Liberté de la presse

Procès Assange : l’administration Trump franchit une dangereuse étape dans sa guerre contre les médias

Liberté de la presse

par Marc Meillassoux

Le procès de Julian Assange a repris début septembre à Londres et se conclut ce 2 octobre. Le tribunal doit statuer sur son extradition vers les États-Unis. En utilisant une loi de contre-espionnage contre la publication par Wikileaks de documents classés, Donald Trump s’attaque ainsi ouvertement au journalisme d’investigation.

Le procès du fondateur de Wikileaks Julian Assange a débuté en février dernier à Londres. Il a été suspendu plusieurs mois pour cause d’épidémie de Covid. Les audiences ont repris début septembre. Le tribunal pourrait décider d’extrader l’homme vers les États-Unis, où il est accusé d’espionnage et risque une peine de 175 années de prison pour avoir publié des documents classés « secret ».

Le procès qui s’achève ce vendredi après une quarantaine de témoignages revient sur des faits qui remontent à 2010 et 2011, quand Wikileaks publie des centaines de milliers de documents en partenariat avec des grands médias de plusieurs pays. Ces documents transmis par l’analyste militaire et lanceuse d’alerte Chelsea Manning concernent les « carnets de guerre » d’Afghanistan et d’Irak, les rapports internes sur des pratiques de torture dans la prison de Guantanamo, et des câbles diplomatiques contenant des notes confidentielles de l’administration états-unienne.

« La décision d’inculper Julian Assange est une escalade sans précédent de la guerre de Trump contre le journalisme »

Pour la première fois de son histoire, l’administration américaine a décidé de poursuivre un éditeur pour avoir reçu, conservé, partagé et publié des documents classés. Jusqu’ici la justice américaine s’était bornée à ne poursuivre que les sources des journalistes – Chelsea Manning avait ainsi été condamnée à 35 ans de prison pour « espionnage » avant d’être graciée par le président Obama. Or Julian Assange est légalement et techniquement un journaliste dans l’affaire des documents confidentiels révélés par Wikileaks, ce qui pourrait ouvrir un dangereux précédent juridique.

Plusieurs enquêtes avaient été diligentées contre lui sous les précédentes administrations américaines, mais c’est en mai 2019, sous le mandat de Trump, qu’il est directement inculpé d’espionnage. « La décision d’inculper Julian Assange est une escalade sans précédent de la guerre de Trump contre le journalisme. (...) Pour l’instant il ne peut pas poursuivre les journalistes du New York Times ou du Washington Post qui publient des documents classés. Cela pourra changer si Julian Assange est condamné », témoigne à distance, par visioconférence, Timm Trevor, président de la Freedom of the Press Foundation.

Covid oblige, les témoins appelés à prêter serment devant la cour de Old Bailey à Londres sont présents principalement par écrans interposés. Plusieurs journalistes ont apporté à la juge Vanessa Baraitser des témoignages inédits sur leurs relations de travail avec Julian Assange. Ils doivent notamment répondre aux accusations faites à l’encontre du co-fondateur de Wikileaks selon lesquelles celui-ci aurait agit de manière imprudente lors de la publication des documents et mis en danger la vie d’informateurs étrangers ayant fourni des informations aux services états-uniens et à leurs agents.

« J’ai passé neuf mois à censurer les noms de la partie italienne des câbles diplomatiques, avant de les soumettre à Wikileaks pour publication. Jamais dans ma carrière la sécurité des documents n’avaient atteint un tel niveau de protection. Pas même lors de mes enquêtes sur la mafia », a témoigné Stefania Maurizi, journaliste italienne pour L’Espresso et La Repubblica, cryptographe de formation. « Je me souviens de mon irritation face aux demandes incessantes de Julian Assange de chiffrer les documents, chiffrer nos communications, d’utiliser un Cryptophone. Je pensais que c’était de la paranoïa. Depuis ces pratiques sont devenues standards en investigation », a aussi rapporté le journaliste germano-américain John Goetz, alors reporter au magazine allemand Der Spiegel.

Les États-Unis n’ont jamais pu identifier de victime des publications des câbles diplomatiques

Plusieurs journées de procès ont ainsi été consacrées à disséquer la publication des câbles diplomatiques pour laquelle Wikileaks avait été sévèrement critiqué et à travers laquelle l’accusation espérait démontrer la dangerosité du travail de Julian Assange.

Après la publication des carnets de guerre afghans puis irakiens, le site de Wikileaks subit, fin novembre 2010, une attaque par déni de service (DDoS), qui vise à saturer un serveur pour le rendre inaccessible. Julian Assange, qui s’apprête à publier les premiers câbles diplomatiques en partenariat avec cinq médias (dont Le Monde), appelle alors les internautes à créer des sites miroirs de Wikileaks. Un fichier chiffré contenant l’ensemble des câbles diplomatiques non édités est dupliqué sur plusieurs sites.

En février 2011, David Leigh, le journaliste du Guardian qui travaille avec Julian Assange, publie un livre dans lequel il révèle - par défaut de compréhension des enjeux - la clef de déchiffrement du fichier, un mot de passe de 46 caractères, qui permet du coup d’accéder à certaines informations, dont des noms [1]. Alors que l’information reste d’abord confidentielle, un journaliste de l’hebdomadaire allemand Der Freitag révèle dans un article l’existence du fichier chiffré et du mot de passe, malgré les protestations de Julian Assange [2].

Le fichier est mis en ligne dans la foulée sur Cryptome, un site d’archives de documents classés aux États-Unis, puis sur Pirate Bay et sur un troisième site. Wikileaks met finalement en ligne les documents trois jours plus tard. Il s’agissait selon eux d’un pis-aller nécessaire pour protéger les sources : publier permettait aux informateurs de voir si leur nom apparaît dans le fichier décrypté et s’ils sont donc potentiellement en danger. L’avocat de la défense Mark Summers a rappelé que les États-Unis n’ont jamais pu identifier de victime des publications des câbles diplomatiques, que ce soit parmi les informateurs locaux ou au sein de l’appareil américain.

L’accusation à la peine

L’accusation a ensuite cherché à introduire une distinction entre le travail des journalistes professionnels et celui de Julian Assange, à travers la notion de collaboration « passive » et « active » avec des sources. Le procureur James Lewis a mis en cause les appels lancés par Wikileaks au public à communiquer des informations confidentielles. « Nous ne travaillons pas passivement avec nos sources, nous allons les chercher et les incitons à nous donner des informations. Publier des informations importantes qui influencent le monde signifie travailler avec des gens qui enfreignent parfois la loi », a rétorqué Nicky Halger, journaliste australien membre du Centre International de Journalisme d’Investigation ICIJ, qui a travaillé avec Wikileaks sur la publication des câbles diplomatiques. Une distinction hasardeuse alors que plus de 70 médias internationaux – dont Mediapart en France [3] - appellent explicitement le public à faire fuiter des documents d’intérêt public via une plateforme de transmission anonyme de documents inspiré de Wikileaks, SecureDrop.

En plus des 17 chefs d’accusation ayant trait au droit de la presse, l’administration américaine en a introduit un dernier relevant de la loi sur la sécurité des systèmes d’information. Julian Assange est ainsi accusé d’avoir aidé Chelsea Manning à forcer un mot de passe au cours d’une conversation sur un chat sécurisé en mars 2010. L’accusation s’est alors heurtée aux propres conclusions de la justice américaine lors du procès de Chelsea Manning en 2013. Les juges n’ont jamais pu établir que « Nathaniel Frank », le correspondant de Chelsea Manning, était effectivement Julian Assange.

Chelsea Manning avait par ailleurs déjà téléchargé et transmis les carnets de guerre afghans et irakiens, les Guantanamo Files, et une partie des câbles diplomatiques à l’époque de la conversation. Enfin, le correspondant de Chelsea Manning n’avait ni les informations nécessaires ni les capacités techniques à l’époque pour craquer un mot de passe, selon le témoignage de Patrick Eller, responsable d’investigation numérique auprès de l’armée américaine.

La santé mentale de Julian Assange débattue

L’évaluation de la santé mentale de Julian Assange pourrait être déterminante dans la décision de la juge anglaise de l’extrader ou pas. Trois jours d’auditions consacrées à cette question ont révélé qu’il souffrait de dépression depuis 2015, avec une forme sévère ayant menée à des ruminations suicidaires et un état psychotique incluant des hallucinations auditives fin 2019. S’il est établi que les conditions de détention, notamment le régime d’isolation 22 heures par jour qu’il subit dans la prison de haute-sécurité d’Alexandria en Virginie, pouvaient mener à une risque suicidaire caractérisé, l’extradition serait impossible.

La Juge Vanessa Baraitser devrait rendre son jugement début 2021. Un appel puis un pourvoi en cassation sont à prévoir des deux côtés, celui de Julian Assange et celui de l’accusation, ce qui pourrait faire durer le procès en extradition encore une à deux années.

Marc Meillassoux

Photo : Un rassemblement en soutien à Julian Assange à Londres le 20 décembre 2019 lors de la pré-audience devant la Westminster court. © Marc Meillassoux