Séisme politique

Note au Premier ministre : que se passera-t-il si Marine Le Pen remporte l’élection présidentielle ?

Séisme politique

par Henri Lefort

7 mai 2017, 20h. Marine Le Pen est élue présidente de la République. Quelles seraient les conséquences pour les institutions ? Pourra-t-elle disposer d’une majorité parlementaire ? Quelle résistance opposeraient fonctionnaires, médias et société civile ? Dans une note fictive au chef du gouvernement, un haut fonctionnaire envisage froidement un scénario, pour la Revue Projet : « L’arrivée au pouvoir, dans un cadre démocratique, d’un parti légalement reconnu, est somme toute banale. Mais le Front national a été fondé par Ordre nouveau. Les institutions, les agents publics et la société civile auront-ils assez de poids, seuls ou ensemble, pour contrer des mesures qui seraient contraires aux valeurs de la France ? »

Cet article a initialement été publié dans la Revue Projet (voir à la fin de l’article).

Vous m’avez demandé de rédiger une note envisageant les conséquences de l’élection de Madame Marine Le Pen à la présidence de la République, le 7 mai 2017. La présente note aborde successivement la réaction des institutions, le fonctionnement de l’État, l’attitude de la société civile et celle des Français, et la reconstruction des partis politiques. L’ordre public et les enjeux liés au prolongement de l’état d’urgence mériteraient une note spécifique.

« Comment changer le mode de scrutin sans majorité parlementaire ? »

Le premier acte de la présidente sera de nommer un Premier ministre. Le Premier ministre sortant présentera sa démission le jour de son installation, autour du 18 mai 2017. Le nouveau gouvernement devra en premier lieu préparer les élections législatives des 11 et 18 juin.

Le scrutin majoritaire est défavorable à la nouvelle présidente, elle le sait. Il lui faudra obtenir du peuple la modification du mode de scrutin pour une proportionnelle intégrale. Bien sûr, la modification ne vaudra qu’après l’élection déjà prévue. La présidente pourrait être tentée par l’élaboration d’une sixième République. Mais la Ve République est si favorable à l’exécutif que tous ceux qui avaient affirmé vouloir la modifier ne l’ont pas fait [1].

Comment changer le mode de scrutin sans majorité parlementaire ? La présidente pourra avoir recours à l’article 11 de la Constitution, qui l’autorise, sur proposition du gouvernement, pendant la durée des sessions, à soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics.

Les premières semaines seront décisives. Soit la nouvelle présidente gagne l’élection législative, soit elle dissout la nouvelle assemblée et organise des élections avec les nouvelles dispositions adoptées par référendum. Elle dispose de trois semaines pour organiser un ou des référendums [2]. Dans l’hypothèse d’une cohabitation, le gouvernement ne pourrait fonctionner qu’avec une grande coalition Les Républicains-Parti socialiste, un scénario incompréhensible pour la majorité de Français ayant élu madame Le Pen.

En attendant, le premier risque après l’élection est lié à l’installation. Le président du Conseil constitutionnel peut-il refuser d’introniser la nouvelle présidente ? Cela ne changerait rien, si ce n’est la renforcer encore dans l’opinion. Au-delà, le Conseil constitutionnel, accompagné dans cette fonction par le Conseil d’État, jouera un rôle majeur de régulateur juridique du nouveau pouvoir. Cependant, cette régulation sera limitée si la présidente use de manière répétée de l’article 11 de la Constitution pendant le premier mois de son mandat, pour procéder, en particulier, au rétablissement de la peine de mort ou à des réformes majeures concernant le droit du sol, l’immigration ou la préférence nationale. L’ordre juridique intègre bien sûr des normes européennes et internationales (traités de l’Union européenne, Charte européenne des droits fondamentaux...), mais on voit mal comment les opposer à des choix qui seraient opérés par le peuple, par référendum, surtout si nous sortons de l’Union européenne par la même voie.

Sur ces questions sensibles, la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État devront prendre position publiquement, notamment si les changements proposés constituent des ruptures historiques avec la tradition juridique française. Les autres institutions de la République, comme le Sénat, ont-elles le pouvoir de bloquer les institutions ? Clairement non. Rattachée au Premier ministre, la Commission nationale consultative des droits de l’homme est peu connue du public et ses avis ne pèsent guère dans le jeu politique.

In fine, c’est la question de la protection des plus faibles et du respect des droits fondamentaux qui est posée. Mais les dérives de ces dernières années, des discours sur les Roms et sur l’assistanat à la stigmatisation de la figure de l’étranger, constituent un terreau favorable au nouveau pouvoir pour aller plus loin et passer du discours aux actes.

« Il faudra trouver entre 500 et 700 membres de cabinets ministériels »

Le gouvernement va s’installer mi-mai. Il faudra trouver entre 500 et 700 membres de cabinets ministériels, au profil très politique, pour verrouiller d’emblée les administrations centrales et le corps préfectoral dans les départements. L’exercice sera très difficile. Le Front national compte peu de technocrates de haut niveau. Il devrait y avoir assez de candidats pour les postes de directeurs de cabinet, de conseillers parlementaires, de communicants et de conseillers politiques. Ce sont les postes d’experts techniques qui vont manquer, au moins dans un premier temps.

Le ministère clé des premières semaines sera celui de l’Intérieur. Il devra préparer les élections législatives et, le cas échéant, le ou les référendums. Surtout, il devra garantir l’ordre public, tant les risques de manifestations seront importants. Le rôle du préfet de police de Paris sera essentiel. Ce sera sans doute l’une des premières nominations en conseil des ministres. Au-delà, l’encadrement supérieur de l’État concerne environ 20 000 hauts fonctionnaires, dont 800 nommés en conseil des ministres. Même si la nouvelle présidente a peu de soutiens dans la haute fonction publique, elle en a tout de même. 5 % de sympathisants représenteraient 1 000 cadres supérieurs prêts à tenter l’aventure avec le Front national. Il y aura donc vraisemblablement un nombre suffisant de cadres aguerris, mais aussi de jeunes loups, pour accompagner les premiers mois, avant que des cadres « pur sucre » ne soient formés et nommés.

On peut craindre qu’une majorité de hauts fonctionnaires, une fois l’effet de sidération passé, servent avec loyauté le nouveau pouvoir. Une minorité refusera de travailler pour Marine Le Pen. Ils devront sans doute démissionner et rejoindre la société civile. L’hypothèse de départs en nombre à l’étranger paraît peu plausible. Mais le choix existe toujours, comme l’écrivait Madame de Staël : « Depuis quelque temps les gouvernements ont trouvé l’art de persuader qu’un agent civil est soumis à la même discipline qu’un officier : la réflexion, dans ce (…) cas est interdite (…) ; mais on aurait de la peine à faire comprendre à des hommes responsables devant la loi (…) qu’il ne leur est pas permis de juger l’ordre qu’on leur donne. Et qu’arrive-t-il de cette servile obéissance ? Si elle n’avait que le chef suprême pour objet, elle pourrait encore se concevoir dans une monarchie absolue ; mais en l’absence de ce chef, ou de celui qui le représente, un subalterne peut abuser à son gré de ces mesures de police, infernale découverte des gouvernements arbitraires [3]. »

« Une sortie de l’Union européenne sera sans doute nécessaire »

L’administration dans son ensemble (État, collectivités locales et protection sociale) compte 5 millions d’agents publics. L’enjeu est de taille pour la nouvelle présidente. Une part importante de son électorat est là. Selon toute vraisemblance, l’immense majorité appliquera les textes législatifs et réglementaires du nouveau gouvernement. Le Conseil d’État a encadré très strictement le droit de désobéissance. L’ordre doit être manifestement illégal et son application entraîner des troubles graves de l’ordre public. Ces deux conditions doivent être remplies simultanément pour qu’un agent public puisse refuser d’appliquer un ordre. Les questions les plus sensibles porteront sur la mise en œuvre d’une préférence nationale dans l’accès aux droits sociaux, à la santé, à l’école, au logement…

 Lire aussi : Austérité budgétaire, abandon des familles modestes, vision néolibérale du travail : le véritable programme du FN

Une sortie de l’Union européenne sera sans doute nécessaire afin de recouvrer plus de liberté pour assurer une base légale incontestable à la préférence nationale. Quoi qu’il en soit, les fonctionnaires des caisses d’allocations familiales ou de la Sécurité sociale ne devraient pas opposer de blocages sérieux, tant une majorité de Français y est favorable. En revanche, dans les centres communaux d’action sociale ou les services des conseils départementaux, où se fait l’essentiel du travail social en proximité, le corps des travailleurs sociaux sera très réticent à mettre en œuvre de telles mesures. Aura-t-il le choix ? Il faut faire vivre sa famille. Plutôt que de saboter l’action publique, nombre d’intervenants sociaux s’engageront sans doute dans la vie associative pour défendre leurs idées.

« Ce n’est pas de la fonction publique que viendra la reconquête des idées »

Le cas des mairies basculées dans l’escarcelle du FN au printemps 2014 donne à penser qu’il n’y aura aucun problème significatif dans la gestion des cadres territoriaux autres que ceux connus en cas de changement d’exécutif. Les cadres réintègrent une liste d’aptitude et recherchent un nouvel employeur, certains acceptent de travailler pour les nouvelles équipes, notamment dans les fonctions supports (budget, personnel…). Ce mouvement d’assimilation du FN a aussi été préparé par l’apparition de mouvements proches du parti dans les administrations. Après des incursions ratées en 1995, notamment avec le FN Police, le parti a choisi de ne pas créer de syndicats en tant que tels, mais des mouvements de défense des valeurs. Le Collectif Racine (dans l’Éducation nationale) et France Police (au ministère de l’Intérieur) se présentent ainsi comme des patriotes engagés dans la défense des services publics et des Français.

Aussi bien, ce n’est pas de la fonction publique que viendra la reconquête des idées ni la construction d’un barrage à la politique de la nouvelle présidente. Un suivisme mou est à prévoir, inquiet de possibles débordements, cependant satisfait de contribuer à la protection des Français.

« La confrontation du nouveau pouvoir avec la société civile sera violente »

La confrontation du nouveau pouvoir avec la société civile sera violente, tout particulièrement avec les associations, le monde de la culture et les médias. Pour les grandes associations largement financées par l’État, comme la Ligue de l’enseignement, l’arrivée du Front national est une menace grave. Le nouveau gouvernement voudra sans doute marquer le coup avec SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme et tous les acteurs « droits-de-l’hommistes » pour reprendre l’expression du milieu. Des coupes sombres entraîneront de nombreux licenciements. Cette situation aura pour conséquence positive de régénérer un secteur aujourd’hui très bureaucratisé, en manque de militants et de bénévoles. Il en ira différemment pour ceux où la collecte publique est prépondérante, tels que le Secours catholique, les Restos du cœur ou Médecins du monde.

Pour les associations humanitaires, le point d’achoppement sera bien sûr le regard et le soutien apporté aux étrangers. Relevons cependant qu’au-delà de condamnations politiques de principe, les municipalités frontistes ont, sauf cas particuliers, continué de soutenir le tissu local des associations de solidarité. Dans nombre de communes, le poids moral de l’Église pèse encore sur l’électorat et les dirigeants frontistes. Le rappel à l’ordre récurrent du pape François sur la place à accorder aux migrants constitue un vrai garde-fou. Mais s’il advenait, dans une seconde période du quinquennat, que le nouveau gouvernement gagne les élections locales, un nouveau cadre d’intervention et de subvention aux associations serait sans doute produit, qui rendrait la vie de celles-ci beaucoup plus difficile.

Pour le monde subventionné de la culture, la situation sera critique. Son engagement affiché en faveur de la gauche amènera les nouveaux pouvoirs publics à imposer leur vision de la culture. Des têtes vont tomber. De nombreux festivals et compagnies de théâtre ou de danse seront menacés. Les collectivités, même dans une première période où la majorité d’entre elles seraient bienveillantes vis-à-vis de la cause culturelle, ne pourront pas compenser partout le désengagement de l’État. Cette situation modifiera en profondeur la carte de l’offre culturelle française, sans que cela n’émeuve grand monde, tant ce microcosme vit dans sa bulle. Certains s’en accommoderont, mais on verra surtout apparaître une nouvelle génération de dirigeants culturels en phase avec le pouvoir. Il en a été ainsi de tout temps, particulièrement en France.

« Cette élection marque un éclatement territorial et social de la France »

La réaction dans le monde des médias sera forte. Le nouveau pouvoir, fort des financements tirés de l’élection, organisera ses propres vecteurs de communication et de valorisation de son action. Au-delà, comment les rédactions, les journalistes des chaînes publiques d’information pourront-ils s’accorder avec un pouvoir aux antipodes de leurs convictions ? On peut envisager le départ médiatisé d’un certain nombre de journalistes. Mais que fera la majorité ? Pour les médias privés, nul doute que des accommodements seront trouvés après une phase de réglages délicate. La presse quotidienne régionale devra composer entre la politique nationale, l’immense majorité des acteurs publics et privés locaux qui ne partagent pas les idées du Front national et une majorité de son lectorat, en phase avec le nouveau pouvoir.

À l’exception des associations, les corps intermédiaires ont peu de crédibilité aux yeux des Français. Déjà fragilisés, il leur sera difficile de réagir et de s’organiser. Même avec un potentiel de sympathie de 70 %, les associations n’ont pas réussi ces dernières années à faire passer des contre-messages, ne serait-ce que pour stopper la progression du FN.

L’élection de Marine Le Pen va provoquer un véritable séisme dans la société. Cette fois, il ne s’agira plus de se faire peur et de dénoncer la montée du Front national. La violence du choc passée, il faudra imaginer comment reconquérir les Français qui se sont laissé aller à un vote que nous qualifions d’extrême mais qui, pour la majorité d’entre eux, ne l’était pas.

« Un réveil de l’engagement citoyen va se faire sentir »

Cette élection marque un éclatement territorial et social de la France. La rupture est consommée entre une France périphérique et une France des métropoles [4], notamment la capitale. Les peurs, les opportunités et les modes de vie ne sont plus les mêmes. Si le monde urbain a toujours été différent du monde de la campagne, nous sommes passés d’une coexistence en tension au divorce sans consentement mutuel. Pour les uns, un sentiment d’abandon, pour les autres, notamment ceux qui vivent dans la mégapole de rang mondial qu’est Paris, de nouvelles opportunités et le sentiment d’être connectés au reste du monde. Le vote de Londres lors du Brexit en offre une parfaite illustration.

Dans les mois qui suivront l’élection, un réveil de l’engagement citoyen va se faire sentir, marqué par une vague d’adhésion au tissu associatif dédié à la défense des droits, par des pétitions en ligne contre les projets de loi sur le droit du sol, les étrangers ou la préférence nationale. Ce regain de militantisme durera-t-il ?

Beaucoup de Français, dont un grand nombre de jeunes, auront un espoir dans la nouvelle présidente ; ses opposants devront composer avec cette donne. La période d’installation du nouveau gouvernement verra apparaître de nouvelles régulations, la plupart méconnues du grand public. La seule référence historique en la matière, mise à part la Libération, est celle de 1981. À l’époque, on créait des radios libres… C’est bien la question de l’engagement politique et citoyen qui va se trouver posée.

« De cette mobilisation naîtra une nouvelle génération de femmes et d’hommes politiques »

Il est peu probable que les partis qualifiés de « UMPS » par Marine Le Pen retrouvent une nouvelle jeunesse. Nous assisterons à un foisonnement d’initiatives et d’actions, au niveau national comme au niveau local. C’est sur le terrain que la mobilisation militante sera la plus forte. Les anciens retrouveront la ronéo. On verra refleurir les tracts papier et s’enflammer les réseaux sociaux. Certains organiseront des réunions afin de débattre au plus près des gens des réalités qu’ils vivent et de trouver des alternatives au Front national. De cette mobilisation naîtra une nouvelle génération de femmes et d’hommes politiques. On pourra regretter que nous n’ayons pas su ou pas voulu repérer avant ce vivier de nouveaux talents au service de la République.

L’arrivée au pouvoir, dans un cadre démocratique, d’un parti légalement reconnu, est somme toute banale. Mais le Front national a été fondé par Ordre nouveau (mouvement néofasciste créé en 1969, ndlr). Les institutions, les agents publics et la société civile auront-ils assez de poids, seuls ou ensemble, pour contrer des mesures qui seraient contraires aux valeurs de la France et nuiraient gravement à son rayonnement international ? La réponse n’est pas simple, tant ces digues sont fragiles et minées par de profondes contradictions. La France n’en conserve pas moins de puissants ressorts démocratiques. « Vivez les rêves que la vie vous défie de rêver » (Martin Luther King).

Henri Lefort, haut fonctionnaire engagé dans la société civile, a été directeur de cabinet de ministre et conseiller d’un Premier ministre. Il écrit ici sous pseudonyme.

Photo : CC staffpresi_esj

Cet article a été publié dans le numéro 354 de la Revue Projet, intitulée : Extrême droite : écouter, comprendre, agir. Pour en savoir plus sur ce numéro spécial, et sur la Revue Projet, rendez-vous ici.

Notes

[1Après l’adoption de la réforme du quinquennat, la loi organique du 15 mai 2001 renforce encore le caractère présidentiel de la Ve République : les élections législatives sont désormais organisées après la présidentielle, consacrant la primauté de cette dernière.

[2En cas de défaite aux législatives, elle ne pourra plus le faire en période de cohabitation, les projets de référendum devant être présentés par le gouvernement.

[3Œuvres posthumes de Madame la baronne de Staël-Holstein, Firmon Didot frères, 1844, p. 385. Cf. aussi la remarquable allocution prononcée par Jean-Marc Sauvé à l’École nationale d’administration, le 27/03/2013 : « Quelle déontologie pour les hauts fonctionnaires ? »

[4Bien décrite par Christophe Guilluy dans La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.