Pouvoirs

« Nous n’avons pas besoin des multinationales. La solution, c’est leur dissolution »

Pouvoirs

par Olivier Petitjean

Savons-nous vraiment ce qu’est une multinationale aujourd’hui ? Comprenons-nous la nature de son pouvoir, de son « totalitarisme pervers » et les moyens de le combattre réellement ? Dans un livre important, De quoi Total est-elle la somme ?, le philosophe Alain Deneault dresse, à partir du cas de ce géant pétrolier, le portrait d’une multinationale comme un acteur politique mondial. Un acteur au-dessus des souverainetés démocratiques nationales ou internationales : un « pouvoir » en soi, évoluant dans un monde où les règles du jeu sont taillées sur mesure. Finalement, avons-nous réellement besoin des multinationales, s’interroge le philosophe ? Entretien.

Votre livre De quoi Total est-elle la somme ? est à la fois un portrait de Total et une analyse du pouvoir des multinationales aujourd’hui. D’où vient ce projet ?

C’est un livre qui me semblait manquer. Je ne comprenais pas qu’il n’existe pas. Il y avait beaucoup d’informations disponibles sur Total, grâce au travail d’ONG, de journalistes ou encore de documentaristes. Mon idée de départ était de produire une synthèse à partir de ce matériau. Au final, la problématique qui m’a servi de fil conducteur pour organiser la masse d’informations à laquelle j’étais confronté a été de prendre au sérieux l’assertion répétée des dirigeants de Total selon laquelle tout ce que fait l’entreprise est entièrement légal. Non pas pour réfuter cette assertion, mais au contraire pour essayer de la comprendre. Ce qui supposait de me lancer dans des considérations relatives à la sociologie ou à la philosophie du droit, afin d’identifier les raisons qui font qu’une entreprise comme Total peut coloniser, corrompre, comploter, polluer – tous les verbes qui donnent leur titre aux chapitres de mon livre – de manière légale.

Si tout ceci est légal, cela signifie qu’il y a des lacunes juridiques, qu’il y a des États complices, qu’il y a dissociation entre la responsabilité juridique de la société mère et celle de ses filiales, que l’on peut régler ses litiges à l’amiable sans passer devant les tribunaux, et bien d’autres manipulations et de détournements du droit que je décris dans mon livre. Ce sont ces multiples formes de perversion du droit qui font d’une multinationale comme Total le pouvoir qu’elle est aujourd’hui.

Pourquoi Total en particulier ? N’aurait-on pas pu faire le même livre sur Exxon, Chevron, ou sur une autre multinationale ?

Le choix de Total était commode à plusieurs titres. Beaucoup d’informations sont disponibles. C’est une société dont la documentation est en français. Surtout, c’est une société dont les dirigeants sont extrêmement bavards. Christophe de Margerie, le premier, puis aujourd’hui Patrick Pouyanné, ont rompu avec la tradition de mutisme qui était celle du PDG précédent, Thierry Desmarest. Ce mutisme était devenu intenable à l’occasion de la marée noire de l’Erika et de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse. Désormais les PDG de Total répondent à des entretiens dans la presse écrite, se rendent sur les plateaux télévisés, se prononcent sur le sort des réfugiés syriens et les grèves des manifestants contre un projet de loi sur la réforme du code du travail, financent le Louvre et des institutions universitaires, sans parler de la presse.

Total communique aussi énormément sur le plan de la recherche. Le groupe a ses historiens officiels et créé un site spécifique, Planète énergies, pour diffuser la connaissance qu’il approuve sur l’énergie. Si l’on y ajoute les communiqués de presse et la publicité, au final cette firme nous parle énormément. J’ai choisi d’écouter. Non pas écouter comme on nous demande d’écouter, mais écouter pour comprendre ce que nous disent ces discours au-delà de leur contenu apparent.

En quel sens s’intéresser à Total permet-il de faire le portrait de « la multinationale » d’aujourd’hui ?

Total est un cas d’école. Imaginons le même livre sans cas d’école. Cela donnerait un livre plus abstrait, qui donnerait l’impression d’être idéologique, voire péremptoire. L’exemple de Total permet de comprendre très rapidement de quoi il retourne. Il est d’ailleurs intéressant de constater l’impossibilité de parler de Total sans citer beaucoup d’autres multinationales. Ses concurrentes Shell, BP ou Exxon apparaissent partout dans son histoire en tant que partenaires, tout comme les banques et d’autres associés. Total, à l’instar de toute multinationale, n’est jamais seule. En plus de faire partie d’un réseau d’entités, elle est elle-même constituée en droit comme un réseau de filiales et de structures autonomes.

C’est donc trop simplement qu’on présente Total comme « une société pétrolière française » ; chacun de ces quatre termes pose problème. Total n’est pas « une » ; ce sont 882 sociétés autonomes actives dans plus de 130 pays. Total n’est « française » ni par son actionnariat, puisque 72% du capital est détenu par des investisseurs internationaux, ni par les intérêts qu’elle défend. C’est un groupe qui n’hésite pas à fermer des raffineries en France pour en ouvrir en Arabie saoudite. Total est bien plus qu’une « pétrolière », puisqu’elle fait aussi du gaz, de la chimie, des agrocarburants, du courtage, de la recherche et même du solaire. C’est comme si McDonald’s se mettait aux produits bio. Ce qui montre bien que Total n’est plus une simple « société » au sens traditionnel, dédiée à une seule activité. C’est un pouvoir en soi qui se déploie sur plusieurs terrains et plusieurs secteurs, pour pouvoir profiter de toute conjoncture. Une multinationale, ce n’est jamais « une société » : c’est un réseau d’entités qui agit avec toute la force de frappe du groupe dans différentes législations, sans qu’aucune de ces législations soit capable de légiférer à l’échelle à laquelle la multinationale se déploie.

Si Total est aujourd’hui, comme vous le dites, un « pouvoir », comment comprendre le discours de ses dirigeants selon laquelle leur entreprise « ne fait pas de politique » ?

C’est Christophe de Margerie qui a le plus développé ce discours. Là encore, il faut le prendre au sérieux. Ce que nous disent les dirigeants de Total, c’est qu’ils sont au-dessus de la politique, que la politique est l’affaire des pauvres, lesquels s’entredéchirent pour déterminer qui d’entre-eux portera la couronne. Tout ce qui intéresse Total, c’est de maintenir un contrôle de la situation et un rapport de forces tels que leurs intérêts fassent loi, quel que soit le gouvernement en place. Récemment encore, Patrick Pouyanné présentait la mondialisation comme ne relevant même plus du débat politique gauche-droite : selon lui, il y avait bien auparavant des « libéraux et des moins libéraux », mais tout cela est fini, maintenant il n’y a plus qu’un seul ordre commun, et ceux qui ne le comprennent pas sont nécessairement les perdants.

On voit bien la logique : on a fait la loi économique, désormais on la laisse agir comme loi au sens d’un théorème, on n’a même plus à l’assumer. On n’y peut rien si cette loi fait de nous des multimilliardaires et de la moitié de l’humanité des indigents. Comme c’est dans l’ordre des choses, il faut être du côté des gagnants et pas des perdants… C’est ce que j’appelle le « totalitarisme pervers ».

Qu’est-ce qui empêche les politiques de remettre en cause cette sorte de « loi naturelle » que les multinationales comme Total veulent leur imposer ?

Cela relève à la fois de rapports de chantage et de rapports de collusion. Le chantage, c’est de se savoir suffisamment puissant pour priver un État de financement, d’investissements ou d’énergie. Ce sont les multinationales qui ont créé les règles du jeu économique, et on sait bien que ceux qui créent les règles sont en position de faire en sorte que ces règles les avantagent mécaniquement. C’est ainsi que l’on se retrouve avec des situations oligopolistiques ou monopolistiques. D’autre part, on va flatter les politiques, créer de la connivence. Je recense dans mon livre quelques exemples de ces innombrables « portes tournantes », par lesquelles des hauts représentants de l’État, un ancien patron de la gendarmerie ou un conseiller de François Hollande à l’Élysée, vont travailler chez Total. Enfin, on va encore lubrifier ces rapports de chantage et de collusion au moyen du lobbying et de contributions idéologiques, grâce à des experts financés par Total, des chercheurs financés par Total, des journalistes financés par Total, et ainsi de suite.

Votre livre accorde une grande place à l’histoire. En quoi est-ce nécessaire pour comprendre la réalité de Total aujourd’hui ?

C’est que cette histoire témoigne de ce que Marx appelle le « processus d’accumulation ». C’est l’histoire de la violence, des abus et des entorses à la morale commune que l’histoire cache derrière la « légalité » que revendique aujourd’hui une firme comme Total. Si l’on s’en tenait uniquement aux faits contemporains, on ne pourrait pas répondre à l’argument sans cesse brandi par les dirigeants de Total selon lequel tout ce que fait la firme est « légal ».

C’est aussi une manière de montrer que le passé n’est pas passé. En plus de nous dire « tout est légal », la direction de Total nous donne à comprendre que le passé appartient au passé, que l’on évoque un cas de corruption en Iran ou les pratiques de la Françafrique. En réalité, ce « passé » est toujours présent. Il est dans le capital qui s’est accumulé au cours des ans grâce aux activités éthiquement problématiques de Total : le capital financier, mais aussi le capital culturel, le capital technique et le capital politique, qui sont tout aussi importants.

Vous accordez une large place aux activités d’Elf et de Total en Afrique. La grille de lecture impérialiste ou néocolonialiste est-elle encore pertinente pour comprendre une multinationale comme Total et le soutien que lui apporte la France ?

On est passé à un nouveau stade. Certes, il n’est pas possible de parler de Total sans rappeler le contexte d’avant 1960, où la France était à la traîne et cherchait à imiter les Anglo-saxons. Après la Deuxième guerre mondiale, dans la perspective gaullienne, il fallait diversifier les sources d’approvisionnement et cesser de dépendre de cartels dominé par les « Anglo-saxons ». La France a donc cherché à reproduire le modèle impérialiste anglais en Afrique, principalement au Gabon et au Congo-Brazzaville, et dans une moindre mesure au Cameroun et au Tchad. Viennent les privatisations, en plusieurs étapes, dans les années 1980 et 1990. En 1998, l’État n’a plus de parts ni dans Elf ni dans Total. Les réseaux françafricains, qui s’étaient développés dans une logique impérialiste, se sont retrouvés eux aussi privatisés. C’était la fin d’une certaine Françafrique, mais pas sa disparition.

La Françafrique ne fonctionne plus en circuit fermé comme auparavant, mais elle devient un réseau de liens de types partenariaux avec des diplomates et des représentants de la République. Surtout elle s’est embranchée sur d’autres réseaux internationaux. C’est ainsi que l’on voit désormais Total amener les Qataris au Congo-Brazzaville, ou chercher des capitaux chinois pour ses opérations en Russie. Le legs impérialiste de la Françafrique demeure, mais connecté à un réseau plus vaste, dont la cartographie est mondiale.

C’est toute la nature ambivalente de Total : d’un certain côté, ce n’est plus une entreprise française. Partout ailleurs dans le monde, elle se présente comme une multinationale comme les autres. En même temps, il se maintient une relation symbiotique entre Total et la République française, non pas dans un rapport de dépendance, mais dans un rapport d’assimilation complète de leurs intérêts respectifs. C’est ainsi que lorsque Patrick Pouyanné va voir Poutine en 2014, on le cite dans le communiqué de presse du Kremlin en disant qu’il représente en quelque sorte la France elle-même. Inversement, la France peut envoyer un employé de Total siéger en son nom dans un comité des Nations unies.

Vous montrez dans votre livre la manière dont une multinationale comme Total parvient à instrumentaliser, pervertir, détourner le droit de diverses manières. Or la première réponse mise en avant aujourd’hui pour faire face au pouvoir des multinationales, que ce soit en France avec la loi sur le « devoir de vigilance » ou au niveau international avec l’idée d’un traité dans le cadre de l’ONU, est précisément le droit. Celui-ci peut-il être une réponse adéquate à lui seul ?

Le droit est un outil, mais pas une panacée. Les solutions juridiques et législatives sont de portée structurellement limitée. Il faut en venir à un diagnostic en phase avec le XXIe siècle et concevoir les multinationales comme des pouvoirs, évoluant dans des sphères anomiques, par rapport auxquels il faut développer des contre-pouvoirs.

On peut donc obtenir des avancées par le droit, mais il faut aussi comprendre que le problème fondamental, c’est la multinationale elle-même. On n’en a pas besoin. On n’a pas besoin d’une multinationale pour produire une boisson sucrée ou un sandwich, ni pour générer de l’énergie, fabriquer des vêtements ou rendre disponible du papier… La solution ultime, c’est leur dissolution. En attendant, il faut continuer à agir cas par cas, dossier par dossier, enjeu par enjeu, tout en étant conscients que cela ne suffira pas. L’heure est venue de faire preuve de maturité politique, de nous dire que nous en sommes réduits à colmater des brèches, parce que le rapport de forces est totalement déséquilibré.

Peut-on dire alors que le développement d’alternatives, la relocalisation de l’économie, bref toutes les pratiques qui permettent de se passer des multinationales, sont une partie importante de la solution ?

On peut agir en marge du système dans lequel les multinationales nous enferment, mais en restant conscients qu’aucune solution n’est une panacée. Même si on n’a pas de voiture, l’existence de l’automobile est un fait social contraignant, qui relève de l’ordre économique et politique. Le problème se situe à un niveau qui dépasse les initiatives personnelles ou restreintes. Même des défenseurs modérés du capitalisme comme Joseph Stiglitz, Larry Fink ou Raymond Baker ont présenté le régime d’exploitation que les multinationales ont généré comme un cancer, qui se développe à son propre détriment. C’est en travaillant à faire comprendre à quel point ce régime n’est pas viable qu’on peut favoriser les conditions de possibilité d’un changement radical.

Les syndicats représentent-ils encore une force au sein même de Total qui peut porter une vision alternative ?

Sans doute, mais il faut aussi être conscient que lorsque Total préfère investir en Arabie saoudite ou dans d’autres pays qui sont socialement et fiscalement moins exigeants que la France, cela contribue aussi à priver les syndicats de leur force de frappe. Le problème reste de savoir se battre contre la multinationale dans son ensemble. Sinon, on va continuer à lutter sur des fronts isolés les uns des autres, sans se rendre compte que, pour l’entreprise, perdre sur tel front est sans conséquence, dans la mesure où elle peut en ouvrir d’autres qui sont hors de notre portée.

Vous publiez ce livre en France en pleine période électorale. Comment jugez-vous cette campagne, où la question des marges de manœuvre réelles des politiques face aux pouvoirs économiques semble un peu passée aux oubliettes ?

La contribution d’un livre comme celui-ci est de rappeler que l’essentiel des enjeux échappe aujourd’hui aux souverainetés politiques, parce que l’on a élaboré l’Europe telle qu’elle est, parce que l’on a signé des traités de libre-échange, parce que l’on a accepté les mécanismes d’arbitrage investisseurs-États, parce qu’on a jamais réglementé le lobbying, parce qu’on accepte qu’un ancien Premier ministre et député soit en même temps le titulaire d’une firme de conseil pour des entreprises. Lorsque Total dit qu’elle ne fait pas de politique, elle a raison, et c’est précisément ce qui est inquiétant. Cela veut dire que le pouvoir est concentré dans des structures qui excèdent le champ de la souveraineté nationale et des institutions internationales.

Le phénomène Trump et la montée de l’extrême-droite en Europe sont-ils d’une certaine manière une conséquence de cette incapacité politique ?

Je me suis intéressé à cet aspect dans un opuscule publié en mars, sous le titre Politiques de l’extrême-centre. Cette notion d’extrême-centre est centrale pour comprendre le phénomène Trump ou Le Pen. Depuis les années 1980, on a voulu faire passer pour normales, neutres et pragmatiques des politiques en réalité extrêmement inégalitaires et destructrices. On les a simplement maquillées sous le jour de la pondération et de la nécessité pour les faire paraître acceptables. Cet extrême-centre a délibérément cherché à abolir l’axe gauche-droite et à exclure toutes les autres voix.

La seule alternative instituée restante se joue entre des gens qui nous font boire l’huile de foie de morue édulcorée et ceux qui nous la font boire crue, mais dans les deux cas le discours et le fondement politique sont les mêmes. Il n’y a plus de discours visant à transformer en profondeur la société. Sur un plan économique, Emmanuel Macron veut donner un peu plus de droits à un peu plus d’acteurs, mais dans le cadre d’un corpus commun à la droite. Trump et Le Pen, eux, sont ouvertement violents, sans complexe. À la limite, c’est sur le degré de violence des candidats que porte la décision électorale, non plus sur des projets de nature différente.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

À lire : Alain Deneault, De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit, éditions rue de l’Échiquier et Écosociété, 512 pages, 23,90 euros.

— 
Photo : Jean Balczesak CC (une) ; © Olivier Charasson (portrait d’Alain Deneault).