Dumping social

Sur les océans, comment les marins subissent de plein fouet les vagues de la dérégulation

Dumping social

par Delphine Bauer

« Loin des yeux, loin du cœur. » Sur des cargos ou porte-conteneurs géants perdus au milieu des océans, les gens de mer sont les premières victimes d’une mondialisation sans visage qui, toujours au nom de la concurrence, rabaisse les coûts sociaux à tout prix. Les entreprises françaises ne sont pas exclues de ces pratiques douteuses, n’hésitant pas à immatriculer leurs bateaux sous le régime des pavillons de complaisance. Malgré les promesses de l’ancien Président François Hollande, l’État français est, lui aussi, loin d’être irréprochable. Il possède même son propre régime dérogatoire, qui participe de la dégradation progressive des conditions de vie et de travail des marins, malgré les efforts d’inspecteurs aux moyens limités. Enquête.

« On a cru à la politique maritime de François Hollande. Il voulait une flotte forte et fermer les paradis fiscaux. En cinq ans, il n’a rien fait. » C’est avec amertume que Michel Le Cavorzin, secrétaire fédéral de la CGT-marins, évalue le bilan du quinquennat. Un an avant sa fin, le scandale des Panama Papers éclatait, révélant de nombreux actionnaires internationaux (dont Français) de sociétés offshore au Panama. Mais ce petit pays est également connu comme le pavillon de complaisance numéro un mondial, selon l’International Transport Federation (ITF), qui représente 700 syndicats internationaux du transport.

Pavillon de complaisance ? Selon la définition donnée par l’ITF, l’expression concerne un navire « pour lequel la propriété réelle et le contrôle se situent dans un pays autre que celui du pavillon (c’est à dire de l’État, ndlr) sous lequel il est immatriculé ». En clair, un armateur français peut faire immatriculer son navire dans un paradis fiscal maritime, tel le Panama, en payant moins d’impôts, en échappant au droit du travail et à la réglementation en matière de sécurité ou d’environnement en vigueur dans le droit social et maritime hexagonal.

Les armateurs français friands du offshore

Si le Panama est tristement célèbre pour ces pratiques, l’ITF a aussi établi en 2013 une liste d’une trentaine d’autres pavillons de complaisance, comme le Liberia, les Bahamas, les îles Marshall, Malte... mais aussi la France, à travers un système d’immatriculation particulier : le Registre international français. La France est donc épinglée par les syndicats, mais défendue par les gouvernements successifs qui déplorent, eux, ce classement.

En passant par ces pavillons « bis », des compagnies françaises bénéficient, sur la mer, de conditions particulièrement rentables... A l’instar des prestigieuses croisières du Ponant, qui se targuent sur leur site d’une « french touch » de luxe, d’un équipage français... Et dont l’un de ses navires en Méditerranée accueillera la « croisière de la rédaction » du Figaro en septembre 2017, avec des intervenants comme Ivan Rioufol, Agnès Verdier-Molinié ou Yves Thréard. Cette compagnie confie le recrutement des gens de mer à une agence de manning – l’équivalent d’une société d’intérim – UMS, basée à Wallis et Futuna, deux poussières d’empire perdues dans le Pacifique (15 000 habitants) qui disposent de leur propre pavillon fondé dans les années 70.

« Le niveau zéro de la législation sociale »

Or, pour Corine Archambaud, inspectrice maritime rattachée à l’ITF, Wallis et Futuna apparaît comme « le niveau zéro de la législation sociale ». Le pavillon aurait même été spécialement créé pour les croisiéristes. « Ce DOM français compte un territoire avec une législation à part, confirme Michel Le Cavorzin, où il est possible d’immatriculer des navires à des conditions intéressantes. » En 2012, Jean-Emmanuel Sauvée, le PDG du Ponant, évoquait néanmoins, dans une interview, une « souplesse d’exploitation en permettant d’embarquer des marins de toutes nationalités ». Il évoquait l’obligation d’avoir recours à un capitaine et un suppléant français, et au moins 25% de Français parmi le personnel de conduite. Le PDG affirmait aller plus loin en embauchant 40% de Français. Contre 100% dix ans auparavant.

En tant qu’inspectrice syndicale, Corine Archambaud est censée avoir le droit de monter à bord des navires pour vérifier que les contrats ou les conventions collectives sont respectés. Or, elle affirme que « dans cette compagnie, on n’a jamais pu avoir accès aux marins. Il n’y a pas de protection des marins, qui se retrouvent complètement isolés ». Dans la même interview, Jean-Emmanuel Sauvée déclarait que les conditions salariales étaient très attractives. Mais pour Corine Archambaud, « un barman du Ponant gagne 1 700 dollars, brut de charges salariales. Il travaille six mois, 30 jours sur 30, sans congés payés. Il est usé, et il va recommencer, sans avoir droit au RSA entre deux missions. Il va s’appauvrir peu à peu ». Contactées, les croisières du Ponant n’ont pas donné suite à nos questions.

Des responsabilités volatiles

Mais cet exemple n’est qu’une des conséquences des recours aux pavillons de complaisance. Qui a oublié la tragique marée noire du Prestige en 2002 ? Propriétaire grec, navire domicilié au Liberia, battant pavillon des Bahamas, dont le certificat d’aptitude avait été donné par une société américaine après un contrôle à Dubaï, affréteur suisse, équipage roumain et philippin, pétrole transporté chargé en Lettonie à destination de Singapour, et une cargaison assurée par une compagnie britannique... Qui allait être reconnu responsable des 63 000 tonnes de fioul répandues sur les côtes espagnoles, ayant provoqué la mort de plusieurs centaines de milliers d’oiseaux, entre autres ?

Il faudra attendre janvier 2016, 14 ans après les faits, pour que trois condamnations soient prononcées : celles du capitaine et du propriétaire grecs, ainsi que de l’assureur britannique, tous jugés responsables par le tribunal suprême espagnol. Car dans les cas de catastrophes écologiques, naviguer sous pavillon de complaisance exonère en effet l’armateur de ses responsabilités. « Avant, c’était simple. Dans un pavillon, il y avait un armateur, un navire et des marins. Aujourd’hui, il y a un propriétaire, un armateur qui affrète, un donneur d’ordre, une société qui emploie les marins », ce qui complique la traçabilité des contrats, des commanditaires et donc des responsabilités, constate Michel Le Cavorzin.

Au nom de la compétitivité

Focus sur la France. Pour comprendre les dévoiements du shipping dans l’Hexagone, il faut remonter trente ans en arrière. En 1986, au cœur du vieux continent, la France, dont les surfaces maritimes sont les deuxièmes plus importantes du monde, doit rester compétitive face à une concurrence nouvelle venue d’Europe et des pays émergents. Le gouvernement de l’époque, piloté par Jacques Chirac, encourage alors la création d’un pavillon maritime de second registre, le pavillon dit Kerguelen, petites îles perdues au milieu de l’océan indien peuplées de phoques et de manchots.

Ces îles, jadis surnommées « îles de la désolation » portent désormais mal leur nom : ce pavillon de second registre, créé en parallèle du registre national, est censé apporter plus de compétitivité aux armateurs et entreprises maritimes français pour les navires de charge. Dans les faits, ils y gagnent une réduction des coûts sociaux comme des avantages fiscaux. Les îles Kerguelen se transforment en Registre international français en 2007.

Le second registre au cœur du système français

Dès lors, les armateurs ont trois possibilités d’enregistrement : le registre national, soumis au droit du travail français, qui oblige l’armateur à immatriculer son navire dans le port français le plus proche de son siège, à embaucher des marins français, et à respecter la convention collective de la profession. Le registre bis (ou second registre) dit Registre international français (RIF), celui de Kerguelen, où les règles de sécurité nationales et internationales sont respectées, mais où il existe une discrimination sociale basée sur la nationalité des marins – entre européens, et entre européens et non-européens. Enfin, les pavillons de complaisance totale – sans législation sociale, comme à Wallis et Futuna.

En ce qui concerne le RIF, largement majoritaire, « sur tout ce qui est sécurité, on se trouve bien au niveau du premier registre, mais le droit d’embauche permet d’avoir recours à des européens – au détriment de travailleurs français – voire de non-européens, précise Corine Archambaud. Il y a obligation d’au moins 25% d’équipage européen. Mais un officier roumain ne coûte pas la même chose qu’un français ! » En 2014, la flotte nationale comptait 284 navires inscrits au second registre, représentant 80% des capacités de transport de la flotte de commerce. C’est dire son poids stratégique.

« Sur 98% des bateaux, il y a des problèmes »

Alors que 2016 marque un record de dix milliards de tonnes de marchandises transportées, et que le secteur est florissant, la situation des gens de mer se précarise. Laure Tallonneau fait partie des cinq inspecteurs ITF répartis dans les grands ports français. Chaque année, elle inspecte à Brest une centaine de navires. « Sur 98% des bateaux, il y a des problèmes », lâche-t-elle : retards de paiements de salaires, conventions collectives pas respectées, ou conditions de vie précaires. Parfois, le personnel doit même se passer de légumes frais pour réduire les coûts ! Pourtant, « les salaires des marins ne représentent rien comparés au prix du fuel ou de l’entretien. Peut-être 5% du coût total de fonctionnement d’un navire », relève-t-elle.

Les plus grands groupes mondiaux sont concernés. Michel Le Cavorzin constate que Maerck, le leader mondial, « a licencié des marins européens ou supprimé des embauches sous contrats internationaux ». Les groupes français n’échappent pas à la règle. Contactés par Basta!, la CMA-CGM, basée à Marseille, Louis Dreyfus Armateurs (LDA) et Bourbon, fleurons du transport maritime hexagonal, n’ont pas répondu à nos questions.

Les marins français touchés par le dumping

Jean-Philippe Chateil, de la CGT, explique : « Quand ces groupes font appel à des marins français, ils sont sous contrats français. Mais les marins étrangers sous contrats internationaux passent par des sociétés de manning. » Sans contrôle sur les temps d’embarquement, les jours de repos ou les conditions de travail. Mais les marins français, relativement protégés jusqu’à maintenant, sont également touchés par le dumping. Des sociétés comme V.Ships cherchent à réduire les congés, augmenter les temps d’embarquement, utilisant les nouvelles règlementations comme la loi El Khomri, ce que dénonce Jean-Philippe Chateil.

Mais si les grands groupes passent tous par le registre bis, au moins, souligne Jean-Paul Hellequin, porte parole de la CGT marins du grand-ouest et président de l’association Mor Glaz, ils respectent les contrats passés car ils n’ont pas d’intérêt à être associés à des scandales. Il y a deux ans, Orange Marine faisait néanmoins face aux plaintes des inspecteurs ITF. Ces derniers dénonçaient des irrégularités sur l’application des grilles de salaire et s’interrogeaient sur les conditions des marins malgaches employés par CDD de six mois sur ses navires. En général, « très peu de marins osent se plaindre », nuance Laure Tallonneau. Par peur d’être black-listé, et de perdre son gagne-pain.
 

Le dur labeur des inspecteurs

Pour lutter contre les conditions délétères qui découlent de l’immatriculation en RIF ou en pavillon de complaisance, les outils restent limités. Du point de vue syndical, seule l’ITF – et sa version européenne l’ETF – ont mis en place des procédures censées promouvoir de meilleures pratiques. Entre autres, des accords passés entre les armateurs et l’ITF, qui garantissent, sur le papier, des conditions décentes de travail, et un arsenal d’inspecteurs qui ont pour rôle de les contrôler à bord des navires. En priorité, ceux qui n’ont pas ratifié la Maritime Labor Convention (MLC), adoptée en 2006.

Dans ce combat laborieux, les méthodes diffèrent selon les syndicats et leur ligne politique. Mais ils doivent faire face aux mêmes résistances des armateurs. « Si on me bloque, j’appelle la police maritime qui me permettra d’avoir accès aux documents », explique Corine Archambaud. Les documents, ce sont les fiches de paie, parfois trafiquées, sur lesquelles les marins se voient taxés de prélèvements incongrus : adhésion obligatoire à un syndicat, taxe de 5% s’ils veulent être payés en cash...

Fuite en avant

Les conditions de vie peuvent aussi être très dégradées. Corine Archambaud se rappelle d’un navire dont l’armateur venait de Sierra Leone. « Il était dans un état pitoyable. Un cargo de 1958, sur lequel les marins étaient payés entre 200 et 500 dollars – soit largement sous le seuil recommandé par l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à 600 dollars par mois minimum. Il comprenait des lits en palette, était dirigé par deux commandants de 70 ans, équipé d’une échelle de meunier très raide, d’une grue non conforme qui a failli se renverser au milieu de l’océan. »

Dans de tels cas, quels sont les recours des inspecteurs ITF ? Porter plainte au centre de sécurité des navires, afin de faire enregistrer le navire comme étant en infraction, et immobiliser le bateau tant que l’armateur décide de ne pas corriger le tir. Ils peuvent aussi prévenir l’inspection du travail, qui, seule, peut faire appliquer la loi française, émettre des PV, des amendes, ou réaliser des enquêtes quand il y a un accident du travail. Mais cela n’est pas toujours suffisant, spécialement quand les armateurs décident de s’immatriculer sur des registres moins regardants. En 2014, les groupes français Louis Dreyfus Armateurs et CMA-CGM ont ainsi passé, chacun, deux navires sous pavillon maltais.
 
Delphine Bauer – Collectif Youpress

Photo : CC Guillaume Baviere