Privatisation rampante

À la SNCF, la sous-traitance coûte très cher, y compris en termes de sécurité

Privatisation rampante

par Nolwenn Weiler

Pour réduire sa masse salariale, la SNCF multiplie le recours à la sous-traitance. Et ce sont les grandes multinationales privées du BTP – Eiffage, Bouygues et Vinci en tête – qui raflent le gros des contrats.

« Une piste intéressante, qui doit permettre de réduire les coûts de l’entreprise. » C’est ainsi que les sages de la Cour des comptes décrivent la sous-traitance dans leur rapport publié le 11 novembre dernier, et qui étrille le statut des cheminots. Mais quel est le bilan exact de cette sous-traitance ? Nul ne semble le savoir. Car si le recours à des salariés moins qualifiés, moins payés, moins protégés permet, en apparence, de faire des économies en termes de masse salariale et d’effectifs – ce qui contribue aussi à rendre déficitaire le régime de retraite spécifique des cheminots –, il existe d’importants coûts cachés.

À commencer par le temps de travail des agents SNCF chargés d’encadrer et de former les sous-traitants, voire de rattraper leurs erreurs. « La SNCF ne calcule pas le coût que représentent les prestations pour elle, hors termes du contrat. Il y a une vraie opacité des coûts », explique Edwige Bues, du cabinet d’expertise Degest qui a publié une étude sur le sujet [1].

De la formation interne à la sous-traitance systématique, avec Eiffage, Bouygues et Vinci

En moins de vingt ans, le montant des dépenses de sous-traitance « travaux » a été multiplié par quatre pour atteindre 2,9 milliards d’euros en 2017 [2]. L’essentiel des dépenses est consacré à la maintenance et à la réfection des voies, dont près d’un quart sont en piteux état. Et les gros groupes du BTP - Eiffage, Bouygues et Vinci - raflent 70% de la mise. La SNCF ne communique pas sur cette proportion écrasante des multinationales parmi ses sous-traitants, préférant généralement insister sur la place qu’elle accorderait aux PME [3].

« Il y a toujours eu des tâches confiées à des entreprises extérieures, notamment pour la réalisation de grands travaux, explique Jean-René Delépine, de la fédération syndicale Sud rail. Déplacement d’un talus, réfection d’une plate-forme, etc. Mais depuis 2015, la politique industrielle est clairement basée sur l’externalisation de la maintenance qui était jusqu’alors faîte en interne. »

Réfection des rails, remplacement des traverses, réparation des systèmes électriques qui alimentent les trains… la maintenance recouvre une multitude de compétences, qui permettent aussi aux cheminots d’avoir une connaissance fine et exhaustive du réseau. « Leur formation était assurée via un compagnonnage d’un ou deux ans, explique Edwige Bues. Avant d’être lâchés seuls sur des travaux, ils accompagnaient un ancien qui leur montrait le métier. Après ces deux années, un agent de la voie était capable de faire un peu tout. »

Sur le terrain, une sous-traitance souvent plus rigide que les agents SNCF

Contrairement à ce qu’annonce la Cour des comptes, qui pointe une « rigidité de l’organisation du travail » et une « faible polyvalence de nombreux salariés », les agents en charge de la maintenance sont en réalité très polyvalents. Ce qui leur permet d’éviter les temps morts au cours de leurs journées de travail, contrairement aux salariés sous-traitants. « Sur le papier, l’ordonnancement est très cadré. Tel jour, on fait telle chose, détaille Edwige Bues. Dans la réalité, ça ne se passe jamais comme ça. Il y a toujours un grain de sable qui vient gripper la machine. Une panne, un problème météo, un sol avec de gros cailloux. Le ballast qui n’arrive pas... Quand il n’y avait que des agents SNCF, on pouvait faire autre chose pendant ce temps. Là, c’est impossible. Les sous-traitants ont été recrutés pour un lot bien précis. Sur une seule mission, à un seul endroit. »

« Une fois, une entreprise est venue faire du soufflage, c’est à dire mettre des cailloux sous les traverses, raconte Jean-Philippe, agent de maintenance des voies. Ils ne savaient pas ce que c’était. Ils sont venus sans le matériel, et donc ils ont fait demi-tour et sont rentrés chez eux. » Ce genre de déconvenues n’est pas comptabilisé dans le chiffrage du coût final de la sous-traitance [4].

Oublié aussi : le temps de travail des agents SNCF qui surveillent les sous-traitants, bien plus large que sur le papier, où le travail réel n’est jamais raconté et pris en considération. « Beaucoup [parmi les sous-traitants, ndlr] ne connaissent pas le métier, poursuit Jean-Philippe. Je dois constamment les surveiller afin de m’assurer que tout soit bien mis en place, serré, attaché. Sinon, les écartements de voies ne sont pas bons, les tire-fonds, qui relient le rails à la traverse ne sont pas serrés. »

Des agents co-acteurs de la destruction de leurs métiers

« Ce n’est pas très gratifiant de surveiller des gens toute la journée. Ça fait un peu maton », ajoute Jean-Philippe. « En termes d’organisation du travail, c’est très violent, insiste Jean-René Delépine. Il n’y a plus de collectif. Les agents partent chacun dans leur coin surveiller le chantier d’une autre entreprise. Ils ne font plus. Ils regardent faire. Et ne pas pouvoir faire génère beaucoup de souffrance. » En formant les salariés d’autres entreprises, les agents deviennent co-acteurs de la destruction de leurs métiers, ce qui est aussi très violent. « Je n’admets pas que mon entreprise me demande de former les gars qui vont prendre mon boulot demain », explique un agent en charge de la sécurité électrique [5].

A ces coûts d’encadrement, de formation et de rattrapage, s’ajoute le temps perdu par les agents pour accomplir leurs missions. « Les agents SNCF mobilisés ne peuvent pas assurer la maintenance préventive. Les voies continuent par conséquent de se dégrader », constate Edwige Bues.

Le coût global se joue sur la qualité du réseau à long terme, avance l’experte. Et là, il pourrait y avoir de mauvaises surprises. « Avant, quand on rendait la voie, elle était d’équerre, prête pour durer cinquante ans. Maintenant, les responsables disent que si cela dure vingt ans, ce sera pas mal. On risque donc de devoir renouveler ces voies plus vite et donc, au final, cela coûtera plus cher. »

Le statut, une garantie pour la sécurité

« Les agents considèrent par ailleurs que la connaissance de la totalité du réseau est très importante pour assurer la sécurité, reprend Edwige Bues. Mais le découpage de l’activité en plusieurs tâches élémentaires, pour rendre possible l’entrée de la sous-traitance sur un segment spécifique, entre en contradiction avec ce principe. » Exemple : un tronçon de voie est confié à une entreprise sous-traitante, pour changer les traverses ou pour une autre réparation. La circulation est complètement coupée : seuls les trains de travaux circulent. Mais les sous-traitants vont-ils également penser à sécuriser le passage à niveau situé en amont ? 

« Un intérimaire sait que dans trois mois, il ne sera plus là, ajoute Edwige Bues. Un agent reste. S’il fait mal le boulot, il sera forcément embêté par la suite. Ce n’est pas du tout la même logique. » Cet attachement à l’outil de travail, et ce qu’il induit en terme de sécurité, est intiment liée au fait d’être un agent « au statut », un statut par ailleurs tellement décrié.

« Pour nous, la sécurité est placée très haut, rapporte un aiguilleur en gare de Paris Est. On est en capacité de dire non si nous avons des pressions de notre hiérarchie. » « Le statut de droit privé change tout, intervient Jean-René Delépine. On va dire au gars : tu me fais ça, point, sinon je te change de poste. Cette situation permet des pressions que l’on ne peut pas exercer sur des agents SNCF. »

« Le milieu ferroviaire demeure dangereux, ce qui souligne l’importance de règles strictes »

A la SNCF comme ailleurs, le développement massif de la sous-traitance entraîne un transfert des risques vers des salariés moins bien formés et moins protégés. Le 24 octobre dernier, dans le sud-ouest, un TER a percuté un camion. « C’était un sous-traitant qui transportait du matériel pour un chantier SNCF situé sur cette voie, et qui avait entrepris de décharger à hauteur du passage à niveau, affirme Jean-René Delépine. Il n’avait probablement jamais reçu de formation, ni d’information sur la sécurité ferroviaire. » Le chauffeur a été légèrement blessé.

Il arrive que les accident soient bien plus graves. Le 10 octobre 2018, deux salariés sont morts sur un chantier dans les Hautes-Pyrénées, et deux autres ont été blessés. L’accident, qui a vu deux engins de chantier se percuter, a eu lieu dans une section très dangereuse du réseau, à cause de sa forte pente. « Ce sont des engins sur lesquels des agents SNCF avaient déjà tiré la sonnette d’alarme, constate Jean-René Delépine. Ils avaient noté des dérives intempestives. » « De fortes difficultés sont remontées quant aux compétences des prestataires, notamment sur des chantiers importants nécessitant l’intervention simultanée de plusieurs engins », signalait de son côté l’étude Degest, publiée un mois avant ce terrible accident.

« Le milieu ferroviaire demeure dangereux, ce qui souligne l’importance de l’application de règles strictes, de formations initiales et continues de haut niveau », soulignait la CGT au lendemain du drame. Pour le syndicat, « l’accroissement de la sous-traitance notamment pour la maintenance des infrastructures entraîne l’abaissement des règles de sécurité ». L’établissement publique de sécurité ferroviaire (EPSF), cité dans le dernier rapport de la Cour des comptes sur les ressources humaines, considère que la performance de la SNCF en matière de sécurité des personnels au travail est « acceptable ». « En effet, le nombre de morts et blessés graves pondérés par train-km en 2017 est de 4,53 pour un objectif fixé à la France par l’Union européenne de 6,06. »

Autrement dit, conclut Jean-René Delépine, « on peut continuer à déréguler et à dégrader les conditions de travail, puisque l’on est en deçà du taux de morts acceptable ! » Les familles endeuillées, et les salariés qui voient leurs collègues écrasés lors des chantiers, apprécieront sans doute cette approche purement statistique et partielle de la réalité.

Nolwenn Weiler

 Photo : DR

Notes

[1« Étude pour le CE Maintenance et travaux de SNCF Réseau : Analyse du recours à la sous-traitance ». Edwige Bues, Adrien Coldrey, Julien Lusson, Nina Maruani. Septembre 2018.

[2Le montant total de la sous-traitance atteint 5,3 milliards d’euros toutes prestations confondues : « travaux », « fournitures », « achats généraux », « prestations intellectuelles et de service », « informatique télécom ».

[3Voir par exemple cet article de l’Usine nouvelle.

[4La citation est extraite de l’ouvrage collectif Le train comme vous ne l’avez jamais vu, publié le 24 octobre aux éditions de l’Atelier.

[5Cité par les experts Degest.