-à-dire interdire l’achat des produits agricoles en dessous de leur prix de revient, au lieu d’attendre un hypothétique ruissellement dans des filières alimentaires opaques », estime la Confédération paysanne.

Guillaume Hamel pointe aussi le rôle des transformateurs privés qui ne jouent pas le jeu : « En 2022, les six entreprises laitières (Danone, Lactalis, Montsûrs, Olga, Saint-Père et Sill) ont augmenté le prix de 3 à 7 % auprès des grandes et moyennes surfaces. Mais aux exploitations, ils nous ont dit que la consommation s’était tassée. Ils se gavent ! »

L’éleveur a fait les calculs, en prenant en compte les surcoûts liés à la sécheresse et à l’inflation - augmentation du prix du gazole, de l’électricité, des prestations des entrepreneurs qui font les récoltes. « Aujourd’hui, les prix sont insuffisants par rapport aux 60 à 70 heures de travail sur l’exploitation. Pour s’en sortir, il faudrait que le prix du lait dépasse les 50 centimes par litre », calcule-t-il. « Il faut mettre les pouvoirs publics face à leurs responsabilités, somme Yves Sauvaget, éleveur dans la Manche et adhérent de la Confédération paysanne. Ils ont supprimé les aides au maintien tout en continuant d’encourager les conversions et en maintenant l’objectif de 25 % de surfaces en bio d’ici à 2030. Cela ne peut pas se faire sur le dos des éleveurs. »

Le cri d’alarme sera-t-il entendu ? En 2021, le gouvernement, en dévoilant sa copie sur la politique agricole commune qui entrera en vigueur en 2023, a confirmé sa volonté de tailler dans les aides au bio. Il fait le choix de remettre l’avenir des agriculteurs bio entre les mains du marché.

« Nos pratiques font économiser de l’argent public, sur la dépollution de l’eau ou sur la santé publique, note Philippe Camburet, président de la Fnab. Mais contrairement à l’ensemble de l’agriculture, nous devons nous organiser avec le marché et donc les prix, dans un pays où sept millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire et où 5 à 10 % des cancers sont liés à des facteurs environnementaux, c’est quand même ridicule. » La promesse d’un quinquennat écologique s’éloigne encore.

Sophie Chapelle

Photo : © Sophie Chapelle

Notes

[1Prix relevés par la Confédération paysanne le 8 juin 2022 lors d’une action dans un magasin Carrefour à Amiens

[2Selon un spécialiste de la filière, le prix du lait bio est, en moyenne annuelle, situé entre 450 et 470 euros les 1000 litres, contre 420 euros les 1000 litres en 2010.

[4Les éleveurs consacrent en moyenne une cinquantaine d’heures de travail par vache et par an aux différentes tâches d’astreinte de leur atelier laitier (cela évolue selon le niveau d’équipement de la ferme, comme un robot de traite par exemple), selon une étude de la Chambre d’agriculture de Bretagne. Soit dix fois plus de temps que pour s’occuper d’un hectare de blé.