Vu de New-York

Obama, l’espoir et la génération hip-hop

Vu de New-York

par Bernard Dréano

De bars de Manhattan en discussions avec d’anciens soixante-huitards new-yorkais, de rencontre avec la candidate black du Green party à l’histoire électorale US depuis Abraham Lincoln, voici une analyse et quelques récits de la campagne présidentielle et du fabuleux espoir que suscite l’élection du premier noir à la Maison blanche.

Evidemment l’élection de Barack Obama est historique. Evidemment, ce n’est pas pour autant la victoire d’un candidat antisystème, la nouvelle administration va sans doute suivre une ligne proche de celle l’ancienne administration Clinton, en politique étrangère comme intérieure ; encore que la crise financière et la dépression économique imposent des mesures inédites. De ce point de vue l’insistance d’Obama sur la refondation du contrat social et politique des Etats Unis, pendant toute la campagne et plus encore dans son magnifique discours de Chicago le soir de la victoire, pourrait annoncer un nouveau New Deal. Le talentueux et charismatique sénateur de l’Illinois sera-t-il un nouveau Roosevelt ?

« le rêve est réalisé »

La campagne et son résultat nous permettent de mieux analyser ce moment d’Histoire de novembre 2008, et de faire des hypothèses sur ses suites. Ce qui frappe d’abord c’est la mobilisation. La participation électorale a été la été la plus élevée depuis près d’un siècle (69% des gens votant pour la première fois ont choisit Obama). Les jeunes, les noirs et les hispaniques, traditionnellement peu votants, ont été cette fois-ci massivement aux urnes pour voter Obama qui recueille 66% des électeurs de moins de 30 ans, 95% des noirs, 67% des hispaniques, tout en conservant l’appui de la majorité des groupes traditionnellement démocrates (juifs, catholiques, intellectuels, ouvriers). La mobilisation dans les urnes été précédée d’une mobilisation de volontaires, principalement de jeunes, comme on n’en avait pas vu depuis les années 60, et d’une mobilisation financière impressionnante, constituée à la fois des dons des star du show-biz ou de la fraction du bizness tout court acquise aux démocrates, mais aussi de centaines de millier de dons modestes de citoyens ordinaires.

Ce qui est peut être encore plus frappant c’est la ferveur qui a accompagné cette séquence, ferveur croissante au fil des meetings, des foules enflammées par un orateur dont le New York Times dit qu’on en rencontre qu’un par génération et qui a culminé dans ce moment de communion ressentie par des millions d’Américains à l’annonce des résultats.
Une telle émotion est en soi un événement historique. Elle s’explique bien sur par le fait qu’un noir accède à la Maison Blanche. Comme l’a dit Bernice King, la fille de Martin Luther King, « le rêve est réalisé », et, comme elle le soulignait également, il est le leader de la nouvelle génération. Chacun sait aussi qu’une vague d’espérance peut être lourde de désillusions et de désenchantements futurs. Si Obama lui-même a annoncé que la route serait difficile, cette route peut aussi mener dans des directions bien éloignées des rêves de paix dans le monde et de justice et de réconciliation sociale aux Etats Unis.

La chute de la maison Bush

Faire de ce moment de grâce qui cristallise les espérances le point de départ de politiques concrètes ne dépend pas seulement du bon vouloir du Président, et des ses objectifs proclamés – à supposer qu’ils soient progressistes. Cela dépend beaucoup des forces sociales et des mouvements qu’elles engendrent dans le nouveau contexte de l’hégémonie démocrate. De ce point de vue, la situation est très différente de ce qu’elle était lors de l’élection de Roosevelt, ou à l’époque de Kennedy, quand il y avait, dans le premier cas une intelligentsia progressiste active et un mouvement ouvrier combatif (marqué par la création du syndicat CIO), et dans le second avec le développement du mouvement des noirs et plus largement des droits civiques, puis le mouvement anti-guerre, et une effervescence culturelle et politique considérable.

Le New Deal, fait de volontarisme d’Etat, de régulation économique et de politique sociale, et ses prolongations sous diverses formes jusqu’à la Great Society de Lyndon Johnson à la fin des années 60, étaient aussi des politiques permettant de répondre à certaines revendications des mouvements sociaux et de contrer les demandes des plus radicaux. Rien de tel aujourd’hui. Comme ailleurs dans le monde, les syndicats sont très affaiblis, même si certain d’entre eux ont formé une nouvelle confédération « Change to Win » qui se veut combative. Le mouvement antiguerre demeure très faible malgré le rejet populaire massif de la guerre en Irak. Certes il existe de multiples initiatives locales, culturelles et civiques, de soutien aux immigrés, aux sans logis ou de solidarité de quartier. Les community organisers qui les animent ont sans aucun doute voté Obama. Mais cela ne représente pas un mouvement national à la manière des années 30 ou 60.

Des mouvements sociaux existants éclatés et dispersés, mais aussi un formidable moment qui semble unir toutes sortes d’aspirations autour de l’idée du time for change et de la profession de foi Yes we can ! Et quelle dynamique ensuite ? La chute de la maison Bush n’est pas un petit événement, y compris pour le développement des mouvements sociaux. L’émergence d’une dynamique vraiment progressiste au point de déborder l’agenda plutôt conservateur des démocrates est pourtant peu probable, même si il peut se passer bien des choses.

Une analyse de la campagne et des résultats du parti des Verts, le Green Party of the United States (GP-US), peut apparaître comme une illustration microscopique de la phase actuelle. Elle fournit des éléments révélateurs, pour comprendre des espaces et des opportunités qui existent pour les forces progressistes et des difficultés politiques qu’elles rencontrent.

Ecologistes, libertarien, trotskyste ou milliardaire populiste

Cette analyse d’une micro-campagne dans la grande exige préalablement quelques explications sur le système politique américain. Celui-ci est, depuis les origines, centré autour de deux partis dominants. Ces « partis » sont de grandes coalitions organisées pour les élections et dans lesquelles cohabitent des tendances très diverses. Les tentatives de « troisième parti » ont été nombreuses et ont toutes échouées sauf une, celle du parti Républicain (le Grand Old Party) créé en 1854 par des anti-esclavagistes qui, lors de l’élection de son leader Abraham Lincoln en 1860 a dépassé le parti Whig (favorable à la suprématie du parlement sur l’exécutif) et fait face au parti Démocrate (favorable à la suprématie de l’exécutif). La différence démocrate-républicain n’est donc pas à l’origine une division droite-gauche au sens français du terme. Elle ne l’est devenue que relativement et progressivement. Le parti Démocrate a compté dans ses rangs des forts contingents racistes du Sud profond (Solid South), jusqu’à leur départ vers les Républicains après l’échec des tentatives de leur leader George Wallace de créer un troisième parti dans les années 60. La dernière tentative relativement réussie d’un troisième candidat, sinon d’un troisième parti, fut celle du milliardaire populiste Ross Perot en 1992 (18,9% des voix) et en 1996 (8,4%).

Cela ne signifie pas la fin des « petits candidats ». D’une part parce qu’ils peuvent rêver d’obtenir les 5% de vote populaire donnant droit à un financement public, et d’autre part parce que la candidature présidentielle est une tribune (malgré le blocage quasi-total des grands médias à l’égard de ces petits) et un drapeau pour les élections parlementaires au niveau fédéral, dans chaque Etat et pour d’autres élections locales qui se déroulent en même temps. Dans la floraison de petits tiers partis qui existent aux Etats Unis, trois tendances se sont régulièrement affirmées ces dernières années : les libertariens (conservateurs ultra libéraux anti-Etat), l’extrême gauche (faible, principalement trotskyste) et les écologistes. Avant même le scrutin, le rapport de force entre « petits » se mesure à la capacité d’obtenir la reconnaissance du droit de figurer sur le bulletin de vote présidentiel officiel, acquis dans des conditions particulières à chaque Etat (en général grâce à l’engagement écrit d’un assez grand nombre d’électeurs). Sinon il faut écrire soi-même le nom du candidat... Encore faut-il savoir comment faire avec votre machine à voter ou votre bulletin à trous ! Le candidat libertarien Bob Barr figurait sur le bulletin officiel de 45 Etats, les deux écologistes de gauche Ralph Nader et Cynthia McKinney (des Verts), respectivement sur 46 et 32, tandis que le principal représentant de l’extrême gauche Roger Calero (SWP trotskyste) n’avait accès qu’à 5 bulletins d’Etats.

Malgré le véritable blocus institutionnel, financier et politique à leur encontre le système électoral présidentiel américain pourrait favoriser le vote pour des petits candidats. Le vote n’est pas direct puisqu’il s’agit d’élire des grands électeurs et que celui qui arrive en tête dans un Etat récupère tous les grands électeurs de cet Etat. On pourrait donc s’attendre à ce que dans un Etat dont les sondages indiquent qu’il est largement acquis, par exemple celui de New York pour Obama, des progressistes, assez nombreux à New York, inquiets du caractère trop centriste du programme démocrate envoient sans grand risque un message critique en soutenant un petit candidat progressiste. Ce type de comportement est en fait extrêmement rare. D’autant plus qu’il y eu en 2000 la controverse sur "Nader the spoiler" (le gâcheur d’élection). Ralph Nader, célèbre avocat, militant écologiste, était cette année-là le candidat d’une coalition incluant les Verts. Il avait atteint le score, important dans le contexte décrit ci-dessus, de 2,7% (2,8 millions de voix). Il a alors été accusé d’avoir provoqué la victoire de George W. Bush, ayant obtenu plusieurs dizaines de milliers de voix en Floride, là où s’est joué l’élection entre Gore et Bush à quelques milliers de voix et dans des conditions plus que douteuses.

candidates black pour Green Party

Toutes les conditions étaient réunies pour que les petits candidats ne fassent pas recette en 2008, avec une bipolarisation symbolique forte, la volonté de rejet des Républicains, un candidat noir en position de victoire possible. Il est intéressant de voir comment, dans ce contexte, se sont positionnés les Verts qui avaient fait de Ralph Nader leur candidat en 2000, mais pas en 2004 (ils avaient leur propre candidat, David Cobb). Lors de la convention verte 2008, qui s’est tenue en juillet alors que la nomination de Barack Obama était déjà certaine du coté démocrate, les Greens ont récusé Nader, qui sollicitait leur investiture, au profit de Cynthia McKinney, avec Rosa Clemente comme vice présidente. Un tel choix, pour une candidature qui est de toute manière essentiellement symbolique avait un sens particulier compte tenu de la personnalité des deux femmes.

Cynthia McKinney (53 ans) a été représentante démocrate (députée) au parlement fédéral (chambre des représentants) entre 1993 et 2006, et la première femme afro-américaine élue à ce niveau en Géorgie, un de ces Etats du Sud profond. Durant ses années démocrates, elle s’est notamment fait remarquer pour ses combats contre l’administration Bush, sa dénonciation, après le 11 septembre, des relations américano-saoudiennes et de la politique américaine au Moyen Orient, ses prises de positions en faveur de population spoliées par les compagnies minières ou pétrolières en Australie ou en Amérique Latine. Elle est également connue pour sa campagne pour la vérité sur la mort de Tupac Amaru Shakur, célèbre rappeur, assassiné en 1996, son engagement auprès des victimes de l’ouragan Katrina, son implication dans le mouvement anti-guerre... A la suite d’une altercation avec un policier en faction au capitole qui ne l’avait pas reconnu, Cynthia McKinney a fait l’objet de campagnes de dénigrement systématique, tandis qu’à l’intérieur du parti démocrate on la critiquait pour son soutien aux Palestiniens ou au Venezuela. Toujours est-il qu’elle a été battue lors des primaires et n’a donc pu défendre son siège parlementaire en 2006. Elle a rejoint les Greens avec lesquels elle avait déjà beaucoup de liens.

Rosa Clemente (36 ans) est une journaliste et militante Hip Hop d’origine portoricaine, née dans le quartier du Bronx à New York. Féministe et antiraciste, très engagée dans l’éducation populaire, elle est à l’origine de la première convention politique du mouvement Hip Hop qui a rassemblé 3000 militants en 2003 et contribua à la mobilisation de tout le mouvement Hip Hop et des médias indépendants pour soutenir les réfugiés de l’ouragan Katrina. Elle a reçu le soutien enthousiaste de certains des rappeurs les plus connus, comme par exemple Chuck D du group Public Enemy.

Les solidarités, au premier plan de la campagne

Le choix de telles candidates indiquait le type de message que les Verts voulaient faire passer. La campagne a mis au premier plan les questions des solidarités : celle des assurances sociales, un très grand nombre d’américain, évidemment parmi les plus pauvres, ne disposant d’aucune couverture ; les questions culturelles, en particulier dans les ghettos urbains ; et la fin des expéditions militaires et de la politique impérialiste. Les questions environnementales n’étaient évidemment pas oubliées, dans un pays ou la prise de conscience de la crise écologique est de plus en plus importante, ou existent de multiples initiatives écologistes locales dans lesquelles les militants des Greens sont souvent impliqués, ou de forts réseaux de production et diffusion d’alimentation biologique. Mais ces thèmes sont aussi ceux de Ralph Nader, qui dispose de la légitimité d’une grande antériorité en la matière.

De son côté, Obama a magnifiquement su, avec ses discours généraux et généreux, donner l’impression que la refondation du contrat social et politique national qu’il propose va créer une dynamique favorable. Que « nous garderons nos promesses vivantes » comme il l’a dit dans son discours très social à la convention démocrate de Denver, ajoutant : « La promesse de l’Amérique » c’est «  l’idée que nous sommes responsables de nous même, mais que nous nous élèverons ou que nous chuterons ensemble en tant que nation ; la croyance fondamentale que je suis le protecteur de mon frère et de ma sœur ». Une promesse qui ne laisse personne au bord du chemin, avec la défense de l’emploi, un système de santé universel, une éducation pour tous, la reconversion « verte » de l’industrie...

Dans ces conditions, les électeurs progressistes et militants, déjà favorables à l’élection d’un noir et au renversement des Républicains, ont évidemment massivement voté Obama. Il a été choisi par 65 millions d’électeurs, contre 57 millions à McCain. Les petits candidats étant totalement marginalisés (0,5% des voix pour Nader, 0,1% pour McKinney). Dans les scrutins où ils se présentaient, principalement pour des sièges de représentants des parlements des Etats, les 73 candidats Verts ont cependant souvent obtenus des scores de l’ordre de 4 ou 5%, parfois davantage, et un élu, Richard Caroll, au parlement de l’Arkansas. Beaucoup de militants verts que nous avons rencontrés à New York, également investis dans d’autres mouvements, et souvent de sympathiques blancs grisonnants de la génération de 68, semblaient un peu dépités des résultats, grommelant face à l’enthousiaste obamania qui déferlait dans les rues : « klaxonner ta-ta-ta (Yes-We-Can) dans la rue, c’est bien joli, mais c’est quand même un candidat du système ».

Ouverture des possibles

Certains heureusement étaient parties prenantes de la joie ambiante, sachant qu’il ne s’agissait pas seulement de la belle émotion d’un soir, mais d’une force potentielle, d’une ouverture de possibles, au-delà des limites évidentes qu’une majorité démocrate au sénat et à la chambre des représentants peut donner au time for change. C’est d’ailleurs ce que les Verts on signifié dans leur message de félicitation au nouveau président-élu : « Les électeurs ont exprimé un mandat pour le changement dans l’espoir que le président-élu Obama respecterait son engagement pour « un changement auquel nous puissions croire » et inverser la direction dangereuse dans laquelle le pays est engagé. »

Ce soir là, dans ce bar de l’East Village ou nous échangions quelques mots et quelques badges français et américains, Rosa Clemente, certes un peu déçue par son résultat et la morosité de certains de ses amis verts, était aussi pleine d’enthousiasme pour la période qui s’ouvre. Comme quand elle avait déclaré à la convention des Verts en acceptant de s’engager dans cette affaire : « Pour moi et toute ma génération, la génération Hip Hop, je suis honorée d’y aller, parce que cela signifie que l’on nous demande maintenant pas seulement de rebondir mais d’agir, d’agir contre ceux qui préfèrent que nous soyons abattus plutôt que de réussir… C’est difficile d’imaginer des temps meilleurs, mais nous y sommes. Chacune de nos histoires et ce moment que nous vivons nous disent que nous y sommes ».

Bernard Dréano