Mort au travail

« Quentin, un bon gamin, mort enseveli dans un silo à l’issue d’une pénible journée d’un travail ingrat »

Mort au travail

par Eric Louis

Eric, 48 ans, est cordiste, travailleur itinérant, depuis trois ans. En juin dernier, l’un de ses jeunes collègues, Quentin, 21 ans, est mort enseveli dans un silo, à Bazancourt, non loin de Reims. C’est le troisième accident du travail mortel sur ce site en cinq ans ! Le silo appartient à l’entreprise Cristanol, une distillerie du groupe sucrier Cristal Union, connu par sa marque de sucre Daddy. Le silo où le jeune homme a disparu était rempli de granulés pour bestiaux, qui à force de chaleur et d’humidité forment des blocs. Les ouvriers cordistes qui descendent dans ces immenses réservoirs doivent émietter ces blocs, et les décoller des parois. Eric raconte comment il a vécu, terrifié, la mort de Quentin.

J’arrive ce mercredi 21 juin sur le site industriel de Cristanol, à Bazancourt (Marne). Je suis d’après-midi. A 12h30, les cinq gars de l’équipe du matin débauchent. Je m’apprête à les voir sortir cernés, marqués, transpirants, mais souriants : leurs sept heures de pioche, de pelle et de marteau-piqueur sont derrière eux. Ils vont, à leur habitude, nous vanner, évoquant ce qui nous attend et prendre le temps de fumer une clope avant la douche. Il y aura là des connaissances de chantier, Christophe, Raphaël. Des nouveaux venus, Clovis et François. Et puis Quentin. Mais, finalement, les retrouvailles tardent. Les gars ne sortent pas.

Au loin, le bruit d’une sirène enfle. Puis se rapproche. Deux véhicules légers de pompiers entrent sur le site. Ils se dirigent vers les silos. Ils s’affairent autour du petit, tout à gauche. Nous on bosse dans le gros, tout à droite, pas d’inquiétude. Mais les pompiers grimpent à l’échelle à crinoline. Cela veut dire que les trappes du bas sont fermées. Et seuls les cordistes sont autorisés à intervenir dans les silos par le haut. Il arrive que nos donneurs d’ordre nous fassent bosser ponctuellement ailleurs que sur la mission prévue afin de pallier un problème inopiné. Par cette chaleur, un gars aura fait un malaise. Pas de panique, les secours sont là.

Nous savons ce que ça veut dire. Il est enseveli

Seulement, vers 13 heures, d’autres véhicules de secours arrivent. Durant les longues minutes qui suivent, c’est une noria de camions rouges qui passent la barrière d’entrée de l’usine, ralentissant à peine. Une quinzaine, au total. Puis des véhicules de la gendarmerie. L’angoisse nous étreint. L’insupportable touffeur caniculaire n’est plus qu’un problème secondaire. Charles décide d’aller aux nouvelles. Durant son absence, une employée du site arrive du lieu de l’accident, empressée. Je lui quémande des informations, arguant qu’il s’agit d’un de nos collègues. « Je ne peux pas communiquer pour l’instant. » Quelques minutes plus tard, même demande à une gendarmette que j’avais vu entrer sur le site auparavant. « Je ne sais rien, je viens d’arriver. »

Inquiète de nous voir griller clopes sur clopes en plein cagnard, une salariée de l’usine nous apporte des bouteilles d’eau. Propose de nous fournir de quoi manger. On n’a pas le cœur à manger. Puis Charles revient. Il nous rapporte les paroles lapidaires et définitives de Christophe, un de nos équipiers du matin : « On a perdu Quentin. » Nous savons ce que ça veut dire. Il est enseveli. Même si des paroles chargées de fol espoir tentent inutilement de conjurer l’inacceptable vérité qui s’insinue en nous. Une poche d’air... Peut-être que...

Nous passons de longues minutes à repousser la dramatique réalité qui nous dépasse, dérisoire réflexe lié à la nature humaine. Devant nous passe une camionnette marquée « Identification Criminelle ». Jefferson, pompier volontaire, nous dit ce que cela signifie. Désormais, nous parlerons de Quentin au passé. Les gars de l’équipe de Quentin ont été pris en charge par la cellule psychologique des pompiers. Aux dernières nouvelles, l’inspection du travail a interdit à tout salarié de descendre dans les silos de Cristanol à Bazancourt.

Quand je suis rentré à la maison, peu après la mort de Quentin, je consulte un article sur le site internet du quotidien local. Pour accéder à lecture, il me faut fermer une fenêtre de proposition d’abonnement. Sous la rubrique faits divers, je me tape le récit très succinct, au milieu duquel brille une publicité. Le nom de Quentin n’est même pas cité. Contrairement à celui du directeur de l’usine. Je suis écœuré. J’y apprends que les pompiers du Groupe de reconnaissance et d’intervention en milieu périlleux (Grimp) n’a pas voulu descendre dans le silo, estimant les conditions trop dangereuses.

Venir suer sang et eau pour à peine 11 balles de l’heure

J’ai rencontré Quentin pour la première fois il y a un an, à cet endroit précis justement. C’était pendant une quinzaine caniculaire. Il ne manifestait aucune plainte, même sous 40° à l’ombre. Et d’ombre il n’est pas question dans cette usine. Le silo métallique dans lequel nous officions étincelle sous le soleil de plomb, que pas un souffle de brise ne vient adoucir. Combien fait-il à l’intérieur ? On n’a pas de thermomètre. Une chose est sure, il fait plus chaud que dehors. Pourtant, il faut piocher, pelleter, suffoquer sous un masque de caoutchouc anti-poussière. « J’ai jamais transpiré autant de ma vie », m’avait-il dit un jour en enlevant sa combinaison jetable détrempée, au sortir de cette étuve.

Au fil des discussions, pendant les pauses, il me racontait qu’il venait des Côtes d’Armor, avec son antique 306 Peugeot à bout de souffle. On est en Champagne ici. Ça fait une tirée pour venir suer sang et eau pour à peine 11 balles de l’heure. Après une période de glande, assumée, il s’était pris en main. Aucun organisme ne voulait financer la formation de cordiste qu’il projetait d’effectuer ? Il se la paierait lui-même. Pas loin de 4000 € quand-même ! Et pas au coin de sa rue, dans le sud de la France. La mission locale lui a finalement alloué 500 balles, afin de « couvrir » ses frais de déplacement et d’hébergement. Pour 5 semaines. 14,28€ par jour. Royal ! Quand on est travailleur sous-traitant en déplacement, chacun se démerde pour se loger. Quentin avait aussi acheté son équipement, nécessaire au boulot. Plus de 1000 €. Il n’en était pas aigri pour autant.

Mort loin de chez lui

Lors de ses chantier à Bazancourt, il logeait dans un foyer de jeunes travailleurs. En relatait l’austérité, et la rigidité du règlement. Y inviter quelqu’un semblait mission impossible. Pourtant, il y était parvenu, afin de venir en aide à Paul, qui, dans la galère, avait opté pour le camping sauvage dans un bois, à quelques dizaines de mètres de la clôture de l’usine. On avait transpiré ailleurs, ensemble. Lors d’un décrassage de cuve, il y a quelques mois.

Des heures de nettoyeur haute pression, afin d’enlever une sorte de grosse merdasse marron des parois, mélange de déchets de blé et de solutions aqueuses. Puis d’autres heures au fond, à délayer, racler le tout pour le faire s’écouler dans un pauvre tuyau de 80 millimètres de diamètre. En cette fin de journée qui n’avait de printanière que la date sur le calendrier, je le vois encore tremblant de la tête aux pieds en se rhabillant. « Mets ta capuche, la plus grosse déperdition de chaleur, c’est la tête. » D’autant qu’il a le cheveu ras, Quentin. On se réchauffait au cul des gros compresseurs mobiles d’une société de nettoyage. Enivrés par leurs gaz d’échappement. Assourdis par leurs vrombissements.

Vraiment, c’était un bon gamin. Rien de péjoratif ni condescendant dans ce terme. J’ai très largement l’âge d’être son père. Il n’en était que plus respectueux. Écoutant et appliquant les consignes. Posé, enjoué, gentil, attachant, volontaire, courageux... les mots me manquent. J’ai peine à le dire, mais pour quelqu’un d’autre que lui, je n’aurais peut-être pas écrit cette chronique. Pas sous cet angle en tout cas. Hier, il m’a dit « Au fait, j’ai lu ton bouquin. Trop stylé ! Y a des passages qui m’ont bien fait marrer. » Ce sont les dernières paroles que j’aurai entendu de sa bouche. Quentin était plein de vie. Et d’envie de vivre. Aujourd’hui, il est mort. Mort loin de chez lui, à l’issue d’une pénible journée d’un travail ingrat. Dans une semi-obscurité. Dans l’épaisse poussière d’un silo en ferraille chauffé à blanc, cependant que dehors le soleil brille. Il n’aura pas eu une belle mort, Quentin. A 21 ans, il n’y a pas de belle mort.

Eric Louis

Ce texte a été publié dans le n° 51 de La Brique.

Photo : CC Steve Garrity


Plus d’infos : En mars 2012, deux cordistes, Arthur et Vincent, avaient déjà péri dans un silo de Cristal Union à Bazancourt. Un rassemblement solidaire, à la mémoire des trois victimes, a été organisé par leurs collègues et familles en septembre dernier, à proximité de leur lieu de travail. Les familles et collègues d’Arthur et Vincent expriment leur colère face aux lenteurs de la justice. Cinq ans après le premier drame, l’enquête chargée d’élucider les causes de l’ensevelissement des deux hommes n’a en effet toujours pas abouti. « Des syndicalistes étaient présents à titre personnel, mais aucun membre de la direction n’est venu nous voir », rapporte Eric. Une autre enquête a été ouverte pour déterminer les causes de l’accident qui a coûté la vie à Quentin en juin 2017.