Sur les routes de Tunisie (1/3)

Que Redeyef est belle en ce jour

Sur les routes de Tunisie (1/3)

par Bernard Dréano

Responsable du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), Bernard Dréano a parcouru la Tunisie, un mois après la chute du président Ben Ali. Il a accompagné le militant Mouhieddine Cherbib au tribunal, rencontré des avocats, des familles de martyrs et des syndicalistes de l’UGTT. Témoignage, en trois actes, sur une société démocratique en devenir.

14 février 2011. Zine el-Abidine Ben Ali a fui la Tunisie depuis un mois.

Un ami de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) est venu me chercher à l’aéroport de Tunis-Carthage. Nous allons directement au local de la Ligue rejoindre le groupe qui doit partir pour Gafsa.

La villa qui abrite le siège de la Ligue est un lieu emblématique de la résistance à la dictature. La LTDH, fondée en 1976, n’a jamais cédé devant les pressions des pouvoirs de Bourguiba puis de Ben Ali, les intimidations et censures, les emprisonnements ou l’exil de certains de ses responsables comme Khemaïs Chemmari, Khemaïs Ksila, Moncef Marzouki. La Ligue n’a cessé de dénoncer les atteintes au droit, la corruption, la répression et la torture de militants politiques ou syndicaux, islamistes, communistes, sociaux-démocrates ou libéraux. Entrer dans la villa de la Ligue, constamment surveillée par la police, c’était l’assurance d’être suivi, fiché, parfois interpellé… J’en ai fait l’expérience.

Mais aujourd’hui, aucun flic à l’horizon. Aucun flic ? Pas tout à fait. Il y a, en civil, à l’intérieur du bâtiment quelques policiers. Ils sont venus solliciter des conseils pour créer un syndicat indépendant dans la police !

À l’intérieur, je retrouve avec émotion Mokhtar Trifi, président de la Ligue depuis 2000 (aucun congrès de la LTDH n’ayant pu se tenir depuis cette date du fait des pressions du pouvoir), et d’autres membres de l’organisation. Et les exilés revenus au pays, Khémaïs Ksila, Kamel Jendoubi, le président du réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme, et bien sûr Mouhieddine Cherbib.

Mouhieddine, c’est pour l’accompagner que nous sommes là. Au début de 2008, les habitants de la région des mines de phosphate de Gafsa (au sud-ouest du pays), en particulier de la ville de Redeyef, s’étaient soulevés pendant plusieurs semaines contre l’arbitraire et l’injustice. Il y avait eu des morts, des arrestations. Des syndicalistes avaient été emprisonnés. Mouhieddine, à l’époque président de la Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR), avait été condamné par contumace, en décembre 2008, à 2 ans de prison, pour avoir organisé en France la solidarité avec les mineurs de Redeyef. Il avait fait opposition au jugement et son cas devait être réexaminé par le tribunal de Gafsa le 16 février 2011… Entre-temps certains événements ont quelque peu changé la donne en Tunisie…

« À chaque révolution nous sommes heureux »

Le Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDHT) voulait « profiter de cette occasion pour dénoncer le dysfonctionnement de la justice tunisienne sous le régime de Ben Ali et pour poser les questions de fond relatives à la réforme du système judiciaire afin d’aboutir à une justice indépendante et impartiale en Tunisie ». Il a demandé que des « personnalités amies du peuple tunisien accompagnent notre ami Mouhieddine » ; c’est le cas d’Alima Boumediene-Thiery, sénatrice de Paris (Europe Écologie les Verts), Gilles Manceron, vice-président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Philippe Le Grand de la LDH Nantes, très actif dans le soutien aux habitants de Redeyef, tout comme Michel Debon, du SGEN-CFDT et de Solidarité Laïque et Mgr Jacques Gaillot, ainsi que Daniel Feurtet, ancien député maire (PCF) de Blanc-Mesnil, deux militants de l’association des travailleurs maghrébins en France (ATMF) d’Argenteuil et de Mantes-la-Jolie, un membre de l’Association des familles de prisonniers et disparus sahraouis (AFAPREDESA), un de l’Association maghrébine des droits de la personne au Canada, et moi-même en qualité de membre du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM).

Quand je la rejoins, cette petite délégation est déjà allée à Ras El Djebel, dans le nord du pays, rencontrer des acteurs de la révolution et des familles de martyrs et a rendu visite à Bizerte à Ali Ben Salem, doyen des militants des droits de l’homme tunisien et président de la section locale de la LTDH.

Mais il est déjà temps de partir pour Gafsa. Cinq heures de route, un peu de pluie. Une poignée de militaires aux carrefours de la ville assoupie mais tranquille, l’hôtel Jugurtha presque vide de touristes…

Le lendemain matin, nous sommes entassés dans notre petit car et quelques voitures pour aller à Redeyef. Une militante de Gafsa commence à chanter « Kolli thwara wehna dayman farahin » (À chaque révolution nous sommes heureux…). Une chanson de Cheikh Imam, le barde égyptien des révoltes populaires arabes des années 1970. Les jeunes d’aujourd’hui ont repris les thèmes des chanteurs et poètes progressistes de ces années de feu. Et aussi de nouveaux ? Fin janvier, les jeunes venus du Sud (Gafsa, Sidi Bouzid, Kesrouane), qui sont montés à Tunis, et leurs camarades tunisois qui les ont rejoints devant la Kasbah (le siège du Premier ministre) pour réclamer l’expulsion des ministres benalistes du premier gouvernement provisoire, ont composé un nouveau chant. Et tout le monde reprend cette sorte de Marseillaise de jasmin…

« Pas de guide, pas de président, république parlementaire ! »

Et ce sont d’autres chants patriotiques arabes qui nous accueillent à Gafsa. Une foule, principalement de jeunes, serrés les uns contre les autres, deux mille personnes, peut-être plus, reçoit Mouhieddine et ses amis.

Nous montons sur le balcon où se trouve le siège du syndicat UGTT local (Union générale tunisienne du travail), non sans fouler au pied un portrait de Ben Ali devenu paillasson. Adnane Hajii, le charismatique leader syndical, présente tour à tour sous les applaudissements les courageux avocats des inculpés de 2008, les exilés Khémaïs Ksila et Kamel Jendoubi, Messaoud Romdhani, le responsable de la LTDH de Kairouan, et bien sûr Mouhieddine, sa femme et sa fille qui l’accompagnent. Mouheddine introduit chacun des amis étrangers et ce qu’ils représentent, et Jacques Gaillot dit quelques mots en notre nom : « Que Redeyef est belle en ce jour… »

Sous le doux soleil d’hiver, la foule n’a cessé de dialoguer avec le balcon. Les slogans sont clairs et forts : « La tête est tombée, il faut détruire le corps de la dictature ! Pas de guide, pas de président, république parlementaire ! »

Dans une large mesure, le mouvement du bassin minier de 2008 a été le premier épisode de la contestation du régime qui devait aboutir début 2011 à la chute de Ben Ali.

Une devise : « détermination, dignité »

L’exploitation du phosphate constitue l’une des principales ressources naturelles exportées de la Tunisie, mais la population locale n’a jamais bénéficié des retombées économiques de cette manne et les infrastructures publiques sont minimales. La région est gravement polluée après un siècle d’exploitation forcenée d’un des plus grands gisements du monde, et pour les habitants aux dents souvent noircies par l’eau insalubre, l’espérance de vie est inférieure à la moyenne. Les réductions d’effectifs de la Compagnie des Phosphates de Gafsa ont provoqué chômage et précarité, tandis que se développaient corruption et favoritisme.

Le mouvement populaire du début de 2008, d’abord contre les injustices en matière d’embauche, puis contre la situation générale, s’était donné pour devise « détermination, dignité ». Tout a été mis en œuvre pour que la contestation ne déborde pas dans d’autres régions : bouclage par la police, les forces spéciales et les milices RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti du pouvoir), censure intérieure et extérieure. Et les efforts de journalistes et militants, français notamment, pour rendre compte des événements à l’extérieur se sont heurtés au mur du silence des grands médias, notamment français. L’exemple de ce mouvement « large et non partisan, le plus mûr quant à sa revendication et ses formes de lutte qu’ait connu l’histoire récente de la Tunisie  » ne devait pas faire école.

Sur la tombe d’une des victimes des affrontements de 2008, la famille avait inscrit « chahîd » (martyr). La police a gratté l’inscription, pour la recouvrir par la mention « défunt ».

« Quand le soleil est masqué par le brouillard et que le voile de l’obscurité a enveloppé le monde (…) à tout qui cherche et qui comprend il ne reste comme chemin que les yeux des mots », chantait Cheikh Imam. Et nous, ce soir-là.

Bernard Dréano, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)