Education nationale

Qui veut la peau des petites écoles et de leurs pédagogies innovantes ?

Education nationale

par Carole Testa

Rares mais indispensables, des écoles élémentaires à une, deux ou trois classes, mêlant des enfants de plusieurs niveaux et de tous âges, existent encore. Ces petites écoles constituent le dernier service public, le dernier lieu de vie et d’attractivité des villages où elles sont implantées. Elles affichent souvent de bons résultats scolaires. Là où les pédagogies y sont innovantes, les enfants apprennent solidarité et démocratie. Pourtant, l’Éducation nationale veut en réduire le nombre. Reportage.

En cercle autour d’Alessandro, l’intervenant « gospel », les enfants chantent et frappent leurs baguettes en rythme. Dans cette classe unique à Saint-Michel-de-Cours, près de Cahors (Lot), 18 enfants du CP au CM2 travaillent ensemble dans un esprit de coopération. Lorsque Alessandro demande aux élèves de se séparer en deux groupes pour chanter en canon, la maîtresse Marion Bonnard intervient aussitôt : « On ne laisse pas les petits tout seuls, les grands vont les soutenir ! » Coopération, entraide et autonomie sont les richesses de ces classes uniques.

Pour l’enseignant, cela nécessite une solide organisation mais aussi une grande confiance : « Je m’appuie sur les grands, assure Marion. Ils vont aider les plus petits, leur ré-expliquer ce qu’ils n’ont pas compris (ce qui permet d’ailleurs d’ancrer solidement les apprentissages)... Mais tous, petits et grands, ont des responsabilités adaptées à leur âge : corriger les devoirs, noter ce qu’il faut mettre dans le cartable, effacer le tableau... C’est une micro-société où chacun se sent utile, responsable et plus grand ! »

« Ils voient beaucoup mieux le chemin du savoir »

Un autre intérêt de la classe unique, c’est l’apprentissage de la différence et de la tolérance, hors de tout esprit de compétition : « Le grand ne se moque pas du petit car il était là il y a peu, et le petit comprend le chemin qui lui reste à parcourir. Ils voient beaucoup mieux le chemin du savoir. » Midi, les enfants montent à la cantine de l’étage, où Thérèse, la cantinière communale, a préparé un repas maison. Les enfants expriment leur enthousiasme : « J’adore cette école car on est tous amis, on fait plein d’ateliers avec notre maîtresse super-cool », dit Guillaume. « Tout le monde se connaît, on rigole ensemble », s’écrie Astrid.

Malgré ce bonheur d’apprendre et les très bons résultats de ces élèves une fois arrivés au collège, l’école devrait fermer en 2017. La maire de Saint-Michel-de-Cours, Martine Fournier, et les autres élus locaux ont donc un an pour décider à quelle sauce leur école sera mangée et dans quel regroupement pédagogique intercommunal (RPI) elle sera intégrée. « L’État force les maires à s’entretuer, ou à se suicider politiquement », commente Cédric Szabo, directeur de l’Association des maires ruraux de France (AMRF). En effet, dans le protocole signé en janvier 2015 par l’académie de Toulouse et les grands élus locaux, il est précisé que le département du Lot est très (trop !) bien doté en postes d’enseignants. Obligation donc d’en supprimer 18 sur 3 ans, ce qui aboutirait à la fermeture de 10 classes uniques...

Loin d’être des cas isolés, ces fermetures d’écoles répondent à une volonté politique affirmée. En 2014, la ministre de l’Education Najat Vallaud-Belkacem déclarait à l’Assemblée nationale : « Dans les trois ans, le nombre d’écoles à une ou deux classes est appelé à diminuer au profit de regroupements pédagogiques concentrés. » Concentrés en un seul établissement, et non dispersés dans différentes communes comme c’est le cas dans de nombreux RPI. Les statistiques donnent une image plus précise de cette tendance à la fermeture des petites écoles : de 11 400 classes uniques en 1980, on est passés à 3 225 en 2014. Aujourd’hui, seules 13% des écoles comptent deux classes et 9 % une classe unique, à plusieurs niveaux. De façon plus générale, le nombre d’écoles publiques ne cesse de baisser. Alors qu’elles étaient 50 500 en 2005, elles sont aujourd’hui 46 000.

Des enjeux de survie des villages

La petite commune de Saint-Cirgues (environ 300 habitants, classée en zone de montagne au nord du Lot) et ses voisines, Lauresse, Gorses et Latronquière, en font les frais. Chacun de ces villages a son école, sa cantine, sa garderie. Matin et soir, un minibus vient amener et chercher les enfants avec un service porte-à-porte qui rassure les parents. Les quatre écoles comptent chacune une classe unique avec plusieurs niveaux. Les effectifs réduits (environ 15 élèves par classe) permettent un suivi personnalisé des élèves, qui obtiennent des résultats aux évaluations supérieurs à la moyenne nationale.

Mais l’Éducation nationale a annoncé vouloir supprimer trois des quatre écoles du RPI à la rentrée 2016. Les élèves (aujourd’hui 61 en primaire, 34 en maternelle) seront regroupés dans le village de Latronquière, avec une explosion des effectifs. Et comme l’école n’y est pas assez vaste, les CM2 seront transférés... au collège ! « On nous parle du ratio enseignants-élèves dans une logique comptable, sans tenir compte de la qualité de l’enseignement... et de notre survie », dénonce le maire Christian Venries, président de l’association des maires ruraux du Lot.

Élus et parents d’élèves ne décolèrent pas. « C’est la mort de nos villages », assurent-ils. La gendarmerie a fermé en 2015, la Poste et la perception sont menacées... « Si les services publics disparaissent, les commerces baisseront aussi le rideau : alors, quelles familles voudront rester sur nos territoires ruraux ? s’inquiète le maire. Elles iront rejoindre les villes proches, et quand les écoles seront vidées, le collège fermera aussi. »

Relocalisation et biodiversité à l’école

Il ne s’agit donc pas que d’enseignement, mais aussi d’un modèle de société... Instituteur retraité, Jean Pauly a exercé jusqu’en 2011, surtout dans de petites écoles rurales. Il prône la mise en réseaux (y compris par Internet) de classes multi-âges. « Lors d’une fête, tous les enfants jouent ensemble, ils ne se séparent pas par tranche d’âge, c’est ça la vie. » Inquiet du dérèglement climatique, il ose un parallèle renversant entre l’école et l’agriculture : « La concentration des enfants, c’est le modèle de la ferme des Mille vaches ! Pourquoi ne pas éduquer local comme on consomme local ? La classe unique offre une véritable biodiversité », plaide-t-il.

Mais comment lutter contre une pensée qui juge archaïques les petites structures ? « Il faut dépasser le combat pour sauver telle ou telle école, et replacer l’école au cœur de projets collectifs pour le territoire. C’est un combat d’avenir, une alternative à inventer. » Lui qui appartient au nouveau collectif « La petite école est une chance » [1] est pourtant pessimiste. Face au rouleau compresseur de l’Éducation nationale, de nombreux parents créent des écoles associatives utilisant des pédagogies alternatives... Une école à deux vitesses risque donc de se mettre en place.

« Tout est en libre accès. Ils apprennent l’autonomie et la liberté »

Les petites écoles sont pourtant des lieux où s’exercent des pédagogies innovantes. Nombre d’entre elles, parfois menacées de fermeture, nous ont contactés via le réseau École et Nature. « Ici, les apprentissages partent des projets des enfants eux-mêmes », indique Sylvain Turpin, enseignant dans une classe unique CP-CM2 dans la commune de Dron (290 habitants), dans l’Ain. Sa classe compte 11 enfants (16 prévus l’an prochain) : cela permet à Sylvain d’appliquer la méthode Freinet « une pédagogie de projet ». Deux fois par semaine, les enfants se réunissent pour régler les problèmes et discuter des projets en cours ou futurs : échanges avec d’autres classes, gestion du jardin de l’école, sortie ski de fond... Ils parlent aussi des sujets à traiter dans le journal quotidien de l’école, posté sur Internet et parfois dans les boîtes à lettres des 90 foyers de la commune. Pour l’enseignant, ce type de réunion autogérée n’est possible que parce que les enfants restent au fil des ans et s’habituent à ce fonctionnement démocratique. Une classe par niveau et un nouvel enseignant chaque année ne le permettrait pas.

Grâce à cette classe unique, l’enseignant consacre beaucoup de temps à chacun. Les plus grands ont un plan de travail pour la semaine. « Ici, tout est en libre accès. Ils apprennent l’autonomie et la liberté. Arrivés au collège, leur niveau est aussi bon que les autres. Mais il n’y a pas de leçon de morale ou d’éducation civique. La morale, on la vit au quotidien par la coopération, le vivre-ensemble et une démocratie participative. » L’école n’est pas menacée pour l’instant, mais l’enseignant s’inquiète de l’intégration à la nouvelle communauté de communes (125 000 habitants) : « La municipalité nous soutient, mais dans ce nouveau contexte, elle n’aura plus de poids. »

Pédagogies alternatives à l’intérieur de l’école publique

Les petites écoles ne sont pas l’apanage des petites communes : on en trouve aussi dans les quartiers, parfois à quelques pas de structures multi-classes. À Monein (4 500 habitants), en Pyrénées-Atlantiques, il existe une école classique de 350 enfants et une autre, dans le quartier Castet, qui compte une seule classe de 16 enfants répartis en huit niveaux. Selon Richard Beaufils, parent d’élèves et président de l’association Les Amis de l’école, « ça ne peut fonctionner qu’avec des pédagogies collaboratives ; mais dans le cursus officiel, les enseignants n’y sont pas formés ».

Parmi ces pédagogies, l’enseignant Claude Gonzalez a opté pour celles de Freinet et de Fernand Oury, un instituteur judoka qui a créé le principe des ceintures de comportement pour apprendre à gérer son attitude et son travail. Les ceintures de certaines couleurs donnent à chacun des droits (peut se déplacer sans autorisation...) ainsi que des responsabilités appelées « métiers » (facteur égale relever le courrier, standardiste égale répondre au téléphone, bibliothécaire, animateur...). « Nous commençons la journée par le “Quoi de neuf ?”, raconte l’enseignant. Les enfants peuvent parler d’eux, de leur famille, de ce qu’ils font. Ce moment de parole est également un moment d’apprentissage : on reformule les phrases. »

Le vendredi, c’est le jour du conseil de coopérative : un président enfant (différent chaque semaine) mène les débats. Sont abordés les problèmes de vie de la classe et de la cour de récréation. « Parfois, le maître lui-même est sur la sellette ! Cela permet de mettre en œuvre la démocratie et la citoyenneté car les problèmes de vie collective sont réglés par la parole, le débat et le vote. » Claude a aussi mis en place une monnaie interne, le cruzeiro castet, non convertible, pour rémunérer les « métiers » des enfants ou le tutorat des plus petits, ce qui leur permet d’acheter et vendre des pâtisseries et objets qu’ils ont confectionnés. « Parfois le conseil d’enfants vote une amende, une réparation ou une gratification pour un enfant, nous utilisons le cruzeiro pour cela », poursuit-il. Les parents participent activement à l’école en aidant au montage de projets pédagogiques, ou en parlant aux enfants de leur métier, leurs voyages, leur passion...

Une école trop coûteuse ?

« Depuis des années, les élèves en difficulté dans l’école du bourg rejoignent l’école Castet, explique Richard Beaufils. L’autonomie et l’entraide conviennent aux enfants mal adaptés à un système scolaire trop rigide. » Mais cette école voit ses effectifs se tarir de manière inquiétante. En effet la municipalité, qui la juge « trop coûteuse », a établi un nouveau règlement d’inscription (carte scolaire) plus restrictif. En outre, l’inspection académique refuse l’inscription des enfants de trois ans en classe unique. L’an prochain, l’effectif devrait tomber à 10 enfants (contre 26 il y a deux ans), ce qui signifie la fermeture...

Dans le domaine scolaire comme ailleurs, les petites structures qui expérimentent des alternatives semblent gêner le pouvoir central et parfois même local. Au-delà de la question scolaire, des citoyens luttent et s’interrogent sur le modèle urbain valorisé à travers cette furieuse tendance au regroupement. Et sur le droit à vivre autrement, dans des territoires déjà affaiblis par la géographie et la raréfaction des services publics.

Carole Testa

A écouter sur Décibel FM, les reportages et interviews sonores réalisées par Carole Testa.

À lire sur Basta! : « Cela ne me dérange pas que mon fils apprenne à écrire “nénufar”, s’il peut le faire dans notre école rurale »

Photo de Une : Bernard Jourdain
Autre photos : Carole Testa

Notes

[1Soutenu par la Fédération pour les écoles rurales, un réseau regroupant des associations, enseignants, parents d’élèves, amis de l’école, et qui est hébergé sur le site Internet.