Briançon

Malgré le harcèlement policier, les gardes à vue et les procès : la solidarité avec les exilés se poursuit

Briançon

par Pierre Isnard-Dupuy

Ce 27 mai, sept militants solidaires des migrants passeront devant le tribunal de Grenoble. Dans les montagnes, malgré la répression quotidienne, la solidarité continue à s’organiser. Basta! a accompagné des bénévoles de l’entraide.

Une voiture estampillée Médecins du monde gravit les lacets du col de Montgenèvre (1850 m), au-dessus de Briançon, à la tombée de la nuit. A bord, Camille, trentenaire et infirmière marseillaise. Depuis bientôt un an, elle participe aux « maraudes », deux weekends par mois. A l’instar de leurs homologues qui parcourent les rues des agglomérations pour aider sans abris et familles en quête de nourritures et d’un toit, ces maraudes en montagne visent à mettre à l’abri les exilés en difficulté, souvent perdus et parfois frigorifiés. La conductrice du véhicule ce soir-là est Tahnee. Scénariste de BD, elle a quitté Nantes pour s’installer à Briançon depuis le début de l’année, intéressée par la montagne et par la dynamique du territoire autour de l’exil. « J’ai rencontré plein de gens passionnants. Ce qu’il se passe ici est un cercle vertueux infini », se réjouit-elle. Ce cercle vertueux de la solidarité a pourtant une face sombre dans cette zone frontalière entre l’Italie et la France, de plus en plus militarisée.

Camille a découvert tout un monde de tensions, qu’elle ne soupçonnait pas. « Avant de venir ici, je croyais que la pression ne s’exerçait que sur les exilés », dit-elle. Comme les autres bénévoles, Camille et Tahnee subissent le harcèlement des gendarmes et des agents de la la police aux frontières (PAF). « Tout l’hiver ils ont mis des amendes à 135 euros pour non-respect du couvre-feu, pour des attestations dérogatoires soit disant non conformes », expose l’infirmière.

Pourtant, comme pour n’importe quelle autre action d’assistance à des personnes vulnérables, les maraudes à Montgenèvre en périodes de confinement ou de couvre-feu dues à la crise sanitaire sont autorisées par la préfecture. Médecins du monde conteste une soixantaine de contraventions ciblant ses bénévoles. Cette pratique arbitraire des forces de l’ordre a cessé depuis fin mars. D’autres subsistent encore. Les véhicules de gendarmerie prennent en filature ceux des maraudeurs. Basta! l’a constaté dans la voiture de Camille et Tahnee cette nuit du 23 au 24 avril. Garée sur un parking de la station de montagne, l’automobile pourtant sérigraphiée du logo de l’ONG humanitaire, a été braqué pendant deux heures par les phares de voitures de gendarmerie se relayant pour assurer la surveillance de ce véhicule « suspect ».

Des peines de prison en guise de récompense pour « une mission de quasi service public »

Mais suspect de quoi ? L’objectif de ces manœuvres est d’empêcher l’embarquement des personnes secourues en montagne. En vain cette nuit-là, comme souvent. Récupérés plus loin sur la route de Briançon, sept jeunes Afghans ont été menés au Refuge solidaire vers cinq heures du matin. Les maraudeurs ont disposé des matelas dans le réfectoire à côté de ceux où dormaient déjà d’autres personnes, avant de leur souhaiter bonne nuit. Ce lieu de premier accueil, situé en face de la gare de Briançon, dépasse régulièrement sa capacité, autorisée par la préfecture à 35 personnes. « Il y a énormément de monde en ce moment. 100 personnes en moyenne sont au Refuge, avec 20 à 30 arrivées par jour », explique Pauline Rey la coordinatrice salariée du lieu. Depuis sa création à l’été 2017, le Refuge solidaire a accueilli plus de 12 000 personnes.

Laetitia Cuvelier membre de Tous Migrants, autrice et coréalisatrice du film Déplacer les montagnes, venue en soutien à deux maraudeurs poursuivis au tribunal de Gap le 22 avril 2021.

Derrière les maraudeurs largement médiatisés, Lætitia Cuvelier membre de Tous Migrants rappelle que ce sont des centaines de personnes qui œuvrent pour l’accueil de pleins de manières : « Il y a des personnes qui accueillent chez elles, qui donnent des vêtements, des mamies qui amènent de la soupe au Refuge ou encore d’autres personnes qui accompagnent à la préfecture. C’est important d’accompagner à la préfecture, parce que la France c’est un tel bordel administratif que les droits deviennent inaccessibles. » Par amour de la montagne, Lætitia Cuvelier habite à La Grave depuis bientôt vingt ans, aux confins des Hautes-Alpes avec l’Isère, à une heure de route de Montgenèvre. Devant le tribunal de Gap, ce 22 avril 2021, elle est encore venue en solidarité, avec une pancarte sur laquelle est inscrit « Merci les maraudeurs ».

A l’intérieur du tribunal, deux bénévoles, adhérents du collectif Tous Migrants, sont en train d’être jugés. Ils sont accusés d’avoir franchi la frontière de l’Italie vers la France en compagnie d’une famille afghane. Les gendarmes mobiles qui les ont interpellés dans l’après-midi du 16 novembre 2020, venus de Pontivy en Bretagne, l’affirment sans aucune preuve matérielle. Les deux maraudeurs confirmés démentent formellement avoir franchi « la ligne rouge » frontalière et assument avoir porté assistance à quelques centaines de mètres côté français. Le procureur Florent Crouhy, tout en reconnaissant la « mission de quasi service public » des associations qui s’investissent dans les maraudes, demande que les deux bénévoles soient condamnés à 2 mois de prison avec sursis et à 5 ans d’interdiction de territoire. Le délibéré sera rendu le même jour que l’audience en appel des « 7 de Briançon », ce 27 mai.

Le procès des « 7 de Briançon », érigé en symbole du « délit de solidarité », se tiendra à Grenoble. Les sept militants seront jugés en appel. Le 22 avril 2018 ils avaient participé avec 150 autres manifestants à une marche transfrontalière pour dénoncer l’opération anti-migrants de Génération identitaire entamé la veille au col de l’Échelle et la « militarisation de la frontière ». En décembre 2018 ils ont été condamnés à 6 mois de prison avec sursis pour cinq d’entre-eux et 12 mois dont 4 ferme pour les deux autres (lire notre article).

En juillet 2018, le Conseil constitutionnel a considéré qu’au nom du « principe de fraternité » le transport et l’aide au séjour à titre humanitaire et gratuit ne peuvent être un délit. Seule « l’aide à l’entrée de personnes en situation irrégulière sur le territoire » – en franchissement donc de la ligne frontière – peut être retenu comme délit. C’est sur ce motif que sont poursuivis les maraudeurs « 7 de Briançon », motif également prétexte à de nombreuses gardes à vue. Début avril 2021, deux photojournalistes italiens qui réalisaient un reportage sur la route d’exil des Balkans jusqu’à Briançon ont été arrêtés et ont passé la nuit au poste de la PAF de Montgenèvre.

« Il faisait -10 degrés. On était là pour aider les exilés à sortir du froid, point barre ! On n’a pas à arrêter des gens qui portent assistance ! »

Laurent Thérond, un vigneron du Vaucluse, a subi le même sort dans la nuit du 20 au 21 mars. Avec un adhérent de Tous Migrants, ils ont été arrêtés alors qu’ils maraudaient. « Des gendarmes nous observaient à la jumelle. Pour eux on était des passeurs. Je sais très bien que l’on est pas allés en Italie », assure l’agriculteur. Au cours de la journée précédente, le militant de la Confédération paysanne s’était rendu à un rassemblement à Montgenèvre appelé par son syndicat agricole pour dénoncer la situation de la frontière et témoigner de leur solidarité avec les exilés.

« Ce sont des gens qui fuient la guerre la persécution ou la misère, ce n’est pas possible de ne pas les accueillir. » Laurent Thérond, agriculteur, membre de la Confédération paysanne. Arrêté au cours d’une maraude, il a passé 35 heures en garde à vue.

« Ce sont des gens qui fuient la guerre la persécution ou la misère, ce n’est pas possible de ne pas les accueillir », affirme le paysan que Basta! a rencontré sur son domaine. « Les multinationales de l’agroalimentaire foutent le bazar dans les pays d’origines, ce qui contribue en partie à mettre des gens sur les routes », ajoute-t-il en résonance avec les thèmes de mobilisation de la Confédération paysanne.

Après 35 heures passées en garde à vue au poste de la PAF, Laurent Thérond en tire une motivation supplémentaire. Il est même retourné marauder le weekend suivant. « Il faisait -10 degrés. On était là pour aider les exilés à sortir du froid, point barre ! Ils m’ont énervé. On n’a pas à arrêter des gens qui portent assistance ! », défend-il. Habitué des mobilisations de faucheurs volontaires contre les OGM, Laurent Thérond n’a pas peur des poursuites : « Qu’ils nous envoient en procès, ça nous permettra de nous exprimer. » Puis il assure qu’il retournera en maraude dès qu’il en aura le temps. « En ce moment je m’occupe de mes vignes. L’hiver prochain j’y retourne c’est sûr et je ramènerai du monde en plus », promet celui qui est aussi militant de la France insoumise et candidat de l’union de la gauche aux départementales.

Nombreux, les montagnards solidaires ne sont pas majoritaires

Une partie des Briançonnais solidaires des exilés ont été aussi particulièrement productifs pour témoigner leur soutien à travers des œuvres culturelles, produisant livres et films par dizaines. Autrice et poétesse, Lætitia Cuvelier est par exemple coréalisatrice du documentaire Déplacer les montagnes qui traite de l’accueil d’exilés par des habitants du coin. « On avait besoin de raconter l’intensité de ce que l’on vit. C’est aussi cathartique. Et puis à Briançon, il y a tout un tas d’intellectuels précaires qui ont voyagé avant de se fixer ici », détaille-t-elle pour expliquer le dynamisme à se saisir d’une plume ou d’une caméra.

Néanmoins elle met en doute « l’image d’Épinal des montagnards solidaires » mise en scène dans la presse. Même s’ils sont plusieurs centaines, ils sont loin d’être majoritaires. En témoigne l’élection fin juin 2020 du nouveau maire LR Arnaud Murgia qui a fait campagne ouvertement sur un rejet des migrants, même si son arrivée au pouvoir est aussi due à la division de la gauche locale. Également élu à la tête de la communauté de commune, l’édile s’est agité pour faire expulser le Refuge solidaire de Briançon, installé dans un bâtiment de la collectivité.

La menace a mobilisé une alliance hétéroclite. « De l’évêque de Gap, à des profs retraités, des militants plus politiques, jusqu’au no-border italiens », résume Anthony, l’un des deux maraudeurs jugé le 22 avril [1]. Fin octobre, Arnaud Murgia a consenti à donner un sursis pour six mois, le temps de l’hiver. Le refuge déménagera en juin prochain dans un nouveau lieu acheté par la société civile. Vaste de 1600 m², il proposera aussi d’accueillir des activités de l’économie sociale et de la culture. De quoi dynamiser à nouveau un territoire qui « roupille du tourisme » et dont « la vie est devenue intéressante », selon le propre vécu de Lætitia Cuvelier.

« Les maraudes, l’accueil, l’accompagnement des personnes, ça demande beaucoup d’énergie pour les gens qui sont là en permanence. » Agnès Antoine, coprésidente de Tous Migrants.

Mais la lassitude, liée à la question frontalière instrumentalisée par le gouvernement, à la chasse à l’homme institutionnelle qui s’y déroule chaque jour et à la répression judiciaire contre les personnes solidaires, guette aussi les militants. Dans les Hautes-Alpes, les mois qui ont suivi l’arrivé de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur, à l’été 2020, ont été synonymes d’une nouvelle surenchère des moyens de contrôle de la frontière. Augmentation du nombre de policiers et de gendarmes, collaboration des militaires de l’opération Sentinelle (mise sur pied pour lutte contre le terrorisme) avec la police aux frontières (PAF) et, en janvier dernier, usage des moyens héliportés du peloton de gendarmerie de haute-montagne, normalement dédié au secours, pour ramener une famille exilée au poste de la PAF [2].

Cette opération était une première ! Le commandement du secours en montagne s’était jusque-là refusé à dévier de sa mission légale. Pour les collectifs de bénévoles, cet accroissement de la répression pousse les personnes exilées à se mettre encore davantage en danger en montagne. Et pèse sur le choix de l’entraide. « Le tribunal ça te calme quoiqu’il arrive. Tu ne sais plus comment te positionner », témoigne Anthony qui n’est pas retourné en maraude depuis sa garde à vue. « Les maraudes, l’accueil, l’accompagnement des personnes, ça demande beaucoup d’énergie pour les gens qui sont là en permanence, explique Agnès Antoine. Et puis avant on rentrait de maraude à 2 heures du matin. Depuis l’augmentation des effectifs des forces de l’ordre c’est plutôt à 5 ou 6 heures. Après ça on ne peut pas rempiler sur une journée à aider ou à militer », ajoute-t-elle. Néanmoins l’arc-en-ciel d’aidants s’élargit au delà du pays et se soude. Pour Lætitia Cuvelier, « le mythe du Briançonnais accueillant alimente le mythe ». Jusqu’à devenir majoritairement partagé ?

Pierre Isnard-Dupuy, texte et photos (Collectif Presse-Papiers)

Photo de Une : Tahnee, scénariste de BD récemment installée à Briançon et Camille, infirmière marseillaise en maraude le 23 avril 2023.

Notes

[1Prénom d’emprunt pour préserver son anonymat.

[2Le rétablissement des contrôles aux frontières françaises de l’espace Schengen a été décidé suite aux attentats de Paris de novembre 2015. Suite à ceux de Conflans-Sainte-Honorine et de Nice, le président de la République a annoncé le 5 novembre 2020 le doublement des effectifs à toutes les frontières françaises. Voir cet article d’InfoMigrants.