Privé contre public

Paris veut mettre fin à l’indécent business de l’eau

Privé contre public

par Nadia Djabali

Les multinationales Véolia et Suez assuraient depuis plus de vingt ans une partie de la gestion du service de l’eau de la capitale... Avec de beaux profits dégagés sur le dos des Parisiens. Pointée du doigt par l’Inspection générale des services, alignée par la Cour des comptes, décriée par plusieurs associations, cette délégation de service public se termine fin 2009. Retour sur l’affaire de l’eau qui a marqué les années Chirac et Tibéri.

« Je ne transigerai pas sur la municipalisation de la distribution de l’eau, qui garantit au consommateur davantage de sécurité et des prix plus bas », a promis Bertrand Delanoë. Le maire souhaite la mise en place d’une régie municipale unique ayant la responsabilité de toute la chaîne de l’eau à Paris, depuis sa production, actuellement prise en charge par la société d’économie mixte Eau de Paris jusqu’à sa distribution. Celle-ci fait l’objet jusqu’à fin 2009 d’une délégation de service public à la Compagnie des eaux de Paris (groupe Veolia, ex-Vivendi) pour la rive droite de la Seine, et à Eau et Force - Parisienne des Eaux (groupe Suez, ex Lyonnaise des eaux) pour la rive gauche.

Ces trois entités devraient donc être remplacées par un seul acteur : une régie qui gèrera l’eau comme un bien commun et non dans une logique de profit. « Sur les travaux ou la qualité de l’eau, nous n’aurons plus de chevauchement des responsabilités. Cela signifie une meilleure performance du service et des gains financiers », se félicite Anne Le Strat, élue du 18e arrondissement, nouvelle adjointe chargée de l’eau à la mairie de Paris, et présidente de la société d’économie mixte depuis 2001. Ces déclarations prennent place dans un contexte assez sulfureux, celui de l’histoire de la gestion parisienne de l’eau. Et l’affrontement entre les partisans d’une gestion publique ou privée de cette ressource est loin d’être terminé.

Plusieurs étapes ont jalonné le bras de fer entrepris depuis 2001 entre la Ville de Paris d’un côté, Veolia et Suez de l’autre. Depuis la re-négociation des contrats en 2003, jusqu’à la sortie des deux entreprises du capital d’Eau de Paris en 2007, sans oublier la grosse étude commandée par la Ville en 2006 et destinée à mettre à plat l’ensemble de la gestion de l’eau dans la capitale depuis la source jusqu’à la station d’épuration, en passant bien sûr par les robinets des Parisiens. Début 2009, la société d’économie mixte Eau de Paris se transformera en “régie municipale”. A la fin 2009, cette régie récupérera la distribution de l’eau, quand les contrats avec Suez et Veolia arriveront à échéance. Pour comprendre les enjeux de ce discret bras de fer entre municipalité et multinationales de l’eau, il faut savoir que la France fait figure d’exception mondiale : le marché de l’eau est contrôlé à 72 % par des entreprises privées opérant en délégation de service public. Au premier rang figure Veolia (39 %), puis Suez (19 %) et enfin la Saur (11 %). Les 3 % qui restent sont aux mains de PME dont la plus importante, Ruas, vient d’être rachetée par Veolia.

L’arrivée de Jérôme Monod, l’ami de Chirac

Un petit flash-back est nécessaire. Jusqu’en 1984, le service des eaux fonctionnait en régie municipale et dépendait donc entièrement de la Ville de Paris. La Compagnie générale des eaux (CGE) était cependant présente dans la capitale depuis 1863, grâce à un contrat pour la facturation de l’eau et les relations avec les usagers. Le 20 décembre 1984, de nouveaux contrats sont signés avec Veolia et Suez. La mairie de Paris délègue le marché de la distribution de l’eau à la CGE et à la Lyonnaise des Eaux pour une durée de vingt-cinq ans, sans lancer d’appel d’offre… C’est à cette occasion que la Lyonnaise prend pied dans la capitale, avec à sa tête Jerôme Monod, ancien secrétaire général du RPR, ex-directeur de cabinet de Jacques Chirac à Matignon et ami personnel de l’ancien maire de Paris.

La Ville demande alors que les deux compagnies créent des filiales spécifiques : la Compagnie des Eaux de Paris (CEP) pour la CGE et la société Eau et Force - Parisienne des Eaux (EFPE) pour la Lyonnaise. Les deux délégataires ont pour mission de distribuer l’eau depuis les postes de livraison en gros, qui restent tenus par la régie municipale, et de réaliser l’entretien du réseau de distribution, y compris celui des réservoirs et des postes de chloration (qui seront repris par la Sagep/Eau de Paris à sa création en février 1987. La CEP a aussi un contrat pour la gestion des abonnés (relevés et facturation) et les relations avec la clientèle. La première activité va se révéler très lucrative.

Mélange des genres et conflits d’intérêt

Les contrats passés avec la Ville sont des contrats d’affermage. La Ville met à la disposition des « fermiers » (CGE et Lyonnaise) certains de ses moyens, notamment un réseau d’alimentation en eau de 1 800 kilomètres, créé sous le Second Empire par l’ingénieur Belgrand. Cas unique en France, tout le réseau parisien est en égout et une simple visite d’inspection suffit pour détecter les fuites pendant qu’ailleurs il faut creuser des tranchées, ce qui coûte bien plus cher. Les « fermiers » réalisent à leurs frais les travaux d’entretien, de réparation et de renouvellement nécessaires à l’exploitation (lire ci-dessous). Mais les très gros investissements ne sont pas supportés par eux.

En 1987, les installations techniques et les usines de production sortent de la régie municipale avec la création d’une société distincte, la Société anonyme de gestion des eaux de Paris (Sagep). Si le patrimoine reste la propriété de la ville, son exploitation est désormais cédée à la Sagep dont le capital est partagé entre la ville (70%), la CGE-Veolia (14%), la Lyonnaise-Suez (14%), et la Caisse des Dépôts et consignations (2%). « Depuis 1987, la situation était parfaitement ubuesque, souligne Marc Laimé, sociologue et journaliste spécialiste de l’eau, Veolia et Suez étaient actionnaires de la Sagep qui revendait cette eau aux mêmes Veolia et Suez, titulaires d’un contrat de distribution avec la Ville. Dans le genre mélange des genres et conflits d’intérêts à tous les étages, un cas chimiquement pur ».

Des marchés juteux et parfaitement incontrôlables…

Les marchés passés par la Ville vont devenir une vraie rente pour nos deux délégataires. Un rapport de l’Inspection générale de la Ville de Paris, en 2000, note que les contrats protègent plutôt les intérêts des distributeurs : « L’absence de tout état des lieux réalisé par la Ville sur son réseau de distribution, y lit-on, rend difficile de fixer des objectifs d’entretien et de travaux précis et mesurables et d’évaluer en fin de contrat l’état de ce réseau. Pas d’exigence de compte d’emploi précis des fonds de travaux. Pas de modèle détaillé de rapport annuel de délégation. Pas de demande de rapport annuel spécifique au GIE chargé de la facturation. Absence de tout objectif de travaux de renouvellement ou de rénovation contrôlable par la Sagep. Les quelques exigences trop vaguement formulées ne permettent pas de dresser de bilan par rapport à des objectifs à atteindre. Des formules d’indexation tarifaire avantageuses, voire inflationnistes (depuis 1997). Des clauses de révision de prix très favorables abritant [les délégataires] des baisses de consommation. L’absence de pénalités en cas de non-respect de leurs obligations. Mutisme du contrat en ce qui concerne le GIE de facturation et de relation avec la clientèle. » L’opacité quasi totale de transparence dans la gestion et la facturation est même pointée du doigt : «  L’absence de rapport annuel spécifique au GIE empêche d’y voir clair dans le fonctionnement réel et les charges de ce groupement qui brasse pourtant la totalité des masses financières de la distribution. Dans les statuts de ce groupement, aucun contrôle, ni même droit de regard du délégataire n’est prévu », s’émeut l’Inspection générale de la Ville.

…mais épinglés par la Cour des comptes

L’Inspection note par ailleurs la faible part dans les recettes totales de ce qui est le métier de base des distributeurs, à savoir les ventes d’eau. En effet, les délégataires encaissent les factures et doivent en reverser une partie à la Ville, à la Sagep et à certains organismes publics comme l’Agence de l’eau Seine-Normandie, le Fonds national des adductions d’eau et Voies navigables de France. Or il y a un décalage de plusieurs mois dans ce reversement, ce qui permet à la CGE et à la Lyonnaise de faire de fructueux placements financiers. Plus que des vendeurs d’eau, ces entreprises sont devenues des “banquiers” dont « le chiffre d’affaire dégagé est largement gonflé par ces recettes qui ne font en réalité que transiter sur leurs comptes pendant plusieurs mois et permettent aux distributeurs de dégager des gains de trésorerie confortables et peu évidents dans les comptes fournis. »

On peut ainsi lire en 2003, dans un rapport de la Cour des comptes : « À Paris, jusqu’en 1999, les délégataires ne faisaient pas apparaître sur leurs compte rendus financiers annuels les produits financiers générés par cette trésorerie. L’un des distributeurs a dégagé en 1997 un excédent de trésorerie de 32 millions d’euros qui, placé, a engendré un gain qui n’est pas apparu au compte de la délégation. Pour le second distributeur, l’excédent de trésorerie, en 1997, a été estimé à 15,5 millions d’euros. » Sur le dos des Parisiens…

464% d’augmentation de la facture d’eau en 20 ans

En 2001, Bertrand Delanoë arrive à la mairie de Paris et trouve sur son bureau le rapport de l’Inspection générale. Il commande à Service public 2000 (une association pour l’expertise des services publics locaux) un audit spécifique sur le GIE chargé de la facturation. L’association souligne « que le montage juridique particulièrement complexe de la gestion du service commercial des eaux de Paris nous paraît critiquable (...). Il induit une complexité faisant partiellement obstacle au pouvoir de contrôle de la Ville sur la gestion du service de distribution de l’eau. » Notons que ce rapport, transmis fin 2002 et resté dans un premier temps confidentiel, ne fut distribué qu’à quelques élus. Il faudra attendre octobre 2003 pour qu’il soit rendu public dans une version très édulcorée .

Autre point relevé par Service public 2000 : nos deux entreprises ont des relations avec les abonnés qui « s’apparentent davantage à des relations d’entreprises à fournisseurs que des relations de particuliers à service public ». Si l’association constate la bonne qualité du service proposé, elles pointe néanmoins les tarifs de prestations ou de frais relativement élevés. Les frais d’accès au service sont deux fois plus importants que ceux pratiqués en moyenne sur d’autres services d’eau (67,81 € au lieu de 30 à 40 €). Les frais de fermeture de compteurs suite à relance pour impayés sont également élevés. Entre 1980 et 2000, la facture d’eau a été multipliée par six, soit 464% d’augmentation. Cet accroissement considérable est resté presque indolore, car dans la quasi-totalité des cas il n’est connu que des syndics d’immeubles qui le répercutent sur les usagers, locataires et co-propriétaires, non pas en fonction des consommations réelles mais au prorata des millièmes des copropriétés.

Re-municipaliser

En 2003, comme prévu dans le contrat, la Ville de Paris renégocie avec ses délégataires. Elle obtient un effort d’investissement de 153 millions d’euros et la prise en charge financière par les deux entreprises du changement de cinquante mille branchements en plomb. Le GIE de facturation, commun à Veolia et à Suez, est supprimé. « Un budget annexe de l’eau est recréé, un compte prévisionnel d’exploitation est maintenant annexé au contrat, de même qu’un programme prévisionnel des travaux est annexé aux avenants », déclare alors Myriam Constantin, adjointe de Bertrand Delanoë chargée de l’eau.

Pourtant, bien que faisant partie de la majorité municipale, le PC et les Verts s’abstiennent alors de voter la délibération entérinant ces points : ils regrettent le secret qui caractérise l’année de négociation entre les fonctionnaires de la Ville et les deux distributeurs. « Cet effort de Veolia et Suez ne représente, avec ces 153 millions d’euros, qu’une partie des sommes ponctionnées de 1985 à 2003 sur les factures des abonnés parisiens. Ces provisions non utilisées dans des travaux étaient placées par Véolia et ont dégagé des intérêts. De plus, les hypothèses relatives à ces travaux sont fondées sur des tarifications établies par Veolia et Suez. Or ces travaux sont exécutés par leurs filiales, sans mise en concurrence », explique Jean-Luc Touly, président de l’Association pour le contrat mondial de l’eau (Acme), qui connaît bien son affaire ayant été cadre chez Veolia pendant plusieurs années.

Stabilisation des prix ?

Une remunicipalisation totale de la gestion de l’eau va-elle faire baisser les prix ? Pas si simple, explique Anne Le Strat : « Les directives européennes sur la qualité de l’eau sont de plus en plus contraignantes, notamment concernant les nouvelles formes de pesticides et les nitrates. Parallèlement la consommation à Paris a baissé de 28 % en vingt-ans. Le même réseau doit être entretenu et le traitement amélioré avec des recettes tarifaires qui diminuent. Avoir un seul opérateur public permettra de stabiliser les prix. » Le retour à une gestion publique comporte aussi de gros dossiers à traiter. « Plusieurs points seront à négocier, notamment les fichiers informatiques concernant la gestion clientèle et les compteurs. Il faudra aussi reprendre le personnel, environ trois cents personnes », précise Anne Le Strat.

Un exemple à suivre en Ile-de-France

La re-municipalisation de l’eau à Paris apparaîtra comme une victoire très symbolique auprès des tenants d’une gestion publique de l’eau. Il faut rappeler que sur les 883 collectivités locales ayant lancé un appel d’offre en 2007, seulement 1 % des contrats signés ont fait l’objet d’un passage en régie publique. Que la capitale se lance dans cette perspective a une valeur d’exemple auprès des autres communes et notamment auprès de celles qui émargent au très controversé Syndicat des Eaux d’Île-de-France (Sedif) qui regroupe 144 communes de la région parisienne et dont le contrat avec Veolia arrive à échéance dans deux ans.

Nadia Djabali


Provisions pour renouvellement, ou comment l’argent de l’eau filait vers un paradis fiscal

Quelques centimes d’euros sont facturés à l’avance aux usagers par l’entreprise titulaire du contrat. Celle-ci utilisera en principe les millions d’euros ainsi collectés pour entretenir et renouveler les réseaux. Mais c’est l’entreprise qui décide ou non d’affecter cette provision à des travaux. Les sommes collectées ont l’avantage d’être déductibles des bénéfices de l’entreprise, qui peut les placer pour des périodes plus ou moins longues et réaliser ainsi des bénéfices supplémentaires. Avant le vote de la loi sur l’eau de 2006 qui a interdit la non restitution des provisions non utilisées, ces sommes devenaient - tout à fait légalement ! - la propriété des entreprises privées en fin de contrat si les travaux n’avaient pas été effectués. Comme si un propriétaire pouvait garder les charges qu’ils prélèvent à ses locataires sans jamais justifier de leur utilisation.

En 1996, la Générale des Eaux a procédé à un regroupement de ses provisions à l’échelle nationale pour un montant de 27 milliards de francs (4 milliards d’euros). Jusque-là créditées dans la comptabilité de chaque filiale de distribution d’eau (et de chauffage), ces sommes sont désormais regroupées dans une société de réassurance (General Refinancial Products) basée en Irlande, un paradis fiscal. Les filiales versent une prime annuelle à la société irlandaise qui s’engage en contrepartie à payer les dépenses des réseaux d’exploitation.

Un rapport de la Cour des comptes, en 2000, constate un écart croissant entre le montant de la garantie de renouvellement et le montant des travaux correspondant. « L’architecture de la garantie de renouvellement pose un problème de cohérence entre son niveau et celui des travaux effectués, qui matérialisent le risque réellement encouru. Les données fournies [par la CGE] font état d’un écart cumulé entre 1984 et 1998 de 187,9 millions de francs, dont 119,3 MF au titre des exercices 1994 à 1998. Les exercices 1996, 1997, et 1998 enregistrent un montant de dotations qui excède le montant des travaux de, respectivement, 32,4 MF, 21,1 MF et 24,9 MF. »