Rénovation urbaine

Quartiers populaires : des habitants mobilisés contre les briseurs de rêves

Rénovation urbaine

par Cécile Canpolat, David Gabriel

Les habitants du quartier de la Villeneuve à Grenoble se rebiffent. La diffusion fin septembre d’un reportage de France 2 « La Villeneuve, un rêve brisé » a suscité émoi et colère dans la population. Des réactions d’autant plus fortes que depuis de longs mois une mobilisation locale se fait jour pour proposer un projet social et urbain pour le quartier. Loin des clichés d’un quartier dévasté, les habitants se veulent force de propositions, sur l’habitat, l’éducation, la culture.

Le reportage diffusé par « Envoyé spécial » sur France 2, le 26 septembre dernier, sur le quartier de La Villeneuve, à Grenoble, a réellement de quoi faire peur. Comme l’indique d’emblée la journaliste, cette cité modèle construite au début des années 1970 serait aujourd’hui « synonyme de ghetto », « une forteresse qui rend difficile l’intervention de la police ». Chiffres des voitures brûlées, trafic d’armes et de stupéfiants, familles recluses, habitants qui refusent de témoigner… Rien n’est épargné au sensationnalisme. Certes, ce quartier populaire de Grenoble est marqué par des phénomènes de violence, mais les habitants sont-ils condamnés à être présentés soit comme des truands, soit comme des victimes sans avenir ? C’est loin d’être l’avis d’une grande partie d’entre eux.

« Choqués, blessés et indignés par le reportage », ils ont immédiatement réagi en lançant une pétition, dans le cadre d’une assemblée populaire réunissant 300 personnes.« Nous sommes en colère, car ce reportage ne montre qu’une face de notre quartier. En colère, car il cède à la facilité et au sensationnel. Il est tendancieux, ce qui est indigne de notre service public de l’audiovisuel. Ce reportage ruine des années d’efforts déployés par des habitants, des professionnels et des élus de notre quartier. C’est inadmissible. »

Des ateliers populaires d’urbanisme

Début janvier, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a lui-même estimé que le reportage avait « manqué aux obligations déontologiques ». « Seuls les aspects négatifs ont été mis en avant, stigmatisant l’ensemble du quartier. (…) Les rares éléments positifs abordés à l’antenne ont été systématiquement dévalorisés par la mise en avant de la violence et du climat hostile qui règneraient dans le quartier », pointait le CSA. Les actions citoyennes ne manquent pourtant pas à la Villeneuve. Des habitants ont ainsi pris au mot les propos de la ministre de l’Égalité des territoires et du Logement, Cécile Duflot, formulés lors de son discours d’investiture en mai 2012 : « Ce qui se fait sans les habitants, pour les habitants, se fait le plus souvent contre eux. » Un groupe s’est alors lancé dans des ateliers populaires d’urbanisme. Mobilisés pour faire face à des démolitions dans leur quartier, ces habitants ont construit une réelle alternative au projet de renouvellement urbain mis en œuvre par l’Agence nationale de rénovation urbaine (Anru).

La Villeneuve est une cité pionnière en matière de community organizing en France. Portée par un petit groupe de militants décidés à renouveler les pratiques de participation des habitants, cette initiative – soutenue notamment par des fondations privées – s’inspire des méthodes du sociologue états-unien Saul Alinsky [1] développées à Chicago à partir des années 40. Adaptée au grand ensemble, elle a porté ses fruits. Plusieurs revendications ont obtenu gain de cause : baisse des charges dans le logement social, amélioration des conditions de travail des femmes de ménages dans les ensembles HLM, avec l’obtention de plusieurs CDI, et l’interdiction de la sous-traitance sur l’ensemble du parc de Grenoble Habitat (environ 2500 logements), accès facilité aux équipements culturels, obtention de nouveaux guichets pour les étudiants étrangers, reconstruction de l’école des Buttes à la Villeneuve qui avait brûlé… Fort de cette expérience, une Alliance citoyenne de Grenoble a vu le jour fin 2012, regroupant une cinquantaine d’associations.

« Un projet urbain démocratique »

Un collectif a souhaité aller plus loin. Et expérimenter des méthodes de « planification populaire » pour inventer des alternatives au projet de rénovation – et de démolition – urbaine, mis en œuvre par la mairie, pour un coût annoncé de 75 millions d’euros. Le point de départ de ces ateliers populaires d’urbanisme a été la destruction du « 50 Galerie de l’Arlequin », un immeuble de 17 étages comprenant 68 logements. Sa démolition est programmée après les quatre jours d’émeutes, mi-juillet 2010, en réaction à la mort d’un jeune de 26 ans, tué par la police suite au braquage d’un casino. Elle est censée « ouvrir » la cité. L’Anru effectue ainsi une percée dans un ensemble de plus de 2 000 logements, et long de 1,5 km. Ce qui facilitera le déploiement des forces de l’ordre dans cette « forteresse » décrite par l’émission Envoyé spécial.

Cette démolition faisait pourtant débat. Une majorité des habitants de l’immeuble s’y est opposée. « Mes parents habitent le quartier et l’appartement 217 de ce même immeuble depuis 38 ans. Ils y ont construit leur vie, ils y ont vu naître et grandir leurs enfants, ils y ont rencontré leurs amis et ont participé activement à la vie sociale du quartier », écrit un résident, à l’attention du maire Michel Destot (PS). « La destruction du 50, le morcellement de la galerie piétonne, sous prétexte d’ouvrir la Villeneuve, la perspective de voir voitures et camions entrer dans le parc (....) nous paraissent aller dans le mauvais sens », jugent alors d’autres habitants. Les équipes professionnelles mandatées pour réaliser le diagnostic urbain se sont elles aussi opposées à la démolition, prônant plutôt une intervention « par petites touches ». Ce qui n’a en rien fait évoluer la décision municipale.

Urbanisme sécuritaire

« Les habitants sont attentifs à la définition de la politique nationale urbaine. Le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy en 2010 a marqué un infléchissement considérable de cette politique nationale, alliant la généralisation des privatisations à un urbanisme sécuritaire », observe Gustave Massiah, ingénieur et économiste, membre du Conseil scientifique de l’association altermondialiste Attac. « Les habitants ont constaté que la réponse à la violence et la délinquance sert à imposer une idéologie sécuritaire confirmée par l’arrivée de forces spéciales dans les quartiers. » Côté privatisation des opérations d’urbanisme, le quartier de La Villeneuve est en première ligne : la multinationale Vinci a été choisie pour la gestion des futurs parkings et 150 logements sociaux sont en passe d’être vendue au groupe immobilier SNI (filiale de la Caisse des dépôts) et risquent d’être privatisés.

Face à l’oubli de dimensions essentielles comme l’éducation ou le soutien à des processus économiques locaux (mais non au chiffre d’affaires de grands groupes du BTP !), les habitants se sont attelés à définir eux-mêmes leur projet urbain. 300 personnes ont planché pendant plusieurs mois dans différents ateliers (réhabilitation, cadre de vie, éducation, patrimoine...). Rencontres par petits groupes dans la rue, actions de terrain, porte-à-porte et réunions publiques ont appuyé cette dynamique. Du tâtonnement initial est sorti un « projet urbain stratégique et démocratique », formulé à l’occasion du 40e anniversaire du quartier, qui part des préoccupations des habitants tout en laissant une grande liberté d’imagination. Il en ressort un projet urbain original, avec une multitude de propositions organisées autour de cinq volets interdépendants : habitat, éducation, environnement, gouvernance et économie.

Agence immobilière coopérative

Les habitants ont d’abord souhaité faire connaître la grande qualité de leur logement. Ils ont détourné la norme HQE, en définissant leur logement comme étant de « haute qualité architecturale ». Pour défendre leurs intérêts, ils ont proposé la mise en place d’une « agence immobilière coopérative » ayant pour fonction de promouvoir la qualité des logements, tout en gardant un fort taux de logement social, seule garantie pour éviter la spéculation et le phénomène de gentrification. Situés au coeur de la métropole Grenobloise, ces logements peuvent attirer de nouveaux habitants, notamment des familles et des jeunes.

Le projet insiste également sur les coursives qui sont une caractéristique de l’habitat populaire à la Villeneuve. Elles s’inspirent des projets architecturaux du socialisme utopique, comme le familistère de Guise en Picardie. Ces rues intérieures participent au projet de vie collective de la Villeneuve. « C’est là que je rencontre mes voisins au jour le jour, s’ils ferment les coursives, c’est tout un pan de ma vie sociale qui disparaît », témoigne un habitant. Ces espaces publics intérieurs ont une fonction de circulation, d’espaces de transition et de rencontres collectives entre la rue et le logement. Problème : elles peuvent devenir vides, voir hostiles, s’il n’existe pas de vie de coursives. Alors que le projet simpliste de l’Anru s’attaque aux coursives comme si elles étaient la source de tous les maux, le projet des habitants propose au contraire d’agir dans deux directions : repenser l’aménagement des coursives en agissant sur la lumière, les matériaux, le mobilier et les couleurs, et réhabiliter la vie sociale dans ces lieux si particuliers.

Aucun investissement dans l’éducation

En étudiant le projet municipal, les habitants ont découvert qu’aucun investissement n’est prévu dans les écoles du quartier, dont certaines sont vétustes. L’incendie de l’école des Buttes en 2011 avait pourtant mis en lumière les besoins de rénovation. Après avoir obtenu la reconstruction de l’établissement, les parents d’élèves ont demandé un diagnostic de l’ensemble des écoles de la Villeneuve. Ils exigent désormais un plan d’investissement dans l’infrastructure scolaire. « Nous avons besoin de bonnes écoles à la Villeneuve, car la plupart des parents mettent aujourd’hui leurs enfants dans le privé face à la crainte de l’échec scolaire », pointe un parent d’élève.

Rénover les classes, refaire les toits des écoles, construire de nouveaux bâtiments, construire des jeux pour enfants, c’est à la fois offrir une perspective pour les enfants de la Villeneuve et se donner une chance d’attirer de nouveaux habitants. Une dimension essentielle à la transformation du quartier totalement oubliée par l’Anru. Les écoles de la Villeneuve ont pourtant connu un âge d’or. Pas moins de 10 écoles avaient été construites au cœur du quartier ainsi qu’un collège expérimental, où s’est déroulé l’une des plus importantes expériences d’éducation alternative en France dans les années 70. Depuis, plusieurs écoles ont été fermées. D’autres sont en état de quasi abandon.

De Grenoble à Barcelone

Les préoccupations écologiques ne sont pas oubliées. Les habitants proposent de créer un pôle d’agriculture urbaine, en ouvrant une ferme urbaine, où l’on puisse cultiver des plantes médicinales, et partager des savoirs communs. Car un parc de 17 hectares est situé au cœur de l’ensemble, agrémenté de multiples jardins, dont certains autogérés. Objectif : redynamiser le tissu économique. D’autres pistes sont d’ailleurs explorées comme la création d’une plateforme culturelle, des dispositifs de formation pour les emplois non qualifiés (nettoyage, aide à la personne…), des formations à destination des habitants sur la rénovation des façades et les nouveaux métiers de l’isolation thermique, ou des emplois saisonniers dans le domaine du tourisme. Bref, créer une « économie de la rénovation urbaine ».

Des expériences similaires d’appropriation démocratique des projets urbains existent ailleurs. « Cette démarche du projet alternatif s’inscrit dans une lignée internationale, celle notamment des quartiers de Bon Pastor à Barcelone, de Nuevo Alberdi à Rosario (Argentine), et encore dernièrement à Istanbul. Elle relie des pratiques et des nouvelles conceptions de la ville. Il s’agit de partir des résistances des habitants pour inscrire les pratiques de terrain dans un discours radical. Ce projet alternatif mobilise l’expertise citoyenne, celle des mouvements et celle qui se met au service des mouvements », analyse Gus Massiah.

A La Villeneuve, l’élaboration de propositions alternatives crédibles ont rouvert la porte des discussions avec les pouvoirs publics. Aidée par l’évolution du discours dans les instances de l’État, une négociation aura lieu au cours des six prochains mois pour co-construire un nouveau projet urbain. Le dialogue ne se fait plus seulement entre élus et experts, excluant les habitants. Ceux-ci, y compris les plus précaires, ne sont plus cantonnés à une « logique de guichet » pour accéder à d’éventuels financements, mais contribuent désormais à « une réforme radicale de la politique de la ville », du nom du rapport remis au ministre de la Ville, François Lamy [2] Espérons que cette dynamique populaire obtiendra des résultats.

Cécile Canpolat, Aitec et David Gabriel Bodinier, association Planning

Notes

[1Rules for Radicals : A Pragmatic Primer for Realistic Radicals (1971), Random House.

[2« Pour une réforme radicale de la politique de la ville, ça ne se fera pas sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. » Rapport au ministre délégué chargé de la Ville, Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache. Juillet 2013.