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Révoltes en Colombie : « Ils nous ont tellement pris qu’ils nous ont même enlevé notre peur »

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par Nadège Mazars

En Colombie, le retrait de la réforme fiscale à l’origine des manifestations n’apaise en rien un peuple révolté par les exactions des forces de l’ordre, qui ont tué au moins 37 personnes. Le pays tout entier est au bord de l’explosion.

Sur la place Bolivar, dans le centre de la capitale colombienne, un groupe de manifestants chante à tue-tête « Duque Ciao », en référence au président Ivan Duque, sur l’air de la célèbre chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. C’est le huitième jour de mobilisation en Colombie. Les marches se sont déroulées dans toutes les grandes villes du pays. Pourtant, le projet de réforme fiscale, qui prévoyait entre autres une hausse de la TVA sur des produits de première nécessité, a été suspendu dimanche dernier par le président Ivan Duque. Alors que se passe-t-il ? Une répression toujours plus grande qui a déjà fait des dizaines de morts et des centaines de blessés. Et un pays au bord de l’explosion depuis plusieurs mois.

Les situations de mobilisations sont multiples, se déroulant en plusieurs points des villes, avec également des blocages sur les routes. Étudiants, syndicalistes, transporteurs, mouvements autochtones, paysans et afro-descendants se sont unis aux quatre coins du pays. Quand une marche arrive dans le centre de Bogotá, une autre, à son extrême nord, cherche à atteindre la maison du président Duque, située dans les beaux quartiers. Les manifestants sont plutôt jeunes. Aux fenêtres, au passage des cortèges, de moins jeunes se montrent pour entamer des cacerolazos (concert de casseroles) et encourager les marcheurs. Cali, troisième ville du pays, est l’épicentre du mouvement. C’est aussi l’endroit où la répression s’est abattue le plus violemment, notamment la nuit, dans les quartiers populaires, quand la police débute ses rondes.

Une répression qui fait des dizaines de morts

Les informations sur ce qui s’y passe sont difficiles à obtenir et à vérifier. Les vidéos circulant sur les réseaux sociaux sont nombreuses et effrayantes. Corps au sol, ensanglantés et inanimés ; policiers en groupe d’intervention armés de fusils de guerre ; trajectoires lumineuses de balles tirées en rafale et transperçant la nuit ; bâtiments en feu et explosions. Les réseaux sociaux s’enflamment d’autant plus que les informations rapportées par la plupart des grands médias colombiens sont minimisées et biaisées. Le 3 mai, seul le tabloïd Q’Hubo, spécialisé dans les couvertures sensationnalistes et les morts violentes, semblait s’inquiéter de la violence d’État en interrogeant en Une les autorités quant à la mort de 22 personnes. Depuis, le bilan s’est aggravé. L’ONG Temblores décomptait, mercredi 5 mai au matin, 37 victimes d’homicides, quand les autorités parlent de 24 morts. Temblores indique aussi 1708 cas de violences de la part des forces de l’ordre. Des dizaines de disparitions ont été signalées…

Le 1er mai, à Bogota / © Nadège Mazars

L’ex-président Alvaro Uribe, en procédure judiciaire pour des actes de corruption, connu pour ses relations troubles avec les groupes paramilitaires d’extrême droite, est accusé d’avoir jeté de l’huile sur le feu. Celui dont on dit qu’il tire les ficelles en coulisse, Ivan Duque étant considéré comme sa marionnette, a publié un de ses tweets provocateurs – supprimé depuis par Twitter. Il y affirmait soutenir « le droit des soldats et des policiers à utiliser leurs armes pour défendre leur intégrité ». Pour Claudia Lopez, maire de Bogotá, et opposante à Ivan Duque (elle est membre du parti écologiste Alliance verte), ce message a déclenché les tensions le 30 avril. Quant aux droits des manifestants et au peu d’attention donné à leur respect, une autre déclaration donne le ton. Nancy Patricia Gutiérrez, conseillère présidentielle pour les droits humains, a directement remis en cause leur universalité : « Les droits humains n’existent que si les citoyens respectent leurs devoirs en tant que membres de la société », a-t-elle expliqué à l’hebdomadaire Semana.

Des inégalités extrêmes aggravées par la pandémie

Ces déclarations, d’Uribe comme de Gutierrez, ne surprennent guère. Elles sont le reflet d’une pensée qui gouverne la Colombie depuis des dizaines années. Plus surprenantes sont l’actuelle réponse populaire et la mobilisation croissante, qui laissent espérer un changement possible malgré les morts et le passé douloureux d’un pays marqué par des inégalités sociales extrêmes, aggravées avec la pandémie. Dans une ville comme Bogotá, le travail informel concerne 60 % des travailleurs. Nombreux sont ceux qui ont perdu leurs revenus quotidiens avec les mesures de confinement. La pauvreté toucherait maintenant 42 % de la population, soit environ 21 millions de personnes.

Le 1er mai, à Bogota / © Nadège Mazars

Avant la pandémie déjà, un large mouvement avait mobilisé la plupart des secteurs sociaux contre les politiques économiques et sociales du gouvernement. Entamée en novembre 2019, la dynamique s’est interrompue avec les périodes de confinement, laissant le mécontentement flotter dans l’air, jusqu’à maintenant. En septembre 2020, Bogotá avait alors connu une vague d’explosion sociale dans différents quartiers populaires, après l’assassinat par la police d’un étudiant en droit, Javier Ordoñez. S’en sont suivies trois nuits d’émeutes, plus d’une quarantaine de postes de police incendiés, 13 morts, la plupart par balles, et plus de 400 blessés.

« Ils nous ont tellement pris qu’ils nous ont même enlevé notre peur. » Ce slogan est visible sur les pancartes que les manifestants se fabriquent. Il fait référence tant à la situation économique qu’à l’état de guerre qui se maintient dans le pays en dépit du récent processus de paix. Chaque famille a une histoire douloureuse à raconter. Les assassinats ciblés de leaders sociaux ont repris dans les campagnes. Les massacres aussi. Depuis la signature des accords de paix fin novembre 2016 avec la guérilla des Farc, 272 anciens guerrilleros ont été assassinés. Le processus de paix et son échec ont ouvert une brèche, accentuée par un sentiment de ras-le-bol et l’idée qu’il n’y a plus rien à perdre.

Nadège Mazars