France Télécom

« J’ai du mal à imaginer ce qu’il faut de courage et de force à ceux qui ont été abîmés par le travail pour participer à ce procès »

France Télécom

par Fanny Jedlicki

Jusqu’au 12 juillet, se tient à Paris le procès d’anciens hauts dirigeants de la multinationale France Télécom, devenue Orange, accusés de harcèlement moral par une centaine de parties civiles. Mardi 11 juin, Fanny Jedlicki, docteure en sociologie, est venue témoigner à la barre. Elle est revenue sur le rapport du cabinet d’expertise Technologia auquel elle a participé en 2009/2010, et qui a mis en évidence une souffrance massive de milliers de salariés. Nous publions ici une partie de sa déposition.

L’enquête que Technologia a mise en place pour le comité de pilotage de France Télécom/Orange et à laquelle j’ai participé activement, apparaît hors normes par rapport aux expertises habituelles réalisées pour des CHSCT (Comités Hygiène et Sécurité et Conditions de Travail), pour plusieurs raisons :
– d’abord il s’agit d’une enquête au périmètre national ;
– ensuite une équipe comptant environ 30 consultants a été réunie (alors qu’habituellement les expertises, du fait d’un périmètre restreint, se font plutôt en binôme) ;
– enfin c’est une enquête qui a donné l’occasion à un nombre inégalé de salariés d’exprimer une souffrance d’une lourdeur émotionnelle rarement atteinte.

Une souffrance immense

Pour rappel, il y a eu plus de 80 000 répondants au questionnaire, et le cabinet a reçu un très grand nombre d’appels téléphoniques de salariés voulant rencontrer un consultant et faire partie des « 1000 entretiens » réalisés avec des salariés (tirés au sort parmi l’ensemble des salariés). Ces demandes furent si nombreuses et appuyées, qu’en accord avec le comité de pilotage, Technologia a mis en place une procédure ad hoc pour répondre à leurs attentes, en affectant un consultant aux entretiens téléphoniques avec les salariés voulant témoigner volontairement. Tout s’est donc passé comme si la mission Technologia avait permis la libération de la parole salariée. Le besoin de parler était d’autant plus grand que la direction était dans un déni de la gravité de la situation et des causes de celle-ci.

Et cette enquête par entretiens a charrié une souffrance d’une telle ampleur qu’elle s’est imposée aux consultants d’une façon assez particulière. Au fil des entretiens, au fur et à mesure des jours, nous nous sommes retrouvés avec la question suivante : que faire pendant ou après l’entretien face aux fréquents cas de salariés en détresse aiguë, dont les propos à forte charge mortifère reliaient explicitement leur souffrance psychologique aux conditions de travail, et parfois nominativement à certains responsables ici présents ?

Une mission anxiogène pour les consultants

Ainsi, cette mission a été exceptionnellement difficile en raison de l’ampleur de la souffrance collective, qui a rendu la mission anxiogène. Au fur et à mesure de son déroulement, nous craignions d’arriver sur un site où un drame aurait eu lieu la veille, ou d’entendre dans les médias l’annonce du suicide d’un salarié que nous aurions rencontré. Et nous redoutions de nous retrouver face à quelqu’un en si grande détresse que nous ne saurions ni que lui répondre, ni que faire… Je veux préciser que je n’ai jamais ressenti cela durant les autres missions que j’ai menées. Et que je n’étais pas la seule dans ce cas : à tel point que le cabinet Technologia a décidé d’organiser des réunions avec l’ensemble des consultants et les psychologues et psychiatres du cabinet pour nous permettre de réguler l’impact émotionnel de la mission. Une procédure à suivre en cas de « grande détresse » d’un salarié a été également mise en place. Là encore, il s’agissait de procédures ad hoc, exceptionnelles dans les pratiques de travail du cabinet.

France Télécom/Orange a longtemps incarné l’un des fleurons de l’excellence technologique. Aussi, quand au tournant de la fin des années 90-début des années 2000, l’institution comme son organisation du travail ont amorcé des transformations profondes, l’engagement des salariés a été massif, au nom de la modernisation de l’entreprise, puis de sa survie. Les salariés ont en effet généralement adhéré aux discours de leurs dirigeants, pour la résorption de la dette comme pour assurer le tournant technologique tout en faisant face à la concurrence : ils ont à ce titre accepté des changements profonds.

La dette se résorbe, les changements se poursuivent

Avec les plans NEXT et ACT (2006-2008), les changements se sont poursuivis alors que la dette s’était visiblement réduite et que le cours de l’action semblait bien se porter : les salariés ne comprenaient plus pourquoi on leur demandait toujours plus d’efforts ni ce qui justifiait la permanence des réorganisations. Pire, l’objectif coûte que coûte du départ de 22 000 personnes a permis/rendu possible, voire justifié l’instauration d’un climat de peur dans l’entreprise : celle d’être le « prochain » poussé au départ d’une façon ou d’une autre.

Il y a bien des causes organisationnelles aux atteintes à la santé et aux risques psychosociaux qu’ont encourus les salariés de France Télécom/Orange. Le travail s’est intensifié car la diminution des effectifs ne s’est pas accompagnée d’une baisse d’activité, bien au contraire. « L’agressivité commerciale » demandée a accru l’intensité du travail de vente, et dans bien des cas, entraîné des conflits de valeurs et d’éthique face à ce qui a pu être perçu comme de « la vente forcée », voire de « l’escroquerie » envers le client. Et il faut rappeler que le contexte commercial était alors tendu du fait de la concurrence. Or la baisse de la qualité des produits et services délivrés par FT/Orange et qu’ont pu faire remonter assez systématiquement les clients, avec agressivité et violence parfois, a impacté les vendeurs et/ou assistants techniques en boutique ou au bout du téléphone.

Un climat de peur latent

La transformation d’un management technique en un management de type gestionnaire a affaibli le soutien attendu par les salariés auprès d’un encadrant davantage préoccupé par des objectifs à atteindre que par la manière de les atteindre. Enfin, la restructuration et l’éloignement géographique des services des ressources humaines les ont fragilisé et ils n’ont donc pas pu jouer de rôle de régulateur ou préventeur de la santé.

Par ailleurs, les collectifs de travail ont été profondément fragilisés par les restructurations de sites et changements répétés d’équipes. Aussi ils n’ont pas pu toujours jouer le rôle naturellement protecteur face au travail, par l’entraide et la coopération que s’apportent entre eux des salariés constituant une équipe. La gestion individualisée des carrières, avec par exemple l’attribution des promotions et primes ou encore le mode d’affectation des postes, a entraîné un sentiment d’injustice et de défiance grandissant envers l’entreprise, et, en instaurant la concurrence entre salariés, contribué à affaiblir les collectifs de travail. Enfin, la forte incitation à la mobilité géographique et fonctionnelle des salariés, voire à leur sortie de l’entreprise, a accru l’incertitude sur l’avenir.

Ce climat de peur s’est incarné également dans des pratiques extrêmes : les humiliations de certains salariés ou placardisations dans certains cas, tout se passant comme si des salariés étaient poussés à bout, afin qu’ils quittent l’entreprise d’eux-mêmes, écœurés par celle-ci. Ceux qui n’étaient pas concernés ont pu tendre à éviter le salarié humilié ou placardisé, par peur d’être « contaminé » par la fréquentation de celui qui est traité comme un « pestiféré ». Pour eux, témoins, cela s’accompagne de sentiments de malaise, de honte et de culpabilité.

Des consultants éprouvés par la souffrance des salariés

On comprend très bien comment des salariés (et particulièrement des salariés qui avaient fait toute leur carrière chez FT) se sont retrouvés en grande difficultés dans une activité de travail devenue trop exigeante, sans être soutenus suffisamment par leur hiérarchie, leurs collègues ou encore les organes régulateurs et préventeurs. Ce sont les raisons collectives qui expliquent comment le travail peut rendre malade. Et les traductions individuelles de cette situation collective peuvent amener sur le plan individuel un salarié à ne pas se sentir à la hauteur, à se remettre profondément en cause, jusqu’à « s’en » rendre malade.

Pour un consultant, c’est très éprouvant de voir comment le travail peut rendre si gravement malade. On ne ressort pas indemne d’une mission comme celle-ci. Y repenser comme je l’ai fait ces derniers jours, pour préparer cette audition, travaille. L’une des personnes avec qui je travaillais durant la mission Technologia pour FT, voulait également témoigner. Elle y a finalement renoncé, tant les souvenirs de la mission l’affectaient. Si cette personne, qui n’était que consultant, était bouleversée à ce point, j’ai du mal à imaginer ce qu’il faut de courage et de force aux proches des disparus et de ceux qui ont été abîmés par le travail à FT/Orange pour participer à ce procès et à cet égard, je souhaite leur témoigner mon admiration et mon profond respect.

Fanny Jedlicki

Dessin : Claire Robert. Parties civiles au procès.

La déposition Fanny Jedlickide est disponible dans son intégralité sur la petite boîte à outils de l’union syndicale Solidaires, ici.