Expression

Quand le slam, poésie sociale et participative, connecte toutes les générations, de 8 à 88 ans

Expression

par Laurent Guizard, Nolwenn Weiler

La poésie n’est pas un musée. C’est un art vivant et une pratique très contemporaine. C’est ainsi qu’Aurélia et Charlotte, salariées de l’association rennaise Slam Connexion, conçoivent le slam. Apparu aux États-Unis dans les années 1980, le slam est ouvert à celles et ceux qui souhaitent exprimer leur poésie. Déclamés en public, sur des temps limités, les slams se disent sans musique et sans décor. Ils sont souvent scandés dans des bars, en scène ouverte ou lors de tournois, où des équipes s’affrontent en confrontant leurs talents d’écrivains autant que d’orateurs. Rencontre avec un art inter-générationnel qui peine à être reconnu.

Pour découvrir ce reportage en grand format, combinant photos et vidéos, cliquez sur l’image ci-dessous.


Aurélia a découvert le Slam il y a dix ans, à Rennes, alors qu’une artiste se produisait sur scène. « C’est plutôt rare de voir une femme, noire en plus, dire de la poésie en public. Cela m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé géniale cette idée que chacun puisse prendre la parole avec sa propre conception de la poésie, pour dire ce qu’il ou elle a sur le cœur. » Nous sommes au milieu des années 2000. Aurélia travaille alors dans une administration publique, où elle s’ennuie prodigieusement. Fascinée par le slam, elle enchaîne les soirées et passe le plus clair de son temps « libre » à écrire, slamer et gérer une toute jeune association, « Slam zone ouest ». Peu à peu, elle prend le relai de son fondateur, Brice Mérian, « bénévole acharné », un peu fatigué à cette période. L’asso est rebaptisée Slam Connexion.

Plusieurs scènes slam existent à Rennes, dans divers bars. Aurélia crée la sienne. Elle y est « slam mistress », c’est à dire organisatrice et animatrice de soirées poésie durant desquelles tout le monde peut venir déclamer des vers personnels. En 2008, elle décide de quitter son travail pour faire de sa passion son métier. Elle se forme, fait des stages puis se frotte en live aux réalités de la vie associative : demandes de subventions, écriture de projets, organisation de tournois et, bientôt d’ateliers d’écriture... Elle est vite débordée et accueille avec grand plaisir l’arrivée de Charlotte, qui enfile immédiatement la casquette d’animatrice des ateliers. « Je me suis concentrée sur le travail de l’ombre : toute la partie de gestion de l’association, mais j’adore ça ! »

Un outil d’expression universel

Apparu aux États-Unis dans les années 1980, le slam est arrivé en Europe au début des années 1990 via Berlin. Il a gagné la France quelques années plus tard, où il s’est épanoui dans divers bars parisiens, avant de se développer en province. La légende raconte que la règle française « un poème dit = un verre offert » a boosté sa popularité [1] ! « On le confond souvent avec le rap, remarquent Aurélia et Charlotte. Mais le slam, c’est a cappella, en live, et on y partage la scène avec d’autres slameurs : on quitte le public le temps d’un slam et on y retourne ensuite. » Pour elles, impossible d’envisager un album de slam : « Il doit y avoir un auditoire ! »

« Le slam, c’est un corps, un texte, une voix, reprennent les jeunes femmes. Tout le monde possède ça, partout. Cela place les personnes sur un pied d’égalité. » Primaires, collèges, lycées, maisons de retraite, prisons... les lieux d’intervention de Slam Connexion sont très variés ; les élèves des ateliers d’écriture ont de 8 à 88 ans. « Avec le slam, personne n’a bon, personne n’a faux, sourit Aurélia. C’est une écriture destinée à l’oralité. Seule la personne qui lit voit ses fautes. Et l’on peut utiliser tous les niveaux de langage que l’on veut. En classe, c’est vraiment un outil intéressant pour apprendre à manier la langue. » « Cela permet de développer une réelle confiance en soi, pense Charlotte. C’est un peu la revanche du gamin du fond de la classe, qui tout à coup écrit un texte que ses copains vont adorer. »

« Écoute et bienveillance »

« Il y a aussi une limite de temps, trois minutes maximum par poème, précise Aurélia. En compétition, chaque période de dix secondes au-delà du temps réglementaire fait perdre un demi-point au slameur, la note finale étant sur dix ». C’est elle qui tenait le chronomètre lors du tournoi adultes de la Coupe de la ligue slam de France, organisée à Rennes par Slam Connexion ce printemps 2016. Au cœur de la ville, au théâtre du Vieux Saint-Étienne — ancienne église reconvertie en salle de spectacle — « la coupe de tous les slams » a accueilli pour la troisième année consécutive des dizaines de participants, venus des quatre coins du monde, et âgés de 12 à 86 ans [2].

Pendant deux jours, les artistes ont fait claquer la poésie, en déclamant leurs textes. Avec ou sans notes mais toujours sans accessoires, sans musiques et sans costumes. « Les mots, rien que les mots », répète Aurélia. « Le cadre compte aussi beaucoup. Il doit être le plus bienveillant possible. » Dans le théâtre du Vieux Saint-Étienne, ce samedi de mai, chaque poète est applaudi à sa descente des marches. Et les deux slam mister (animateurs) réclament des encouragements nourris quand ils sont trop faibles. « Avoir cette écoute et cette bienveillance, c’est important. Chacun met beaucoup de soi dans un texte de poésie », dit Charlotte.

En moyenne, 30% de femmes et 70% d’hommes

Manu déclame sur la « prise de la jonquille » et le Roundup, Blanche-neige regrette que son prince soit trop charmant, Aliceterix demande « combien faut-il de coups de vent pour disperser l’enfer ? », tandis que Magma rend hommage aux ados sur un air de Brel. « On est collectivement garant d’une certaine forme de vivre ensemble », précise Aurélia qui adore dire que le slam est apolitique de gauche. « Les propos discriminants, sexistes, racistes et homophobes sont interdits. Malheureusement, on n’est pas à l’abri de ce qui se passe ailleurs dans le monde. On dit souvent que partager la parole permet de partager le pouvoir, quand on parle du slam. Mais sur scène, on a en moyenne 30% de femmes pour 70% d’hommes... »

« Les slameurs des scènes ouvertes sont souvent éducateurs ou enseignants », ajoute Aurélia, qui regrette qu’il n’y ait pas plus de texte engagés politiquement, et revendicatifs. « Les gens parlent beaucoup d’eux. » Charlotte n’est pas du même avis. « Pour moi, une bonne scène slam, c’est quand il y a une belle diversité. L’un qui respecte les règles de l’alexandrin, l’autre qui place correctement quelques gros mots. L’un qui parle politique, l’autre qui va écrire un texte pour décrire l’arc-en-ciel qu’il a vu le matin. S’il peut y avoir des jeunes et des plus anciens, c’est encore mieux. Chacun décrit son monde, c’est ça qui est riche dans le slam. »

Un « processus poétique participatif »

Malgré sa popularité, le slam peine à être reconnu comme une forme d’expression culturelle, à Rennes comme ailleurs. « On a eu plus de soutien de la politique de la ville que de la politique culturelle, note Aurélia. Quand on a fait une demande de local, on n’a pas été installées dans un espace dédié à la culture, mais dans un pôle associatif situé en plein quartier populaire. Cela dit, on y était très bien ! On a organisé des ateliers d’écriture avec les gens du quartier, on a organisé un « festival de toutes les paroles », avec les gens du quartier aussi, en bossant sur une vraie politique tarifaire. En fait, on a fait de l’animation socio-culturelle et de l’éducation populaire, sans l’avoir vraiment prévu ni programmé. Mais les territoires prioritaires, c’est un peu ça : c’est le règne de la bidouille ! »

Financée à 40% par la région Bretagne, l’association bénéficie aussi de subventions de projet allouées par la ville, et s’autofinance en partie avec la vente d’ateliers. « Le plus difficile, à la fin, pour moi c’était de justifier le paiement du temps de travail sur les projets », dit Aurélia. L’année dernière, la subvention régionale qui lui permettait de financer son poste n’a pas été renouvelée. Elle a donc arrêté de travailler pour Slam Connexion à la fin du mois de novembre. Charlotte a tenu la barque seule depuis lors, avant de rompre à son tour son contrat, à la fin du mois d’avril.

« Tout le monde a des restrictions budgétaires, constate-elle. Du coup, nos commandes d’atelier ont beaucoup chuté. Notre trésorerie était vraiment en difficulté. » L’aventure professionnelle de Slam Connexion est donc terminée. « Mais l’idée, ce n’est pas d’arrêter, affirment Aurélia et Charlotte. L’association continue d’exister et on va poursuivre l’organisation de scènes le plus régulièrement possible. » Les deux jeunes femmes restent très impliqués dans la ligue slam de France, et vont continuer à écrire et à déclamer. Elles ont aussi des projets de spectacle. « Sans le public, plus de slam », résume Aurélia, pour qui cet art est un véritable « processus poétique participatif ».

Nolwenn Weiler
Photos et vidéos : Laurent Guizard pour Basta!

Cet article a été réalisé dans le cadre du projet Médias de proximité, soutenu par le Drac Île-de-France.

Notes

[1Le film de Marc Levin « Slam » qui raconte l’histoire d’un poète-rappeur, avec Saul Williams — slameur et vainqueur des plus célèbres compétitions de slam — dans le rôle principal a participé de la popularité du slam en France. Le film a été récompensé par une Caméra d’or au Festival de Cannes en 1998.

[2La Coupe de la ligue slam de France organisée à Rennes est financée par le service Culture et Jeunesse de la ville, la région Bretagne, et le Conseil général d’Ille-et-Vilaine.