Politique économique

Les services publics et les plus précaires sont les grands oubliés du plan de relance

Politique économique

par Maxime Combes

Le montant impressionne, 100 milliards d’euros, le discours gouvernemental est plein d’assurance, mais le plan « France relance » laisse entrevoir de sombres perspectives en termes de casse sociale, d’inégalités territoriales et de précarisation. Une nouvelle fois, les entreprises privées sont servies sur un plateau d’argent et les contreparties demandées semblent bien fragiles.

Comme par magie, il pleut désormais des milliards d’euros sur l’économie française. « Le temps de la dépense publique est venu » assure Bercy. Après les plans d’urgence du printemps, c’est au tour du « plan de relance ». Détaillé le 3 septembre par le premier ministre Jean Castex, son montant vise à frapper les esprits : 100 milliards d’euros sont officiellement sur la table. Baptisé « France relance », ce plan comporte 70 mesures ventilées autour de trois axes : 36 milliards d’euros pour « la compétitivité des entreprises », 34 milliards d’euros pour « la cohésion sociale et territoriale » et 30 milliards d’euros pour « l’écologie ». Ces dépenses publiques nouvelles marquent-elles la fin de l’austérité et du libéralisme comme l’affirment certains éditorialistes ou bien, plus sûrement, la volonté de mettre l’État, et ses ressources, au service des intérêts du seul secteur privé ?

Relancer la croissance à tout prix

Les membres du gouvernement et de la majorité ont multiplié les superlatifs pour louer la justesse de ce plan et enjoindre « les Français à avoir confiance ». Avec ces 100 milliards d’euros, l’exécutif ambitionne de retrouver dès 2022 le niveau de produit intérieur brut (PIB) d’avant la crise : alors que le PIB a chuté de 13,8 % au second trimestre 2020 [1], l’exécutif insiste sur l’ampleur du plan – quatre points de PIB soit quatre fois plus que son équivalent de 2008 – et espère donc combler ces pertes en à peine 24 mois.

Rien n’est pourtant moins sûr. D’abord parce que ces 100 milliards seront en fait dépensés sur deux ans. Ce qui réduit l’effort à 2 points de PIB par an. Bercy indique d’ailleurs ne pas être certain de pouvoir engager plus de 30 milliards d’euros en 2021, soit à peine guère plus finalement qu’en 2008. Constatant que plus de la moitié du plan correspond à des mesures déjà annoncées – donc largement déjà prises en compte par les acteurs économiques – le cabinet Oxford Economics affirme d’ailleurs que ce plan n’est pas en mesure de « stimuler la croissance à court terme » [2].

Des centaines de milliers d’emplois perdus

Alors que le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi a atteint des records en avril dernier et que 800 000 chômeurs supplémentaires sont attendus pour cette année 2020, le gouvernement ne table que sur 160 000 emplois nouveaux créés directement par ce plan de relance. Entre les ambitions affichées et la réalité des conséquences sociales de la pandémie, l’écart est si grand que des centaines de milliers de personnes pourraient donc rester sur la touche.

Les suppressions d’emplois ne concernent d’ailleurs pas que le secteur privé. Le secteur public a également perdu 57 100 emplois au second trimestre. Les contrats à durée déterminée dans la fonction publique n’ont pas été renouvelés et nombre de contractuels et vacataires se retrouvent sur le marché de l’emploi. Le plan de relance est pourtant muet à ce sujet. Hormis les 2800 recrutements promis à Pôle emploi – et les 15 000 prévus par le Ségur de la santé – il ne comporte aucune relance de l’emploi dans les secteurs publics (écoles, universités, surveillance épidémiologique, Ephad, etc.) et collectivités territoriales pourtant confrontés à des besoins croissants.

Les précaires, pauvres et chômeurs sont les grands oubliés

Seul 0,8 % du plan de relance est destiné à soutenir les personnes précaires dont la situation s’est encore dégradée avec la conjonction des effets sanitaire, économique et social de la pandémie. À peine 800 millions d’euros sont en effet prévus pour financer la hausse de l’allocation de rentrée scolaire (100 euros de plus par enfant pour les familles modestes) et la baisse du prix des repas à 1 euro pour les étudiants boursiers. Ces dépenses étant déjà engagées, pas un euro de plus ne devrait être débloqué pour venir en aide aux populations les plus en difficulté.

C’est bien maigre alors que des milliers de travailleurs précaires, d’étudiants et d’indépendants sont venus s’ajouter aux 5,5 millions de personnes qui reçoivent déjà ponctuellement ou régulièrement une aide alimentaire en France. C’est bien maigre aussi alors que des études montrent qu’il aurait suffit de mobiliser à peine 7 % du plan de relance, soit environ 7 milliards d’euros, pour éradiquer la grande pauvreté [3].

Débloquer l’épargne des ménages les plus riches

Pour relancer l’économie et améliorer la situation des plus précaires, le gouvernement aurait pu augmenter les minima sociaux, baisser la TVA sur les biens de première nécessité, introduire un chèque vert conditionné aux ressources des ménages ou encore soutenir la création d’emplois à l’école, dans les universités, les services publics. Il n’en est rien, illustrant une sous-estimation de la détresse sociale et le strict refus de l’exécutif d’inscrire dans la durée de nouvelles dépenses sociales et publiques.

Le pari du gouvernement est tout autre : que les ménages qui ont accumulé une épargne substantielle depuis le début de la pandémie décident le plus rapidement possible d’en utiliser une part significative pour consommer ou investir. La Banque de France évalue cette épargne à 86 milliards d’euros. Compte tenu de la recrudescence de cas de Covid-19 et du climat général d’incertitudes, le pari semble risqué. Mais il explique pourquoi l’exécutif n’a cessé d’inviter les ménages qui en ont les moyens à « avoir confiance » et à consommer. Les familles, qui n’ont pu accumuler d’épargne, sont les grandes oubliées du plan de relance.

L’État au service du secteur privé

Le temps que ce pari fonctionne, l’exécutif a choisi de mettre l’État, et ses ressources financières, au service des entreprises privées. Prolongeant l’orientation des plans d’urgence du printemps, le gouvernement a débloqué des dizaines de milliards d’euros, sans aucune conditionnalité sociale ou écologique dans la majeure partie des cas, pour suppléer aux déficiences du secteur privé, plus enclin à protéger l’intérêt des actionnaires que celui de ses salariés.

Au printemps, ce sont ainsi plus de 12,7 millions de salariés qui ont été couverts par le dispositif du chômage partiel, pour environ 40 milliards d’euros. Plusieurs entreprises multinationales, aux liquidités importantes, ont continué de verser de généreux dividendes à leurs actionnaires tout en profitant de l’argent public. Le groupe Veolia a ainsi distribué 284 millions d’euros de dividendes et est aujourd’hui prêt à débourser 10 milliards pour racheter son concurrent Suez, alors que 20 000 de ses salariés (sur un effectif en France de 50 000) ont été pris en charge par le chômage partiel.

Un « bouclier » anti-licenciement ou de protection des entreprises ?

Non content de pouvoir disposer du chômage partiel qui leur permet de transférer à l’État et l’Unedic l’essentiel de la charge de la rémunération de leurs salariés, les entreprises ont également obtenu la mise en place d’un nouveau dispositif d’activité partielle de longue durée (APLD) doté de 7 milliards d’euros. Il leur permet de réduire le temps de travail de leurs employés jusqu’à 40 %, sur une période de 6 à 24 mois, tout en profitant de l’argent public pour couvrir 85 à 100 % des salaires.

Présentée comme un « bouclier anti-licenciement » par la ministre du Travail, Elisabeth Borne, l’APLD est soumise à un accord d’entreprise ou de branche. Les syndicats pointent le risque d’un chantage à l’emploi : rien n’interdit de coupler ce « bouclier » à un accord de performance collective permettant aux entreprises d’imposer des baisses de salaire et des pertes d’acquis sociaux sous couvert de négociation sociale.

Encouragées par le gouvernement à signer « massivement » de tels accords, les entreprises pourraient obtenir un important assouplissement de l’obligation de maintien dans l’emploi des salariés pris en charge : l’employeur pourrait finalement ne pas être tenu de rembourser les aides obtenues s’il supprime des emplois. Pour cela, il lui suffirait de faire la démonstration que ses perspectives d’activité se sont dégradées.

Voilà donc un bouclier qui pourrait ne pas protéger des licenciements. Les syndicats pointent du doigt le lobbying efficace du Medef. Ils font remarquer que le gouvernement n’a toujours pas introduit d’obligation de maintien dans l’emploi dans le cadre du dispositif de chômage partiel de droit commun, alors que cette disposition avait été validée lors du sommet social du 24 juin à l’Elysée.

Des aides pour employer et précariser les jeunes

La déferlante de plans de licenciements est pourtant loin de se calmer : le ministère du Travail comptabilise 345 plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) signés depuis mars. Il en attend un nombre croissant dans les semaines à venir : autant de chômeurs supplémentaires auxquels vont s’ajouter les 750 000 jeunes arrivés sur le marché du travail en cette rentrée 2020. Si certains d’entre eux ont décidé de prolonger leurs études, nombreux sont ceux qui ont peu de perspectives.

Là aussi, l’exécutif a décidé de faire de l’aide aux entreprises la pierre angulaire de sa réponse, quel que soit l’impact social : soutien aux contrats en alternance, aide de 4000€ pour l’embauche d’un jeune, augmentation du nombre de services civiques (100 000 supplémentaires s’ajoutant aux 140 000 existant). En tout, 6,7 milliards d’euros sont censés appuyer l’embauche de jeunes, sans que les statuts et rémunérations souvent précaires de ces contrats spécifiques soient améliorés.

20 milliards d’euros de cadeau au secteur privé

En plus de capter l’essentiel des aides publiques directes, y compris en matière de transition écologique (hydrogène, aérien, automobile, etc.), le secteur privé obtient 20 milliards d’euros d’exonérations fiscales avec la suppression d’une partie des impôts dits de « production ». Ces impôts s’appliquent directement au site de production, à la production elle-même, à l’importation de marchandises et de services ou encore à l’emploi de main-d’œuvre. Ils rapportent 77 milliards d’euros dont près de 50 sont affectés aux collectivités territoriales et le reste à la Sécurité sociale.

Après avoir baissé de façon conséquente l’impôt sur les sociétés (qui devrait atteindre 25 % en 2022), le gouvernement a donc choisi de satisfaire une autre exigence ancienne de certains patrons : baisser de 10 milliards d’euros par an ces impôts, sans condition et quelles que soient les entreprises. Un cadeau qui va d’abord profiter au secteur des énergies fossiles et de la finance, et au tissu économique des régions Île-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes plutôt qu’à celui des régions les plus en difficultés.

Le gouvernement se défend de procéder à un cadeau sans contrepartie : réduire ces impôts renforcerait l’attractivité fiscale du pays et la compétitivité des entreprises, et conduirait donc à relocaliser des activités et créer des emplois sur le territoire. Variante de la théorie du ruissellement, cette approche est pourtant contredite par un rapport du Conseil d’analyse économique, instance de conseil placée auprès du Premier ministre, qui montre que ces impôts n’ont pas d’effet majeur sur la compétitivité des entreprises.

Affaiblir structurellement l’État et la puissance publique

Peu importe, pour le Medef et les lobbys économiques, que leurs arguments soient peu fondés. Eux qui ne trouvent rien à redire aux 150 milliards d’euros de subventions versées chaque année aux entreprises, se félicitent de cette baisse d’impôts massive, pérenne et sans condition. Comme le CICE en son temps, et avec les mêmes arguments, le gouvernement fait une confiance aveugle au secteur privé pour créer de l’activité et des emplois, sans aucun moyen de s’en assurer.

La récente décision de Bridgestone atteste de l’impuissance d’une telle politique : elle vient d’annoncer fermer son usine de Béthune, soit 823 emplois supprimés, alors que la multinationale a reçu 1,8 millions € de CICE en 2018 pour ce seul site, sans aucune condition. Loin de vouloir organiser la mutation de l’économie, le gouvernement donne les clefs de notre avenir économique au secteur privé tout en refusant de faire contribuer les grandes entreprises qui profitent de la crise (voir notre article).

Derrière l’interventionnisme affiché de l’État, on peut légitimement se demander s’il n’y a pas surtout la volonté de voir le marché et l’appareil productif fonctionner comme avant, sur la base des mêmes principes de rentabilité financière et de rémunération des actionnaires. Finalement, Emmanuel Macron et son gouvernement ne sont-ils pas en train, derrière ces milliards d’euros d’argent public, de pérenniser un affaiblissement structurel de l’État au profit des gros intérêts privés ?

Maxime Combes

Photo : CC Jacques Paquier