Répression

Bure, le procès de la résistance à l’État nucléaire

Répression

par Vanina Delmas (Politis)

Le procès, hautement politique, des sept opposants au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure s’est tenu du 1er au 3 juin. L’occasion de revenir sur les pratiques d’un pouvoir qui criminalise des militants engagés pour la défense de l’environnement et de la santé publique.

Entre les militantes de Bure et la justice, c’est une longue histoire d’hostilité qui s’écrit depuis 2016. En quatre ans, une soixantaine de procès en lien avec l’opposition au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ont eu lieu, dont un certain nombre dans cette petite salle du tribunal de Bar-le-Duc (Meuse). Le procès qui s’est déroulé du 1er au 3 juin était aussi attendu que redouté. Attendu, car il met fin à une enquête lourde, agressive, intrusive. Attendu aussi car des rassemblements de soutien festifs étaient organisés chaque jour sur le parvis du tribunal. Redouté, car les peines pouvaient atteindre jusqu’à dix ans d’emprisonnement. Les sept prévenues ciblées par l’instruction judiciaire ouverte en 2017 étaient poursuivies pour de nombreux motifs : dégradation et vol en réunion, organisation d’une manifestation non déclarée, attroupement après sommation de dispersion, détention de substances ou d’engins incendiaires, parfois pour violences. Mais, surtout, pour association de malfaiteurs.

Un dossier d’accusation de 22 000 pages !

Au fil de la lecture de l’ordonnance de renvoi puis des interventions des avocats de la défense, on comprend que le dossier de 22 000 pages contient beaucoup de vide. Au départ, l’enquête se concentrait sur trois événements survenus en 2017 : une action ayant entraîné des dégradations sur l’« écothèque » de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) ; une tentative d’incendie de l’hôtel-restaurant Le Bindeuil, implanté sur le site du laboratoire ; une manifestation non déclarée le 15 août, qui s’est terminée en affrontements. Faute d’identification formelle pour les deux premiers, seule l’organisation ou la participation à cette manifestation estivale est en cause. Preuve que le dossier s’est dégonflé : l’Andra n’était plus partie civile. Contactée par téléphone, elle justifie son désistement : « On instrumentalise la situation pour en faire le procès de Cigéo, mais ce n’est pas le sujet. C’est une question de trouble à l’ordre public, donc c’est le problème de la justice, pas notre affaire. »

« Nos clients encourent dix ans de prison alors qu’on se retrouve avec un procès pour juger ce qui s’est passé ou non en amont et au cours de cette manifestation. L’accusation d’association de malfaiteurs doit voler en éclats, car ce n’est qu’un moyen de nuire à la lutte politique que mènent les opposants ici », a déclaré Raphaël Kempf, l’une des voix du collectif d’avocats de la défense. Le 15 août 2017, les anti-Cigéo avaient prévu de se rassembler pour alerter sur la mise en danger d’un site néolithique par le projet Cigéo. Ce jour-là, les forces de l’ordre ont effectué 21 tirs de LBD et lancé 320 grenades lacrymogènes ainsi que 37 grenades GLI-F4. Robin Pagès, un manifestant, a été gravement blessé au pied. L’avocate Muriel Ruef n’en démord pas : sans les décisions prises par les forces de l’ordre, les affrontements n’auraient sûrement pas eu lieu. À l’aide de plans de la zone, brandis sous le nez du juge, elle retrace quasiment minute par minute le déroulé de la journée. Elle pointe le fait que les gendarmes sont sortis de leur mission, qui consistait à surveiller les bâtiments de l’Andra à Bure pour dévier l’itinéraire, obligeant les manifestants à s’éparpiller dans les champs. « L’autorité civile n’a pas interdit cette manifestation, mais l’autorité militaire a bloqué la route de son propre chef, assène l’avocate. Des difficultés dans le maintien de l’ordre qui n’ont jamais été analysées, ni dans le dossier ni dans cette audience. »

Géolocalisation, surveillance et écoutes des militants : une enquête policière à un million d’euros

Si le directeur général de l’Andra a décliné l’invitation de la défense à venir témoigner, Kevin Le Fur, juge d’instruction de l’affaire, s’est présenté à la barre. Mais sa parade était toute trouvée : « Je ne commenterai pas mon ordonnance de renvoi », a-t-il répété en boucle pendant près d’une heure et demie. Pourtant, de nombreux points auraient demandé des éclaircissements. Une enquête menée par Reporterre et Mediapart a révélé la disproportion des moyens utilisés pour débusquer et surveiller les militants : géolocalisation, perquisitions, plus de 85 000 conversations et messages interceptés, plus de seize ans de temps cumulé de surveillance téléphonique, des contrôles routiers sur tout le territoire, l’utilisation du logiciel Anacrim (habituellement utilisé pour résoudre les crimes graves), pose de balises sur les voitures, et même la création d’une cellule de gendarmerie spéciale Bure... pour un coût estimé à 1 million d’euros ! « J’ai un budget illimité pour toutes instructions », a seulement déclaré le juge. Parmi les moyens utilisés pour cette surveillance hors norme, l’utilisation d’IMSI-catchers, des valises-espions qui capturent les données téléphoniques présentes aux alentours – une technologie rendue légale en 2016 dans le cadre de la lutte antiterroriste. Le juge d’instruction en avait autorisé la pose lors d’une audience au tribunal de Bar-le-Duc concernant des personnes liées au mouvement anti-Cigéo…

Des conflits d’intérêts, une partialité des représentants de la justice dans la Meuse et une obsession sécuritaire qui avaient déjà été remarqués. En 2019, la Ligue des droits de l’Homme avait publié un rapport sans équivoque dénonçant le « harcèlement contre les opposants, destiné à criminaliser leur position et leur manifestation, qui a pour effet de porter atteinte aux libertés individuelles ». La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme avait envoyé un observateur indépendant lors d’une journée d’audience consacrée à des affaires impliquant seulement des militantes anti-Cigéo. Un dispositif particulier mis en place par le tribunal de Bar-le-Duc. Le 5 février 2019, Jacques Englebert, avocat au barreau de Namur, avait noté un certain nombre de pratiques et de réactions le laissant très perplexe, et avait été catégorique : « Il s’agit d’une justice qui fait tout pour décourager l’idéal que chaque citoyen nourrit à son égard. Le lien social que devrait nouer la justice avec le citoyen est ici totalement nié. »

Un « véritable acte de barbouzerie »

Ce procès de trois jours a aussi été l’occasion de questionner la notion de justice. Avant de garder le silence, Joël, l’un des prévenus, a évoqué avec émotion les « milliers de souvenirs » qui ont ressurgi à la lecture du dossier, a révélé la tristesse ressentie face à cette justice qui n’accepte pas que la réalité soit « plus complexe, avec des visages tellement plus nombreux que les sept qui sont sur le banc des accusés... » Il interroge aussi : « À travers ce procès, notre procès et ceux de toutes les autres associations de malfaiteurs [en référence aux gilets jaunes, ndlr], serez-vous les acteurs de la généralisation et de l’extension de dispositifs judiciaires qui instituent progressivement une justice préventive et le délit d’intention ? »

Alexandre Faro, également avocat de Greenpeace France, n’a pas mâché ses mots et a qualifié cette instruction de « véritable acte de barbouzerie » tant elle a cherché à ratisser large, sans être sûre de ce qu’elle trouverait. « Pêcher des informations à droite, à gauche n’est pas digne d’une justice bien ordonnée. Si le juge était un pêcheur, il mourrait de faim, il n’y aurait rien dans ses filets. Ces méthodes-là, je ne les ai vues employées que dans des dossiers liés au nucléaire ! »

Appelée comme témoin par la défense, l’historienne et politologue Vanessa Codaccioni a qualifié de « délirant » le recours aux interdictions de manifestations, de territoire, ainsi que le délit d’intention qui irrigue tout le dossier avec le terme « en vue de ». Elle a aussi rappelé le fond politique attaché aux chefs d’accusation de « bande organisée » et d’« association de malfaiteurs » : « Cette inculpation permet de neutraliser les individus avant qu’ils ne passent à l’acte, criminalise les idées et les appartenances politiques et permet de pallier le manque de preuves. C’est le règne de la présomption de culpabilité. »

« J’aurais pu me retrouver malfaiteur parmi les malfaiteurs... »

Témoins et avocats ont esquissé le rapport de force qui s’est intensifié depuis 2016 : d’un côté, l’industrie nucléaire, qui saisit la justice à tour de bras, écrase au rouleau compresseur les départements qui l’accueillent et toutes graines de résistance. De l’autre, une opposition qui mise sur la sensibilité au territoire, la diversité des profils, sans renier les actions directes et les sabotages contre « Cigéo et son monde ». Pour Bernard Laponche, physicien nucléaire, ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique et défenseur intraitable des alternatives à l’enfouissement des déchets nucléaires, « il y a une légitimité éthique dans la protestation contre ce projet mauvais et imposé ! » Claude Kaiser, maire de Ménil-la-Horgne (Meuse), a raconté les humiliations subies pour avoir exprimé cette contestation : « Nous sommes vus comme des extrémistes alors que la majeure partie des gens que j’ai rencontrés n’avaient que de la paix en eux. Nous l’exprimons différemment, mais nous avons tous la même colère ! J’aurais pu me retrouver malfaiteur parmi les malfaiteurs... »

Dans l’ouvrage collectif L’Opposition citoyenne au projet Cigéo (L’Harmattan, 2017), le géographe et professeur à l’université de Lorraine Pierre Ginet souligne que « dans le discours qui voit se confronter promoteurs et citoyens dubitatifs ou opposés, seule la voix de l’État nucléaire porte vraiment. Celle des citoyens porte peu dès lors qu’ils s’engagent dans un discours qui n’est pas celui d’une simple adaptation du projet, mais serait susceptible de conduire à son abrogation ». Il affirme également que la mobilisation de collectifs citoyens fait face à un appareil d’État incarné par l’Andra et « s’est construite autour d’enjeux qui dépassent l’expression d’une démarche "Nimby" [Not in my backyard ("pas dans mon jardin"), ndlr] et mettent en lumière des logiques politiques à l’œuvre de l’échelon local à l’échelon global ».

La dimension politique de ce procès, de la répression des opposantes et de la militarisation du territoire, qui impacte tous les riverains, semble difficile à nier. Sur le banc des accusées, personne n’a fait pâle figure, que ce soit Chloé dans sa robe à sequins dorés, Kevin paré de son foulard violet dans les cheveux, couleur de la lutte, ou Angélique déclamant une ode à la forêt à défendre. Avant de garder le silence, les sept ont raconté la solidarité qui lie les camarades de lutte, leur attachement profond au territoire, et ont rappelé à quel point le combat contre le nucléaire est vital pour l’intérêt général et dans leur vie intime.

« Il a fallu vingt-cinq ans pour que je me questionne sur les déchets nucléaires »

Comme Florian, arrivé à Bure un jour de chantier pour construire un escalier et qui a été happé par la monstruosité du projet de stockage souterrain pour déchets radioactifs. « Il a fallu vingt-cinq ans pour que je me questionne sur les déchets nucléaires, alors que je suis fils et petit-fils d’agents EDF... », glisse-t-il avant de demander d’éteindre les lumières dans cette salle bien ensoleillée. Fidèles à leur engagement, les sept et leurs avocats ont fait usage de leur droit de manifester pour déserter le prétoire dès le premier après-midi et rejoindre le cortège festif déambulant dans les rues de Bar-le-Duc.

Le réquisitoire du procureur de la République a semblé court, sans emphase ni surprise. Pour Joël, Florian et Angélique, poursuivies pour « complicité de détention d’engin incendiaire en bande organisée et association de malfaiteurs », il a demandé dix-huit mois de prison avec sursis. Céline et Benjamin, accusées de « détention d’engin incendiaire en bande organisée », risquent douze mois avec sursis. Chloé, poursuivie pour « violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique », dix mois avec sursis. Un an ferme est requis contre Kevin, ayant déjà été condamné et incarcéré, notamment pour non-respect de son contrôle judiciaire. « Si l’information judiciaire n’a pas servi à étayer les infractions, elle a brisé des solidarités, des amitiés... Le mal est fait ! Que votre juridiction se souvienne qu’ils et elles ont déjà payé, qu’elle n’oublie pas de les relaxer ! » tonne l’avocat Matteo Bonaglia. Le jugement sera rendu le 21 septembre.

Vanina Delmas (Politis), à Bar-le-Duc

Photo : © Amanda Jacquel

Cet article est publié dans l’hebdomadaire Politis disponible en kiosque ce 10 juin 2021.