Mépris social

Vacances aux Bahamas, chômage mieux rémunéré que le travail : des agents Pôle emploi répondent aux clichés

Mépris social

par Nolwenn Weiler

Comme pour l’actuelle réforme des retraites, le gouvernement a tenté de justifier sa réforme de l’assurance chômage par une série d’idées reçues allègrement relayées par certains médias. Mais dans la réalité, la plupart des chômeurs galèrent.

« Quand vous êtes salarié et que vous voyez certaines personnes qui partent en vacances aux Bahamas grâce à l’assurance chômage, il est légitime de se dire que ce système marche sur la tête ! », Damien Adam, député LREM de Seine-Maritime, novembre 2018.

Voilà le genre de petites phrases qui ont été répétées depuis plus d’un an au fil des mois et des interviews. Elles visent à rendre acceptable le durcissement généralisé et sans précédent des conditions d’indemnisation du chômage que prévoit la réforme entrée en vigueur le 1er novembre. La réalité est évidemment bien différente de l’imaginaire d’île paradisiaque sorti de la tête d’un député de La République en marche.

Aurélie, agente de Pôle emploi depuis dix ans, répond au député et à tous ceux qui pensent qu’une bonne partie des chômeurs sont finalement contents de leur sort : « Ah ! le fameux chômeur qui part se la couler douce aux Bahamas…. Je pense qu’il doit y avoir là-bas des plages où l’on ne trouve que des chômeurs français. D’ailleurs, on devrait peut-être aller y mener nos entretiens. Cela nous changerait des face à face dans nos bureaux, avec des personnes qui vont souvent assez mal », dit-elle avec ironie.

Les faits ? Sur 6,3 millions de demandeurs d’emplois, 2,6 millions sont indemnisés aujourd’hui. Soit un peu moins de 40 %. Le montant moyen des indemnités perçues : environ 1000 euros par mois. Pas de quoi se payer des vacances de rêve, même low-cost au Bahamas ! La moitié des personnes indemnisées – c’est-à-dire 1,3 million de personnes – reçoivent moins de 860 euros par mois [1] Elles vivent donc sous le seuil de pauvreté.

Viennent ensuite les 400 000 personnes qui perçoivent l’allocation spécifique de solidarité (ASS), versée aux chômeurs en fin de droits, sous conditions de ressources. Elle s’élève à 494 euros par mois, et peut être coupée suite à un contrôle aléatoire (de plus en plus nombreux). Arrivent enfin ceux et celles qui ne touchent rien. En France, la moitié des demandeurs d’emploi n’ont aucune indemnité… « L’immense majorité des chômeurs ne perçoit donc pas grand-chose, résume l’Observatoire des inégalités. Ils ne s’en sortent qu’avec le soutien d’autres allocations ou de proches. »

Plutôt désargentés, donc, les chômeurs sont en moins bonne santé que le reste de la population. Une enquête publiée en 2018 par l’association « Solidarités nouvelles face au chômage » (SNC) révèle qu’un tiers des demandeurs d’emploi considèrent que leur santé s’est dégradée pendant leur période de recherche d’un nouveau travail. Une étude de l’Inserm montre aussi que la condition de chômeur est associée à un risque de mortalité presque trois fois plus élevé par rapport à des personnes de même âge et de même sexe occupant un emploi.

« La réforme en cours ? Je crains que cela ne soit pas assez efficace car ce n’est pas assez violent », s’inquiétait l’éditorialiste Christophe Barbier, sur BFM TV, en juin 2019.

Entrée en vigueur ce 1er novembre, la réforme de l’assurance chômage risque pourtant d’assombrir encore le quotidien des demandeurs d’emploi. Pourquoi ? D’abord parce que le nombre de personnes indemnisées va brutalement chuter, passant de 2,6 millions à 1,3 million. Ensuite parce que, à compter du 1er avril 2020, le montant moyen des indemnités va dévisser (Lire notre article : « Je n’ai jamais vu ça, un durcissement aussi violent » : des agents de Pôle emploi « horrifiés » par la réforme).

« Derrière toutes ces réformes, il y a des conséquences humaines très graves, insiste Gaëlle Moreau, porte-parole de l’association AC ! Agir ensemble contre le chômage. Les gens ne peuvent plus payer leur loyer, ni leur facture d’énergie. Encore moins manger. On va bientôt pouvoir travailler un jour par mois et ne plus être considéré comme chômeur. Les gens n’arriveront pas à vivre. » Bien des agents de Pôle emploi appréhendent le printemps et l’obligation d’annoncer des indemnités ridicules à des personnes qui ont pourtant travaillé. Leur direction semble d’ailleurs partager leurs inquiétudes puisque, dans certaines agences, il est prévu de recruter des vigiles ! Mais tout cela n’est pas encore suffisamment violent pour l’éditorialiste parisien.

« Si vous êtes prêt et motivé, dans l’hôtellerie, les cafés, la restauration, dans le bâtiment, il n’y a pas un endroit où je vais où ils ne me disent pas qu’ils cherchent des gens », Emmanuel Macron, septembre 2018.

Le chiffre tourne régulièrement en boucle : 150 000 offres d’emplois ne trouveraient pas preneur, ce qui ne signifie pas qu’aucun candidat ne s’est présenté (les entreprises concernées reçoivent en moyenne 5 CV [2]. « Pourquoi certaines offres d’emplois ne sont pas pourvues ?, interroge Erwan, également agent à Pôle emploi. On le sait très bien. Parfois, les employeurs laissent l’annonce, même s’ils ont trouvé quelqu’un. Soit par négligence, soit consciemment. Pour les boîtes d’intérim, cela fait un vivier à intérimaires…. Surtout, la plupart de ces annonces viennent de secteurs et métiers qui ne paient pas. Les rémunérations sont trop basses par rapport au niveau de qualification demandé. Ou bien les temps de travail sont hyper-fractionnés, et très courts. »

« Les chômeurs qui refusent un emploi sont rares, ajoute Aurélie. De plus en plus rares. Avec la pression sociale et celle de l’entourage, ce sera de plus en plus difficile de dire non. Ceux qui osent le faire sont sûrs d’eux, souvent qualifiés, et habitués à de bons salaires. »

Ajoutons que nombre d’annonces sont totalement fantaisistes, voire carrément illégales, comme l’a révélé l’an dernier le comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires de la CGT. Mais proposer un maximum d’offres d’emploi, même inacceptables, permet d’affirmer que si les chômeurs ne trouvent pas de travail, c’est de leur faute...

« On ne doit pas gagner plus en étant au chômage qu’en travaillant », affirmait la ministre du travail Muriel Pénicaud au magazine Challenges, en janvier 2019 [3]. Invitée de Jean-Jacques Bourdin sur RMC le mardi 5 novembre, elle a réitéré ce refrain : « Est-ce que c’est normal qu’on gagne plus au chômage qu’au travail ? On marche sur la tête. »

La méthode statistique développée par Pôle emploi trois mois après la première déclaration de la ministre - et à sa demande – interroge. Pour calculer le salaire de référence des chômeurs, Pôle emploi a décidé de retenir la moyenne des revenus perçus pendant toute la période travaillée, quelle que soit le temps de travail.

Exemple : Samir a travaillé quatre mois à temps plein, pour un salaire de 1500 euros. Son salaire de référence, c’est 1500 euros. Il a droit à 956 euros d’allocation chômage, soit environ 63 % de son salaire précédent. Lui percevra donc moins au chômage qu’en activité.

Julie a elle aussi travaillé pendant quatre mois à temps plein pour 1500 euros. Elle aussi a donc droit à 956 euros d’allocation chômage pendant quatre mois. Mais avant d’avoir ce temps plein, elle a aussi travaillé trois jours par mois pendant huit mois, pour 50 euros par jour (150 euros par mois). Résultat : pour Pôle emploi, qui va prendre en compte l’ensemble de la période – les quatre mois à plein temps et les huit mois à temps très partiel –, son salaire de référence n’est plus que de 600 euros [4]. Selon cette méthode de calcul, l’allocation chômage de Julie (956 euros) est plus élevée de 160 % que son salaire de référence, calculé sur les 12 mois précédents. La méthode de calcul retenue semble avoir pour avantage principal de faire grimper artificiellement le taux de remplacement, la part de l’ancien salaire perçu sous forme d’indemnités. Et de donner des arguments de mauvaise foi aux ministres et éditorialistes qui dénoncent les « privilèges » des chômeurs.

Muriel Pénicaud omet par ailleurs certaines informations, et oublie ainsi d’évoquer la durée de l’indemnisation. Un salarié qui travaille à mi-temps au Smic pendant quatre mois, soit 740 euros de salaire mensuel, touchera 480 euros d’allocation. Un autre salarié, qui fait le même travail sur la même durée, mais en enchaînant les contrats de quinze jours par mois à temps plein, aura droit à 960 euros d’allocations. Pourquoi ? Parce que c’est le salaire journalier qui sert de base au calcul. Cela dit, le premier touchera son indemnité pendant quatre mois, contre deux pour le second. Donc, en fin de droits, ils auront touché la même somme : 1920 euros chacun. Personne n’aura gagné plus que l’autre... [5]

« Le calcul de Pôle emploi se base sur les règles d’indemnisation de la période 2015-2017, ajoute l’association ATD quart-monde, en contact quotidien avec ceux et celles que le chômage écrase. De nouvelles règles en vigueur depuis octobre 2017 aboutissent pourtant déjà à un versement moins favorable pour les salariés effectuant des contrats de moins de cinq jours. » Le public ciblé par la ministre du Travail est donc principalement constitué de salariés précaires, souvent peu qualifiés et peu rémunérés.

Selon l’Unédic, seulement 4 % des allocataires sont susceptibles d’avoir perçu une allocation supérieure à leur salaire [6]. Et quelle allocation : 290 euros par mois ! Alors qu’ils touchaient 220 euros en travaillant. Pourront-ils, s’ils savent développer leurs compétences d’épargnants, se payer un jour un billet d’avion pour les Bahamas ? Les moins chers, en ce moment, sont à 700 euros !

Nolwenn Weiler

Notes

[1Voir les chiffres de l’Unédic ici.

[2Voir cet article de Francetvinfo.

[3Voir ici.

[4Aux 6000 euros issus des quatre mois à temps plein, Pôle emploi ajoute les 1200 euros perçus auparavant à temps très partiel puis divise le tout par le nombre total de mois travaillés (douze mois)

[5À lire à propos des calculs de Pôle emploi, cet article de France info. Et celui-ci, d’Alternatives économiques.

[6Ce sont des cas particuliers et très divers de personnes ayant peu travaillé au cours des 12 derniers mois pour différentes raisons (études, maladie, parcours à l’étranger).