Santé

Produits toxiques : « Combien de morts faudra-t-il pour que l’État prenne des mesures ? »

Santé

par Barnabé Binctin

Partie de Fos-sur-Mer le 1er mai, la « Marche des cobayes » doit rallier Paris fin juin. Son but ? Alerter sur la multiplication des pollutions aux produits toxiques, et leur impact sur l’environnement et la santé des travailleurs comme des citoyens. Malgré les connaissances qui s’accumulent et les alertent qui se multiplient, « l’attitude des autorités publiques relève du déni, voire de la non-assistance à personne en danger », dénonce la coordinatrice de la marche Sarah Ferrandi, interviewée par Basta!.

Basta! :Quelles sont les revendications de la « marche des cobayes » ?

Sarah Ferrandi : Nous voulons d’abord rendre visible toutes les victimes de produits toxiques. Aujourd’hui, il y a un vrai manque de considération à leur égard : que ce soit sur les lieux de travail ou de vie, dans l’alimentation ou dans les soins, les personnes contaminées par des polluants dangereux restent isolées face à leur problème. Elles font face à de nombreuses résistances de la part de l’opinion publique, du corps médical ou encore des autorités qui refusent de donner de la crédibilité aux maladies et souffrances endurées. C’est le cas par exemple des victimes de la nouvelle formule du Lévothyrox : de très nombreuses femmes en ont été victimes, mais lorsqu’elles parlent des effets indésirables qu’elles rencontrent et qui leur gâchent la vie, elles se voient très souvent répondre qu’elles sont en train de faire une psychose ou une dépression, et on a très peu entendu parler de ce problème dans les médias.

Cette logique d’isolement est la même pour toutes les autres victimes, des pesticides, des champs électromagnétiques ou encore des intoxications aux métaux lourds. Nous voulons donc créer un mouvement citoyen pour alerter sur l’inertie des pouvoirs publics en matière de santé environnementale. Nous travaillons également à réclamer une justice passant par la réparation, la reconnaissance des responsabilités, et l’indemnisation des victimes.

Pourquoi utiliser le terme de « cobayes » alors que ces dernières années plusieurs scandales sanitaires, de même que leurs victimes, ont été reconnus - que l’on pense à l’amiante, même si les employeurs responsables de dizaines de milliers de travailleurs morts par cancers n’ont toujours pas été jugés, ou aux salariés de Triskalia empoisonnés aux pesticides ?

La marche est bien évidemment celle des victimes de tous ces scandales. Mais si elles sont devenues victimes, c’est parce qu’elles ont été cobayes de diverses expérimentations au préalable. Les personnes officiellement reconnues victimes ne sont qu’une minorité face aux millions de personnes entourées par des produits toxiques. Nous sommes tous des cobayes : de la pollution de l’air, de la malbouffe, des produits de santé dangereux, etc. Le terme de « cobaye » permet de réintroduire la notion de risque : il faut mener un travail de prévention, nous ne voulons plus voir le nombre de victimes augmenter perpétuellement car nous n’aurions pas évalué les risques sur la santé.

Qui sont les participants à cette marche ?

L’idée a germé l’automne dernier, après un échange sur le Levothyrox entre Chantal L’Hoir, présidente de l’Association française des malades de la thyroïde, et Michèle Rivasi, qui est députée européenne. Face à la multiplication des scandales sanitaires et alimentaires, il est apparu nécessaire de rompre avec le cloisonnement entre ces différents problèmes d’intoxication. Nous avons préparé cette marche avec de nombreuses associations de victimes de pollution, ainsi qu’avec des associations travaillant sur la santé environnementale, telles que Générations futures ou Générations cobayes. Notre collectif représente aujourd’hui une centaine d’associations et de personnalités des mondes scientifique, politique, juridique ou encore artistique.

Peut-on vraiment mettre sur le même plan les pollutions engendrées par la malbouffe, les métaux lourds, les ondes électromagnétiques, les médicaments ou les petites billes noires des nouveaux terrains de foot synthétiques ? Quel sont les points communs à ces pollutions ?

Ces problèmes de pollution sont certes distincts les uns des autres, avec des conséquences différentes sur la santé et l’environnement que ce soit en termes d’intensité, de durabilité, de nombres d’effets indésirables ou en termes de cibles. Mais on y retrouve une logique commune : l’absence de considération pour la protection de notre environnement et de notre santé par des industriels réfléchissant d’abord au profit à court terme. Les victimes s’en trouvent traitées de la même manière : une reconnaissance quasi-inexistante, une indemnisation qui n’est jamais à la hauteur.

Parmi les polluants toxiques, les rejets agricoles – et notamment les pesticides – figurent en bonne place. Comment abordez-vous la loi agricole en cours de discussion à l’Assemblée nationale ?

Nous sommes très inquiets de cette nouvelle loi, qui manque clairement d’ambition. Le recul spectaculaire sur la question du glyphosate, avec le rejet de l’amendement qui préparait son interdiction pour 2021, confirme une nouvelle fois la victoire des lobbies. Le refus de la création d’un périmètre de sécurité autour des habitations est un autre déni des conséquences de ces pesticides sur la santé des agriculteurs et des citoyens. De même, 20% de produits bio dans la restauration collective d’ici 2022, c’est bien trop peu. C’est un objectif de 100% que nous devrions viser… Et il n’y a aucune mesure visant à interdire certains produits toxiques dans nos assiettes, tels que les nitrites, les nitrates ou certaines nanoparticules comme le dioxyde de silicium (E551).

Vous dénoncez « l’inertie de l’État » face à ces combats : qu’attendez-vous concrètement, aujourd’hui, des pouvoirs publics ?

Il faut de vraies politiques qui protègent le citoyen face aux très nombreuses sources de pollution auxquelles il est confronté, ainsi qu’une véritable prise en compte du facteur environnemental dans les politiques de santé publique. Cela passe notamment par la généralisation d’une recherche et d’une expertise indépendantes sur toutes ces questions. Nous défendons par exemple une vraie refonte de toutes les méthodes d’évaluation et d’homologation, qui pourraient se faire à partir d’un panel indépendant de chercheurs universitaires sous contrôle citoyen. Une vraie recherche indépendante, cela veut dire que les fonds publics ne doivent plus être attribués en fonction d’objectifs financiers, et que les règles de financement public-privé doivent être revues.

Nous avons un petit comité de personnalités scientifiques et politiques qui travaille en ce moment sur des propositions très concrètes : l’inversion de la charge de la preuve, qui obligerait l’industriel à prouver l’innocuité de son produit et non plus à la victime de démontrer le lien de causalité entre sa pathologie et le facteur de pollution ; le rétablissement des CHSCT et des autres contre-pouvoirs pour renforcer la protection de la santé au travail ; la création d’un fonds d’indemnisation des victimes ; l’intégration aux formations médicales et paramédicales d’un enseignement sur les causes environnementales des pathologies… On pourrait envisager la mise en place d’un secrétariat d’État dédié à la prévention santé-sécurité-environnement, avec une mission interministérielle en charge d’élaborer une grande loi pour développer ces aspects, ou bien la création d’un institut de veille environnementale qui lancerait un grand plan national d’analyse et de recherche en santé-environnement.

Des recours pour « carence fautive » de l’État ont récemment été déposés devant le tribunal administratif de Grenoble, pour s’attaquer au problème récurrent de la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie. Ce type de démarche juridique doit-il être multiplié ?

Le moyen juridique, c’est un peu le seul recours dont on dispose actuellement. De nombreux cobayes se sont regroupés afin de mener des actions en justice : dans les affaires Médiator, Lévothyrox, chloredécone, l’amiante… L’attitude des autorités publiques face à ces différents sujets relève du déni, voire de la non-assistance à personne en danger. Mais combien de plaintes, combien de morts, faudra-y-il pour que l’État prennent les mesures nécessaires ?

Récemment, le cas de Karim Ben Ali, licencié pour avoir dénoncé les déversements d’acide en pleine nature par Arcelor Mittal, et aujourd’hui en situation de grande vulnérabilité, a démontré la difficulté à témoigner sur ces sujets… La protection des lanceurs d’alerte n’est-elle pas également un enjeu essentiel ?

Tout à fait, et plusieurs lanceurs d’alerte rejoignent d’ailleurs notre marche, comme Antoine Deltour, Olivier Dubuquoy, Bruno Van Peteghem, ou justement Karim Ben Ali. La protection des lanceurs d’alerte est l’une de nos revendications importantes : le sort qui leur est réservé aujourd’hui est extrêmement préoccupant, et cela risque de décourager les prochains. Or il faut que d’autres, à l’avenir, puissent continuer d’oser prendre la parole pour mettre en lumière ces comportements dangereux pour la société dans son ensemble, sans risquer de devenir de véritables parias.

Le gouvernement n’est pas particulièrement sensible aux mobilisations sociales – et vous ne seriez certainement pas les premiers marcheurs à ne pas être écoutés… Avez-vous senti une attention plus particulière sur le sujet, depuis le lancement de la marche ?

Le gouvernement ne se montre absolument pas concerné par notre cri d’alerte, et l’actualité récente, avec le projet de loi agriculture et alimentation, le prouve bien. On ressent pourtant une grande sensibilité du reste de la société à l’égard des questions de santé environnementale. Cette crise sanitaire, que nous considérons comme la quatrième crise écologique, devient une vraie préoccupation pour les citoyens, comme en témoigne notre pétition adressée au gouvernement, qui a déjà récolté près de 20 000 signatures.

Propos recueillis par Barnabé Binctin

Photos : © James Keogh pour Basta!

 Le site de la marche des cobayes

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