Finances éthiques ?

Quand le capitalisme veut rimer avec humanisme

Finances éthiques ?

par Ivan du Roy

Vous êtes titulaires d’un compte épargne ou souscrivez une assurance vie ? Vous êtes-vous déjà posé la question : mais à quoi peut donc bien servir mon argent ? Pour répondre à cette préoccupation, des fonds d’investissement dits éthiques se multiplient. Enquête sur un secteur où l’éthique est à géométrie variable.

© Témoignage Chrétien

Investir éthique. Dans un contexte où la spéculation boursière et les exigences de la rentabilité financière à court terme semblent dominer sans partage le monde de la finance, où les licenciements boursiers, les délocalisations et les OPA rythment l’activité économique, l’idée peut paraître paradoxale, voir totalement saugrenue. En apparence seulement. Comme le reste de la société, les milieux financiers peuplés de courtiers, d’analystes et d’investisseurs en quête de dividendes ne sont pas imperméables à l’émergence de nouvelles préoccupations, du « développement durable » à la « responsabilité sociale des entreprises » en passant par la « consommation citoyenne ». Chez eux, cela s’appelle « l’investissement socialement responsable », ISR pour les initiés. Cette tendance ne cesse de progresser en Europe depuis plusieurs années. En France, quarante-six sociétés de gestions (banques, compagnies d’assurance, cabinets de conseils...) proposent au moins un fonds dit éthique dans leur offre aux investisseurs. Fin 2005, les sommes mobilisées totalisaient un encours de 7,7 milliards d’euros, principalement en actions. Mais cela reste une goutte d’eau dans l’océan du capitalisme financier : moins de 1% du volume des investissements. « L’aspect quantitatif n’est pas forcément significatif », relativise Anne-Catherine Husson, directrice éditoriale de Novethic, un centre d’information sur la responsabilité sociale des entreprises. « Analyser les entreprises sous l’angle environnemental et social est une idée qui se répand dans les milieux financiers. En cinq ans, depuis que Novethic observe ce marché, nous sommes passés d’un sujet confidentiel à un phénomène pris en compte par des acteurs qui ont du poids ».

L’investissement dit responsable recoupe plusieurs réalités. Les fonds éthiques d’abord. Ils fonctionnent comme les fonds communs de placement (FCP) traditionnels, sauf qu’aux critères de rentabilité financière s’ajoute des critères extra financiers. « C’est le modèle dominant : une société de gestion classique lance un placement dit ISR et essaie, en fonction de chaque secteur d’activité, de repérer le mieux-disant en matière social et environnemental », explique Anne-Catherine Husson. Viennent ensuite les fonds de partage : une partie des dividendes sont reversés à une ONG qui participe à la sélection du portefeuille d’actions du fonds en fonction de ses préoccupations. Enfin, les produits solidaires, plus confidentiels, sont en général proposés par des organismes de l’économie solidaire (1), comme le Crédit Coopératif ou La Nef, et sont investis dans des projets sociaux, une entreprise de réinsertion par exemple, ou de coopération Nord-Sud. Comment fonctionnent ces fonds ? Selon quels critères l’argent est-il placé ? Qui évalue les bonnes ou les mauvaises pratiques des entreprises ? L’ISR est-il une véritable tentative de moraliser le capitalisme ou une manière de se donner bonne conscience à un moment où le libéralisme économique et ses conséquences - accroissement des inégalités et dégradations de l’environnement - sont de plus en plus contestés ? Pour y répondre, le plus simple est de plonger dans ce monde complexe où l’éthique est à géométrie variable.

Droit de regard

Le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) a créé en 2000 un fonds « éthique et partage ». Initialement réservé aux mouvements religieux constituant l’ONG désireux « de ne pas faire fructifier leur argent n’importe comment », selon Martine Morincome, directrice du département finance de l’ONG, le placement est désormais ouvert au grand public. 100% des dividendes sont reversées au CCFD pour ses projets de développement. D’où viennent ces dividendes ? L’association a défini ses propres indicateurs. Sont exclues d’office les entreprises du secteur de l’armement, des organismes génétiquement modifiés (OGM), du tabac, de l’alcool ou des jeux d’argent. Ensuite, le gestionnaire du fonds, l’agence Meeschaert, pionnière en matière d’ISR (2), propose à l’ONG des entreprises qui remplissent certaines conditions dans plusieurs domaines : le développement durable, la gestion du personnel ou encore les relations entre clients et fournisseurs. L’information est la clé de cette sélection. Elle provient principalement des agences de notation sociale qui vendent leurs analyses sur telles ou telles multinationales. En France, le leader du « rating » social est Vigéo (du latin vigilance), une agence fondée par Nicole Notat en 2002 après son départ de la direction de la CFDT. Après avoir racheté l’Arese, premier cabinet d’analyse éthique français, puis l’agence belge Ethibel, Vigéo contrôle 55% du marché hexagonal de la notation sociale, devant une société britannique, Innovest.

« Vigéo nous fournit ses fiches sur 400 sociétés européennes cotées en bourse avec des notes dans six domaines, comme le respect de l’environnement et des droits de l’homme ou la gouvernance d’entreprise », détaille Laurence Loubières, l’analyste en placement éthique de Meeschaert. « Nous complétons les informations délivrées par Vigéo avec nos propres recherches : rapports des sociétés ou d’ONG, analyses financières, études institutionnelles, articles de presse. Parmi les sociétés qui ont passé ce filtre, le CCFD retient celles qui sont éligibles. Une fois que le référentiel est établi, le gérant du fonds achète et vend les actions dans ce cadre ». Dans le panel ainsi constitué sont présentes des sociétés comme LVMH, Essilor, Siemens ou Alcatel : des entreprises du CAC 40 dans lesquels investissent les fonds classiques. Une similitude troublante. A quoi bon investir éthique si c’est pour retrouver les mêmes valeurs boursières de n’importe quel PEA (Plan épargne actions) ? Yann Gauthier, directeur du Centre international du Crédit Mutuel, constatait déjà en 2002 cette homogénéité entre fonds éthiques et traditionnels. Des entreprises comme L’Oréal, Aventis, Vivendi, Carrefour ou Nokia, figuraient en bonne place dans les fonds éthiques. « Si toutes les sociétés sont éthiques ou presque, à quoi bon créer des fonds spécifiques », interrogeait-il à l’époque dans une étude. « On prend dans l’environnement existant les entreprises qui paraissent le moins pire », répond Laurence Loubières. « L’intérêt est de montrer aux entreprises qu’elles sont aussi analysées de cette manière. Cette démarche rend à l’actionnaire son droit de regard et sa responsabilité sur la finalité de son argent. Les fonds éthiques sont un levier parmi d’autres. A l’Etat de jouer son rôle en matière de réglementations et aux consommateurs d’exercer leur droit de regard. »

Ethique ou marketing ?

Distinguer de véritables « bonnes pratiques » du très en vogue discours marketing sur le développement durable n’est pas simple. « C’est la complexité du métier, précise Laurence Loubières. On manipule beaucoup d’informations, parfois contradictoires. Ce n’est pas une science exacte. Il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre. L’entreprise éthique, pure et parfaite n’existe pas. Il y a peut-être une part de marketing. Mais depuis trois ans que je fais ce travail, je constate que les choses bougent chez les entreprises, que les mentalités évoluent. » Meeschaert complète les informations fournies par les agences de notation sociales par ses propres recherches. Tous les gestionnaires ne le font pas. Selon Novethic, un tiers d’entre eux ne dispose en interne d’aucun service d’analyse sur l’ISR. 7% des sociétés gestionnaires de fonds éthiques ne recourent à aucune agence de notation et 47% dépendent d’une seule agence. Comment, dans ces conditions, croiser l’information ? « La seule vraie crédibilité, c’est la transparence : dire ce qu’on fait, comment et sur quels critères. L’ISR est un domaine émergent, le problème c’est qu’il n’y a pas vraiment de modèle défini », précise Anne-Catherine Husson.

L’éthique revêt en effet des définitions bien différentes en fonction des sociétés de gestion. Ainsi tel fonds exclue une entreprise dont plus de 50% du chiffre d’affaires est réalisé dans l’armement. Pour tel autre, ce seuil descendra à 5%. Certains sélectionnent les sociétés dont les notes en matières de responsabilité sociale se situent au dessus de la moyenne. D’autres ne retiennent que les entreprises jugées pionnières. Enfin, certains gestionnaires prévoient même d’investir exceptionnellement dans des entreprises mal notées si le cours de leurs actions connaît une forte croissance. Quand la rentabilité financière est en jeu, l’éthique peut vite s’oublier... « Réclamer de l’éthique est légitime. Mais les gens sont pressés et n’ont plus leur libre arbitre. Des experts leur vendent du prêt à acheter éthique mais leurs méthodologies ne sont pas claires. Quand on prétend noter les entreprises, il faut une méthode. Vendre une boîte de ravioli, ce n’est pas la même chose que de vendre de l’éthique. On trompe les gens sur leurs croyances », s’agace Yann Gauthier. Pour permettre au grand public de s’y retrouver, le Forum pour l’investissement responsable, qui regroupe les acteurs de l’ISR, propose un code de transparence. En France, seules deux sociétés de gestion sur une trentaine l’ont pour l’instant signé : les banques HSBC et Société Générale...

Du côté des agences de notation aussi, chacun applique sa propre méthodologie. L’indice Aspi de Vigéo - attribué aux entreprises « socialement responsable » - est considéré comme peu sélectif. Seules trois entreprises du CAC 40 (France Télécom, Lagardère et Publicis) en étaient exclues fin septembre 2005. L’indice Ethibel l’est beaucoup plus mais son avenir est compté, l’agence ayant été racheté par Vigéo. Les principales sources d’information des agences de « rating » social sont les rapports annuels des entreprises et les questionnaires adressés à ses dirigeants. Des équipes sont-elles envoyées sur le terrain pour rencontrer les représentants du personnel et corroborer les informations fournies par la direction ? Non. Au CCFD, on en a conscience. La gouvernance d’entreprise est l’un de ses critères. Dans ce cadre, le niveau de rémunération des dirigeants est-il pris en compte ? « Nous aimerions bien mais nous avons rarement ce genre d’informations. Celles qui nous viennent de Vigéo ne sont pas suffisantes », reconnaît Martine Morincome. « Mais nous avons des projets de développement dans 86 pays. Nos partenaires nous tiennent au courant de ce qui se passe avec les multinationales en matière de droits humains ou d’environnement ». Dans la jungle de l’ISR, les fonds éthiques liés à une ONG permettent un contrôle plus rigoureux de la réalité de cette éthique.

S’interroger sur les finalités de son argent

Pour sa Sicav « Libertés et solidarités », la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) a choisi de ne pas faire appel à Vigéo. Motif : Total, dont l’ONG a dénoncé le recours au travail forcé et les liens avec la junte militaire en Birmanie, figure parmi les actionnaires de l’agence de notation sociale. La « sicav 100% droits de l’homme » existe depuis 2001. Son principe est le même que pour le fonds « éthique et partage » du CCFD. Le gestionnaire est Sogeposte, filiale de La Poste, et 50% des revenus distribuables sont versés à l’organisation. Le fonds représente un encours de 12 millions d’euros, principalement des souscripteurs institutionnels comme la Caisse des dépôts et de consignation ou la Macif. « A priori, nous n’excluons aucun secteur, sauf l’armement. Nous examinons les entreprises par secteur sur une même région, ce qui permet un champ de comparaison possible. Nous retenons les deux ou trois premières du classement », explique Elin Wrzoncki, chargée du volet mondialisation et droits humains à la FIDH. Les entreprises investissant dans des pays peu respectueux des droits de l’Homme - la liste est définie annuellement par la FIDH - sont sanctionnées.

L’ONG devrait faire appel à l’agence de notation sociale britannique Eiris pour lui fournir les prochaines sélections d’entreprises éligibles. En dernier recours, c’est le comité d’éthique de la FIDH qui décide. Là encore le choix final peut se révéler complexe. « Un débat s’est déroulé au sein du comité autour de l’affaire Danone au moment du plan de licenciements », illustre Elin Wrzoncki. « Nous en avons conclu que l’entreprise, dans sa globalité, valait mieux que les autres ». Autre problème concret : la FIDH suit de près Carrefour, entreprise avec laquelle elle a élaboré une charte pour que les droits fondamentaux au travail soient respectés, y compris chez ses fournisseurs. En avril 2005, l’usine textile d’un de ses fournisseurs au Bangladesh, s’effondre, provoquant la mort d’une soixantaine d’ouvriers. La multinationale a pour l’instant fait une donation à une association humanitaire locale, un geste insuffisant pour les ONG de solidarité internationale qui demandent à l’enseigne de grande distribution de s’engager davantage dans le dialogue social avec les syndicats locaux pour mettre en œuvre des normes de sécurité. La Sicav de la FIDH est constituée de 20% d’actions et de 80% d’obligations. Ces dernières, investies dans des emprunts d’Etat, exige un autre filtre d’analyse, évaluant leur « politique active de promotion des droits de l’homme ». Pour l’instant, seuls l’Union européenne est concernée. Les trois Etats les mieux notés - où sera placée la majorité des obligations - sont la Finlande, la Suède et l’Autriche (la France est neuvième). « Ce n’est pas notre sicav, avec son faible montant, qui va influencer la politique de tel pays en matière de droits humains. Mais notre objectif est que cette méthodologie de notation des Etats soit reprise par de gros investisseurs », explique Elin Wrzoncki. « Le fonds norvégien du pétrole - l’argent placé pour les générations futures - vient, par exemple, d’exclure de ses investissements toutes les entreprises qui fabriquent des bombes à fragmentation ».

Les fonds éthiques sont à la finance ce que les quelques produits issus du commerce équitable en vente dans les hypermarchés sont à la grande distribution : un étroit espace alternatif qui peut permettre à chacun de s’interroger sur les conséquences de ses actes en tant que consommateur ou épargnant. « L’assurance vie est le placement n°1 en France. La plupart des gens ne s’interrogent pas sur la finalité de leur argent », insiste Anne-Catherine Husson. Bref, quitte à épargner, autant limiter les dégâts. Mais ces fonds peuvent aussi servir de caution morale à un système qui est encore loin de se remettre en cause et décrédibiliser la notion d’éthique. Autre lacune : les fonds éthiques sont investis dans les grandes valeurs boursières tandis que les produits solidaires - plus « militants » - financent des initiatives sociales de terrain. Entre les deux, rien, ou pas grand chose. Les petites et moyennes entreprises (PME), qui peuvent plus facilement représenter un modèle économique alternatif à la multinationale en matière de démocratie d’entreprise ou de politiques salariale, sont pour l’instant ignorés par les placements éthiques. Si l’ISR interroge les pratiques sociales et environnementales des grandes entreprises, elle ne s’attaque pas à l’un des enjeux fondamentaux : la redistribution des richesses.

Ivan du Roy


L’épargne solidaire

Les produits financiers « solidaires » occupent une place à part dans l’investissement socialement responsable (ISR). D’abord par les modestes sommes mobilisés - 613 millions d’euros contre 7,7 milliards pour les fonds éthiques classiques - et le public concerné - 130 000 souscripteurs, souhaitant agir concrètement sur leur environnement économique quitte à sacrifier une partie du rendement de leur épargne. Surtout, c’est l‘objectif des placements qui diffère. L’éthique n’est pas dans la manière de gérer ces fonds, même si elle doit bien sûr être transparente, mais dans leur finalité : le soutien à une cause humanitaire, à un projet de développement, à l’insertion sociale ou à l’accès au logement. On y retrouve les acteurs classiques de l’économie solidaire : La Nef, le Crédit Coopératif, la Caisse solidaire du Nord-Pas-de-Calais, les clubs Cigales ou l’association Oïkocrédit. Chaque année, l’association Finansol dresse le bilan de cette épargne solidaire. En 2004, en France, 13500 emplois ont été créés ou consolidés, 800 nouvelles familles ont été logées et 921 000 microcrédits accordés dans les pays en développement.


Petite histoire de l’éthique financière

Les fonds éthiques sont apparus aux Etats-Unis, dans les années 1920. Nombre de congrégations religieuses refusent alors d’investir dans ce qu’elles considèrent comme les « valeurs du péché » : les industries du tabac, de l’alcool, les jeux d’argent, la prostitution. En France, c’est une religieuse, sœur Nicole Reille qui, en 1983, lance le premier fonds « Ethique et investissement » géré par l’agence Meeschaert. Avec l’émergence des questions environnementales puis du développement durable, les fonds éthiques censés prendre en compte ces enjeux se multiplient. Du fait d’un rapport différent au capitalisme, ces fonds connaissent un essor plus important dans les pays anglo-saxons qu’en France où la société civile est moins habituée à interpeller directement les entreprises sur leurs stratégies. « La France très en retard sur les pays anglo-saxons. Mais quand la démarche s’exprime, elle est très cohérente du point de vue social et environnemental. Aux Etats-Unis, les fonds éthiques sont souvent cantonnés à l’exclusion du tabac », nuance Laurence Loubières, analyste en placements éthiques.