Prix planchers en agriculture : « Sans intervention publique, les gros mangent les petits »

par Sophie Chapelle

Face aux « pratiques prédatrices », Emmanuel Macron a proposé la mise en place de prix planchers pour les agriculteurs. La fin d’un capitalisme débridé ? Depuis cette annonce, les masques tombent : FNSEA et agroindustrie fustigent cette mesure.

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« Ça, c’est un truc de système soviétique », a réagi le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau, fin février, à l’évocation de « prix planchers » pour l’agriculture. Accuse-t-il Emmanuel Macron d’être un communiste ? Le président de la République a en effet défendu l’instauration de prix planchers lors du salon de l’agriculture, pour « protéger le revenu agricole et ne pas céder à toutes les pratiques les plus prédatrices qui aujourd’hui sacrifient nos agriculteurs ».

Marc Fesneau précise : ce sont les prix planchers défendus par la France insoumise qui sont dans son viseur - le groupe parlementaire a déposé une proposition de loi sur les prix planchers en novembre dernier, rejetée à six voix près. La proposition d’Emmanuel Macron n’aurait rien à voir avec celle des Insoumis. Vraiment ? Si le ministre s’en défend, c’est pourtant la même idée que prône désormais le chef de l’État.

Arrêtons nous un instant sur ce que sont des prix planchers. Il s’agit de fixer un prix en dessous duquel l’industriel ou le distributeur ne peut descendre lors de l’achat d’une matière première agricole. Il existe bien aujourd’hui des lois « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable » (dites "Egalim", la première a été adoptée en 2018) sensées garantir aux agricultrices et agriculteurs un prix prenant en compte les coûts de production [1]. Mais ces lois ne sont toujours pas appliquées

Le gouvernement s’est déchargé de toute responsabilité dans l’application de ces lois en confiant les négociations aux interprofessions... où des géants comme le groupe industriel Bigard disposent de droit de veto et bloquent toute avancée. Résultat : les éleveuses et éleveurs voient le litre de lait payé au même prix qu’il y a quarante ans, ou le kilo de viande payé bien en-deça de ce qui leur permet de vivre dignement. Dans le même temps, 100 000 fermes ont disparu en France entre 2010 et 2020, soit un quart des exploitations agricoles.

Des prix garantis aux États-Unis et au Canada

Face à cette hécatombe, la députée Aurélie Trouvé, du groupe La France insoumise, note que d’autres pays, pas du tout soviétiques, appliquent des prix planchers : les États-Unis et le Canada, notamment. « Dans ces deux pays, précise t-elle, le prix du lait payé aux éleveurs est fixé dans chaque région entre éleveurs et industriels, sur la base d’un prix établi par la puissance publique » [2].

Thierry Pouch, chef économiste des chambres d’agriculture, appuie : « Il existe aux États-Unis des prix de référence sur le blé, le maïs, l’orge, les oléoprotéagineux et une assurance marge sur le lait. On ne peut pas descendre en dessous à l’achat. »

Le ministre de l’Agriculture français laisse aussi entendre que la France insoumise propose un prix plancher fixé par le gouvernement. Or, si on lit leur proposition de loi, on comprend que le prix serait fixé dans le cadre de « conférences publique de filière » avec différents représentants – agricoles, industriels, consommateurs... – et présidées par le médiateur des relations commerciales. Ces prix minimum seraient donc négociés dans la filière, sous égide de l’État. « Car sans intervention publique, c’est la loi du marché : les gros mangent les petits ! » défend Aurélie Trouvé.

Réticences de la FNSEA

L’annonce d’Emmanuel Macron sur les prix planchers a le mérite de clarifier les positions des uns et des autres, dans le milieu syndical agricole d’abord. La Confédération paysanne et le Modef (Mouvement de défense des exploitants familiaux) sont pour l’heure les seuls syndicats du secteur à réclamer haut et fort un prix garanti. La Confédération paysanne veut inclure dans ce mode de calcul les coûts de production, la rémunération de l’agriculteur, ainsi que le financement de sa protection sociale.

Conscient que les prix garantis en agriculture peuvent être sources de surproduction, comme cela a été le cas pendant les premières décennies de la politique agricole commune, la Confédération paysanne plaide pour que cette mesure soit assortie d’outils de régulation des marchés, notamment des volumes de production. « Les prix planchers en France doivent aussi obligatoirement être accompagnés d’une protection économique vis-à-vis des importations déloyales, appuie le syndicat. Cela suppose de rompre avec le dogme du libre-échange et stopper les accords de libre-échange qui tirent les prix vers le bas. »

De son côté, la Coordination rurale ne parle que de « prix rémunérateurs » sans préciser comment les garantir. Quant à la FNSEA, syndicat majoritaire, elle fait part de son scepticisme, voire de son opposition aux prix planchers, pointant du doigt le risque que ferait peser cette mesure sur la compétitivité de l’agriculture française. « Quand Macron nous parle d’être une force à l’exportation avec des prix planchers, je ne sais pas comment je fais », a ainsi déclaré Yohann Barve, le porte-parole de la FNSEA.

Dans la voix du syndicat majoritaire, le prix plancher est subitement devenu un « prix plafond ». « D’une région à l’autre on n’a pas les mêmes charges. Le prix minimum on n’en veut pas, parce que sinon, ça nous bloquerait le prix vers le bas et finalement nous ramènerait vers un Smic agricole », a par exemple objecté un des vice-présidents de la FNSEA, Luc Smessaert. « Rien ne justifie cet argument, rétorque Aurélie Trouvé. Mais dans le doute, nous ajoutons comme proposition : le renforcement des “organisations de producteurs” face aux multinationales par une régulation forte de l’État. Pour que les agriculteurs pèsent davantage dans les négociations de prix. »

L’agroindustrie, défenseuse du libre-échange

Une grande partie de l’agroindustrie s’est mise en ordre de marche pour s’attaquer à cette mesure. « Je rappelle qu’un litre sur deux en France est exporté. Le risque serait de ne plus pouvoir exporter le lait français », a réagi Jean-Marc Bernier, directeur général de Lactalis France. Ce même groupe Lactalis refusait il y a encore quelques jours d’augmenter son prix d’achat du lait auprès des producteurs. Il a finalement consenti à une hausse de 20 centimes le litre quand les éleveuses et éleveurs réclamaient au minimum 35 centimes d’augmentation pour couvrir leurs coûts de production.

La Coopération Laitière, organisation représentant 240 coopératives laitières détenant des marques comme Mamie Nova ou Candia, fustige également les prix planchers comme « contraire au droit de la concurrence ». Dans un marché ouvert, les produits laitiers français doivent « rester dans le match » et donc ne pas coûter trop cher, assume sa directrice.

La mesure risque t-elle de favoriser des importations de produits agricoles moins chers de l’étranger ? « C’est vrai, si ce gouvernement continue d’ouvrir au maximum les frontières aux autres produits importés. S’il continue de signer des accords de libre-échange à tour de bras. Au contraire : il faut des protections aux frontières face à la concurrence internationale », répond la députée Aurélie Trouvé.

La mesure doit donc être assortie, selon l’élue de la France insoumise, d’un moratoire sur tout nouvel accord de libre-échange, d’application de clauses de sauvegarde – pour se protéger des produits agricoles d’importations ne respectant pas les mêmes normes – et de cantines s’approvisionnant essentiellement en produits locaux,

Volte-face du Rassemblement national

À droite, chez Les Républicains, de Laurent Wauquiez à Bruno Retailleau, on s’insurge contre « cette très mauvaise idée » en reprenant l’argument (bidon) du « prix plafond ». On peut attribuer le plus rapide des retournements de veste au Rassemblement national. Le président du parti, Jordan Bardella, a changé de position en moins de 24 heures.

« Si vous mettez en place des prix planchers au niveau français, c’est une trappe à pauvreté parce que précisément, on ira se fournir sur le marché européen. Et si on met en place de manière totalement chimérique des prix planchers au niveau européen, on ira se fournir sur les marchés internationaux », a-t-il estimé le 26 février... alors qu’il défendait la mesure des prix planchers la veille. Il aurait suffi d’une discussion avec le président des Jeunes Agriculteurs pour que le Jordan Bardella fasse volte-face.

Une mission parlementaire sur les prix planchers co-rapportée par des députés Modem et Renaissance est en cours. La France insoumise a déclaré qu’elle redéposerait une proposition de loi pour des prix planchers rémunérateurs pour les agriculteurs. La députée écologiste Marie Pochon a également annoncé qu’elle défendra le 4 avril sa proposition de loi « visant à instaurer des prix minimums d’achat des produits agricoles ». Autant d’occasions d’examiner qui défend (ou pas) un capitalisme débridé aux dépens de celles et ceux qui nous nourrissent.

Sophie Chapelle

photo de Une : Mobilisation agricole le 31 janvier 2024, Porte de Paray, Rungis. © Serge D’Ignazio

Suivi

Mise à jour du 5 avril 2024 : l’Assemblée a adopté, en première lecture, une proposition de loi des Ecologistes qui prévoit d’instaurer des prix planchers pour les produits agricoles, malgré l’opposition du gouvernement et de la majorité. Le groupe Rassemblement national s’est abstenu et Les Républicains n’ont pas pris part au vote. Ces prix planchers, qui ne peuvent être inférieurs aux coûts de production, devront, si le texte est définitivement adopté, être révisés au moins tous les quatre mois. Les calculs devront prendre en compte un niveau de rémunération des agriculteurs équivalent à deux Smic, mais aussi la taille de l’exploitation ou encore la spécificité des territoires ultramarins. La fixation du prix sera faite par des conférences publiques de filière ou, à défaut, par les ministres de l’Economie et de l’Agriculture (tous les détails de cette proposition de loi sur le site de l’Assemblée).

Notes

[1Le coût de production représente la somme des coûts de tous les éléments nécessaires à la production d’une denrée agricole.

[2Au Canada, le prix du lait payé aux éleveurs est fixé dans chaque région entre eux et les industriels sur la base d’un prix établi par une agence d’État tenant compte des coûts de production. Au Québec chaque éleveur est payé le même prix. Aux États-Unis, le prix du lait est négocié dans chaque région dans des milk marketing boards avec les acteurs de la filière et sous contrôle de l’État fédéral. Les éleveurs bénéficient d’un prix plancher unique qu’ils n’ont pas à négocier individuellement.