Grand marché

Pourquoi les traités commerciaux plombent les finances publiques

Grand marché

par Ivan du Roy, Nathalie Pédestarres

L’équivalent du salaire annuel de 230 000 infirmières : c’est ce qu’a dû payer la Pologne en compensations financières à de gros investisseurs s’estimant lésés. Soit 2,2 milliards d’euros en tout. En 2010, un chèque de 219,9 millions a d’abord été signé à l’industrie pharmaceutique française. En cause : une réforme de l’autorisation de mise sur le marché de médicaments qui a entraîné l’interdiction de plusieurs molécules commercialisées, d’où une plainte de plusieurs sociétés françaises, dont les laboratoires Servier, tristement célèbres depuis l’affaire du Mediator. Le comble est que cette réforme mise en œuvre en 2001 était exigée par la Commission européenne en vue de l’adhésion de la Pologne. En 2003, c’est la compagnie d’assurance néerlandaise Eureko qui attaque la Pologne pour son refus de privatiser totalement l’ancienne compagnie d’assurance publique PZU. Varsovie a dû s’acquitter d’un chèque de 2,19 milliards d’euros à Eureko, qui souhaitait devenir l’actionnaire majoritaire de l’assureur polonais.

Ces exemples, et quelques autres en Allemagne, en République tchèque ou en Roumanie, sont détaillés dans un rapport publié le 4 décembre par les Amis de la Terre Europe, réseau indépendant qui rassemble une trentaine d’organisations écologistes. Ce rapport, intitulé « les coûts cachés des traités commerciaux européens », illustre très concrètement les effets pervers des « règlements des différends » entre investisseurs et États.

Ces dispositifs, associés à un accord commercial entre États, permettent à une multinationale ou à un fonds d’investissement d’exiger des compensations financières en cas de réformes, de nouvelles législations sociales et environnementales, ou de refus de privatiser certains secteurs. Ces « différends » sont jugés devant un tribunal d’arbitrage privé, à l’aune des traités commerciaux bilatéraux qui ont été conclus (voir notre dossier). Ce sont ces mêmes dispositifs qui sont tant décriés pour les traités commerciaux en cours de négociation entre l’Union européenne et les États-Unis en vue d’un grand marché transatlantique (Tafta/TTIP) ou avec le Canada (Ceta). En France, sénateurs et députés ont voté fin novembre des résolutions invitant le gouvernement à renoncer à ce type de mécanismes (lire ici).

Dans une affaire sur cinq, le jugement n’est même pas rendu public !

Le rapport des Amis de la Terre Europe recense, sur les 20 dernières années, 127 conflits commerciaux de ce type, concernant vingt pays, au sein de l’Union européenne. Les demandes de compensation formulées par les investisseurs dépassent les 30 milliards d’euros. L’Europe de l’Est est particulièrement touchée : les trois-quarts des demandes de compensations sont adressés aux nouveaux pays membres. Sur ces 127 affaires, 60 % concernent le secteur de l’environnement : énergies fossiles et nucléaire, recyclage des déchets, agriculture… Et représenteraient au moins 12 milliards d’euros de demande de compensation. Le dossier à suivre de près est l’action intentée en 2012 contre l’Allemagne par l’énergéticien suédois Vattenfall. L’entreprise demande 4,7 milliards d’euros de compensation à l’Allemagne pour avoir décidé de sortir du nucléaire et de fermer progressivement ses centrales, dont deux appartiennent à Vattenfall (lire notre article).

C’est l’une des 46 affaires encore en cours sur 127. Les autres ont donné lieu à un arbitrage en faveur de l’investisseur dans 18 % des cas, à un règlement à l’amiable – une compensation est cependant payée par le pays à l’investisseur – dans 16 % des affaires et à une victoire de l’État dans 17 % des dossiers. Qu’en est-il des autres ? Dans un cas sur quatre, la procédure a été interrompue. Et dans 20 % des affaires, le résultat de l’arbitrage n’a pas été rendu public ! Ce qui révèle le niveau de transparence de cette « justice » commerciale…

Ce dispositif de règlement des différends « compromet la capacité des autorités nationales et locales de réglementer dans l’intérêt général et constitue une attaque inacceptable et inutile contre la démocratie », alerte le rapport. (« Et ce sont les contribuables eux-mêmes qui devront payer la facture pour les risques pris par les investisseurs privés »). Privatisation des profits, socialisation des pertes…

 Pour télécharger le rapport (en anglais)