Monde ouvrier

Pour lutter contre l’extrême-droite, « les syndicats doivent développer un travail de terrain et de proximité »

Monde ouvrier

par Nolwenn Weiler

Au premier tour des élections présidentielles 2017, 41% des ouvriers qui ont voté l’ont fait pour Marine Le Pen, malgré les politiques anti-sociales menées par les élus du Front national, localement ou au Parlement européen. Au second tour, plus de la moitié d’entre eux ont encore choisi le FN, bien plus que l’ensemble des Français. Ceux et celles qui sont membres d’une organisation syndicale, ou qui s’en sentent proches, sont beaucoup moins perméables aux discours du FN que leurs collègues : seuls 13% d’entre eux ont voté pour Marine Le Pen au premier tour. Pour Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l’université de Bourgogne Franche-Comté, et spécialiste du monde syndical, les organisations syndicales, malgré leur affaiblissement et leur professionnalisation qui les éloigne de la base, ont un rôle à jouer pour lutter contre le radicalisme du FN à condition qu’elles renouent avec le travail de terrain. Entretien.

Basta! : On entend souvent parler de la proportion « importante » d’ouvriers qui votent pour le FN. Sont-ils si nombreux ? Depuis quand leur nombre a-t-il augmenté ?

Dominique Andolfatto [1] : Jamais les scores du FN n’ont été aussi élevés parmi l’électorat ouvrier. Lors du premier tour de cette élection présidentielle, 41% des ouvriers qui ont voté ont glissé dans l’urne un bulletin pour Marine Le Pen, contre 23% pour Jean-Luc Mélenchon et 15% pour Emmanuel Macron, pour s’en tenir aux trois candidats qui ont réuni le plus de voix ouvrières [2]. Au deuxième tour, Marine Le Pen l’a même emporté dans l’électorat ouvrier, avec 56% des voix exprimées, alors qu’elle ne dépassait pas 34% pour l’ensemble des Français. En 2012, Marine Le Pen avait totalisé 33% des voix ouvrières et son père, Jean-Marie Le Pen, dépassait les 20% en 1995 et 2002 mais était tombé à 16% des voix ouvrières en 2007. La progression de Marine Le Pen en 2017 est donc nette.

Le vote FN est particulièrement important dans les anciens bastions ouvriers en crise, du fait notamment de la désindustrialisation et de la globalisation. Une récente étude de l’Ifop a montré que ce sont les ouvriers les moins qualifiés et les plus jeunes – qui n’ont pas connu le Parti communiste ou le syndicalisme de la grande époque – qui votent le plus en faveur du FN [3]. Il y a chez eux une adhésion à certaines thèses du FN – notamment le rejet de l’étranger, de l’Europe actuelle ou de la mondialisation – mais aussi l’expression d’une colère et d’un désarroi qui ne sont plus médiatisés – ou pas suffisamment – par les organisations ouvrières traditionnelles, celles-ci s’étant effondrées ou professionnalisées.

Le FN compte-t-il sur les ouvriers pour constituer sa principale base politique ?

Non, mais il compte sur eux pour constituer une solide assise électorale. Il y a aussi des ouvriers parmi les adhérents du FN, mais ils sont probablement très minoritaires – on ne dispose pas d’enquête sur le sujet – comme d’ailleurs dans les autres organisations politiques. Celles-ci restent plutôt l’affaire de « professionnels », et les ouvriers disposent plus difficilement que d’autres catégories des « codes » nécessaires pour affirmer leur place dans le parti. Cela dit, quelques ouvriers ont réussi à s’imposer ou à faire parler d’eux, par exemple Fabien Engelmann, devenu maire de Hayange en Moselle – l’une des communes lorraines où est implantée Arcelor-Mittal – et conseiller régional du Grand-Est.

Le fait de détenir une carte syndicale reste-il une bonne « prévention » contre le vote FN ?

On ne sait pas combien de syndiqués votent en faveur du FN. Il n’existe aucune étude sur le sujet. Les seules études dont on dispose s’intéressent aux liens entre orientation du vote et sympathisants syndicaux, ces derniers étant ceux qui se sentent proches d’un syndicat, qui votent en sa faveur lors des élections professionnelles, et en sont éventuellement adhérents. Selon la dernière étude sur le sujet, ce sont 13% des salariés sympathisants d’une organisation syndicale – quelle qu’elle soit – qui ont voté en faveur de Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle de 2017 [4]. C’est donc beaucoup moins que l’ensemble des Français.

En 2012, selon le même institut, ce pourcentage était de 12%. Il n’y a donc pas de progression sensible. Cela ressemble plutôt à une stagnation. En fait, les sympathisant des syndicats ont surtout privilégié Jean-Luc Mélenchon et – cela étonnera peut être – Emmanuel Macron. Les deux candidats ont recueilli des soutiens comparables de la part de ces sympathisants, respectivement 28% et 27% des suffrages exprimés. Le fait de militer dans un syndicat, ou d’être proche d’un syndicat, préserve manifestement d’une organisation dont les thèses sociales restent pour le moins discutables, troubles ou insincères. En outre, historiquement et sauf à de rares exceptions, les syndicats sont proches de formations plus classiques, de gauche ou de centre droit, mais pas de l’extrême droite ou de formations populistes.

Le FN tente-il de faire de l’entrisme au sein des centrales syndicales ?

Cette stratégie n’est plus vraiment de mise. Elle peut encore exister de façon très souterraine et on observe effectivement quelques réseaux de militants syndiqués proches du FN – notamment un « cercle des travailleurs syndiqués ». Mais ceux-ci restent faibles, d’autant plus que plusieurs confédérations excluent systématiquement tout membre dont l’adhésion au FN serait révélée. Le FN a lancé aussi quelques collectifs de salariés ou fonctionnaires – des sortes de forums d’échange, de laboratoire d’idées ou de simples relais des thèmes frontistes – mais il développe surtout une stratégie d’influence. Il privilégie un certain discours social, un certain radicalisme ou manichéisme. Il joue également sur les émotions et ne cherche pas à s’encombrer de structures organisationnelles ou militantes. Et de manière étonnante, cela fonctionne.

Pour contrer cette stratégie, que peuvent faire les syndicats ?

Les syndicalistes devraient essayer d’entendre la plainte des milieux populaires votant en faveur du FN. Il ne suffit pas de dénoncer, de condamner, ou d’exclure ceux qui révéleraient leur proximité sinon leur adhésion au FN. Pour s’attaquer aux causes de fond du vote FN, il faut développer tout un travail idéologique et pédagogique expliquant concrètement pourquoi ces milieux se trompent en se tournant vers le FN. C’est un travail de fond et donc de terrain, un travail inlassable et difficile. On pourrait parler de syndicalisme de terrain – et de proximité – par opposition à un syndicalisme professionnel ou d’appareil.

Il s’agit de restaurer du lien social, sinon de la convivialité ce que les syndicats – comme d’ailleurs les partis – souvent institutionnalisés peinent à faire. Du fait de la professionnalisation, une partie des syndicalistes sont absorbés par diverses tâches institutionnelles – négociations collectives, gestion de comités d’entreprises, ou encore réunions dans les structures syndicales – et deviennent forcément moins présents et visibles à la base. Cela crée un écart entre base et représentants syndicaux et explique en partie pourquoi les milieux populaires sont « perdus » et se montrent finalement sensibles au radicalisme du FN.

Marine Le Pen avait promis d’abroger la loi travail en cas de victoire. Pourtant, on a peu vu le FN dans la mobilisation contre cette réforme en 2016. Comment expliquez-vous cet apparent paradoxe ?

C’est bien un paradoxe, dû au fait que le FN est divisé en, au moins, deux lignes : l’une « sociale », animée par Florian Philippot, l’autre « libérale », qui était animée notamment par Marion Maréchal-Le Pen ou Gilbert Collard. Les premiers ont dénoncé la nocivité de la loi travail. Les seconds ont estimé qu’elle posait de bonnes questions sans apporter de bonnes réponses. La présidente du FN a dû tenir compte de ces contradictions et développer une critique de la loi travail qui lui était propre, et plus ou moins subtile, dénonçant surtout le rôle de l’Europe qui l’aurait imposée. Cela dit, il était inimaginable qu’elle appelle à manifester avec les opposants de gauche à cette réforme. Et bien évidemment, ceux-ci ne l’auraient pas accepté. Cela aurait été mission impossible.

Le FN et ses militants ont aussi pour particularité d’être très attachés à l’ordre. Pas question donc de manifester – même si le principe connaît des exceptions. Et surtout pas question de manifester avec une organisation telle que la CGT qui – par un réflexe souvent anticommuniste ou anti-marxiste – reste honnie par une partie des militants FN… Même si certains d’entre eux, des ouvriers notamment et de jeunes ouvriers, ont parfois la carte de la CGT ou d’une autre organisation syndicale en poche. Bref, il faut se garder de toute approche trop schématique.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo : © Eros Sana

Notes

[1Dominique Andolfatto est professeur de sciences politiques à l’université de Bourgogne Franche-Comté. Dernièrement, il a publié (avec Sylvie Contrepois) Syndicats et dialogue social. Les modèles occidentaux à l’épreuve (voir ici) ; ou encore (avec Alexandra Goujon) Les partis politiques, ateliers de la démocratie (voir ici).

[2Ces chiffres représentent la moyenne de sondages Opinionway, Ipsos et BVA relatifs à la sociologie du vote lors de l’élection présidentielle de 2017.

[3Voir « Radiographie des votes ouvriers », IFOP Focus, n° 153, mars 2017 ; ici.

[4Voir ce sondage Harris Interactive.