Présidentielle

Si elle gagne, la gauche n’aura aucun droit à l’erreur

Présidentielle

par Agnès Rousseaux, Ivan du Roy

Ce premier tour marque une radicalisation sans précédent de l’électorat de droite, qu’il demeure fidèle au sarkozysme ou qu’il lui préfère le Front national. La démocratie, que l’on peut sacrifier, est devenue leur variable d’ajustement. En face, de lourdes responsabilités pèseront sur les épaules de la gauche, quelles que soient ses composantes, si elle accède au pouvoir.

Certes, le score des gauches n’a jamais été aussi élevé depuis dix ans. Cumulées, les voix de François Hollande, du Front de gauche, d’Europe écologie-Les Verts et de l’extrême gauche approchent les 45 %. En 2007, Ségolène Royal suivie par des gauches radicales et écologistes très divisées totalisaient à peine 37 % des suffrages. Même en 2002, les candidats de gauche [1] avoisinaient « seulement » les 42 %. Mais, quoi qu’en disent les sondages, le second tour est loin d’être joué. Malgré la contre-performance du président sortant, les droites dures n’ont jamais été aussi fortes. L’UMP et le FN, auxquels vient s’ajouter le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan, frôlent les 47 % des suffrages. Soit trois à quatre points de plus qu’en 2007 ! [2]. Non seulement le FN siphonne à son tour les voix de l’UMP, mais il attire de nouveaux électeurs. L’extrême droite n’a jamais été aussi puissante électoralement, rassemblant près de 6,5 millions de voix. Contrairement à ce qu’avaient assuré bien des commentateurs au soir du premier tour de 2007, Sarkozy n’a pas fait revenir une partie des électeurs frontistes dans le giron républicain. Bien au contraire !

La démocratie, nouvelle variable d’ajustement

Dans un monde envahi par l’incertitude – économique, sociale, climatique, énergétique, géopolitique –, cette photographie électorale révèle une double radicalisation de plus en plus extrême des électorats de droite. Radicalisation des possédants, vis-à-vis de tout ce qui « pèse » sur leurs modes de vie : fiscalité à alléger, voire à supprimer, services publics à privatiser, intérêt général à saper, préoccupations écologiques à combattre. Toute notion de solidarité est à bannir, quitte à stigmatiser et à diviser toujours plus. Eux continuent d’adhérer au sarkozysme, dont le discours marginalise à droite ceux qui affichent encore quelques préoccupations humanistes, de l’héritage gaulliste au social-libéralisme éthique proposé par François Bayrou. On l’a constaté dès la soirée électorale. Les écrans de fumée pour faire oublier les déboires du néolibéralisme et du capitalisme financier ont repris de plus belle. Au choix : viande hallal, droit de vote de résidents étrangers aux élections locales, immigration… « Les Français ont le droit à la vérité et la clarté », scande Nicolas Sarkozy au soir du premier tour. Lui, qui invente des chiffres, méprise les faits, propose des mesures qu’il n’a pas su mettre en œuvre, caricature les débats, bafoue toute éthique. Comme si le système n’était plus vendable et qu’il fallait trouver en permanence les moyens de contourner l’évidence. En ramassant au passage les voix du Front national. La démocratie est sa nouvelle variable d’ajustement.

Radicalisation des dépossédés, ou de ceux qui se perçoivent comme tels : les zones rurales et semi-urbaines, géographiquement éloignées des grands centres, déconnectées de leurs dynamiques économiques, sociales et culturelles, et frappées par la désindustrialisation. C’est là où le FN continue de percer. Bien plus que dans les quartiers populaires et difficiles des banlieues franciliennes ou lyonnaises. L’Ariège, terre rurale traditionnellement de gauche, vote désormais davantage Marine Le Pen que la Seine-Saint-Denis, où se concentrent pourtant bien des difficultés sociales (16,8 % contre 13,5 %). La petite ville ouvrière de Thourotte, dans la banlieue de Compiègne (Oise), pourtant administrée par un communiste, vote davantage FN (25,5 %) que Vaulx-en-Velin (13,83 %), banlieue lyonnaise qui vit apparaître la première le phénomène des émeutes. La fracture géographique s’accentue entre ceux qui peuvent malgré tout espérer se raccrocher à la mondialisation économique ou culturelle, et ceux qui se sentent écartés, voire méprisés : les quartiers populaires périphériques des villes ont souvent préféré le Front de gauche au FN, à l’inverse des zones semi-rurales.

Deux interrogations fondamentales

Et la gauche dans tout ça ? La situation est paradoxale : le score du FN est alarmant, mais le rejet du sarkozysme et l’impératif d’une véritable redistribution des richesses, amenée au cœur du débat par le Front de gauche, laissent quelques lueurs d’espoir. Quels auraient été le score du FN et le taux d’abstention si la campagne de Jean-Luc Mélenchon n’avait pas pris pour cible Marine Le Pen tout en s’adressant au monde du travail et aux catégories populaires ? Et si Eva Joly n’avait régulièrement appelé de ses vœux une République exemplaire, thématique reprise par François Hollande ? Seule une véritable transformation sociale, accompagnée d’une reconversion écologique de l’économie et d’une transition énergétique, est en mesure de nous faire passer le cap des crises et des incertitudes actuelles, sans sombrer dans une répétition post-moderne des drames du XXe siècle. Avec deux interrogations fondamentales : cette transition est-elle possible dans le cadre du système actuel, et si non, comment poser les bases d’un nouveau système ? Comment y associer pleinement les populations qui se sentent aujourd’hui déclassées et écartées, qui voient leurs marges d’autonomie et leur horizon des possibles perpétuellement réduits ?

L’expérience des trente années passées, où la gauche lorsqu’elle était au pouvoir n’a fait qu’accompagner – en la rendant un peu moins inacceptable – l’absurdité du néolibéralisme financier, nous permet de répondre à la première question. L’injonction permanente à s’adapter au cadre actuel, à se féliciter des quelques marges de manœuvre, de plus en plus réduites, qu’il nous concède, n’est plus de mise. Le retour à la situation antérieure n’est pas non plus une perspective. Choisir entre petits ajustements et grands renoncements ne doit plus être la seule alternative. Si cela reste le cas, nous irons dans le mur, socialement et écologiquement. « Nous savons tous que le monde est à l’envers : nous agissons comme s’il n’y avait pas de limites à ce qui, en réalité, n’est pas renouvelable – les combustibles fossiles et l’espace atmosphérique pour absorber leurs émissions. Et nous agissons comme s’il y avait des limites strictes et inflexibles à ce qui, en réalité, est abondant – les ressources financières pour construire la société dont nous avons besoin », nous rappelait Naomi Klein. « La tâche de notre époque est de renverser cette situation et de contester cette pénurie artificielle. D’insister sur le fait que nous pouvons nous permettre de construire une société décente et ouverte, tout en respectant les limites réelles de la Terre. »

La seconde question est essentielle pour que cette volonté de transformer la société soit véritablement partagée au-delà des actuels cercles militants. Pour que ceux qui n’ont aujourd’hui plus d’autres choix que de subir – subir l’incertitude, subir le chômage, subir l’érosion de leur pouvoir d’achat, subir la dépossession de leur pouvoir d’action, et en arriver à considérer l’Autre comme une menace… – puissent y participer, et en bénéficier. Pour que l’action des mouvements sociaux et des résistances irrigue l’ensemble de la société pour la modifier durablement en profondeur. Si la gauche, dans toutes ses composantes, est victorieuse à l’issue de ce printemps électoral (présidentielle et législatives), elle n’aura plus aucun droit à l’erreur. Celles et ceux qui, aujourd’hui, en dirigent les organisations en ont-ils vraiment conscience ? Sauront-ils dépasser les logiques d’appareil, les petits intérêts politiciens et carriéristes pour se saisir pleinement des vrais enjeux ? Sinon, une victoire de la gauche dans quinze jours ne sera qu’une parenthèse dans la lente montée d’une droite de plus en plus dure, de plus en plus rigide, dans un contexte qui autorisera toutes les régressions sociales, toutes les compromissions face à l’impératif démocratique, tous les abandons face au défi écologique.

Ivan du Roy et Agnès Rousseaux

Photo : CC Ivan du Roy / Basta!

Notes

[1Lionel Jospin (PS), Arlette Laguiller (LO), Jean-Pierre Chevènement (MRC), Noël Mamère (Les Verts), Besancenot (LCR), Robert Hue (PCF), Christiane Taubira (PRG).

[2Nicolas Sarkozy, Jean-Marie Le Pen, Philippe de Villiers.