Filières courtes

Régie publique maraîchère recherche paysan-fonctionnaire pour alimenter les cantines scolaires

Filières courtes

par Barnabé Binctin

Plusieurs communes tentent de s’affranchir des grandes entreprises de restauration collective, en lançant leur propre production agricole en bio. Elles inventent un nouveau statut : « Paysan-fonctionnaire. » Reportage.

Nichée dans le centre-ville de Vannes, la crèche Richemont ressemble à n’importe quelle autre : des mini-toboggans en plastique et des dessins sur les murs, des bacs de surchaussures hygiéniques à l’entrée, et ces couleurs chaudes qui dégagent une ambiance rassurante. Mais, ici, les parents qui défilent sont particulièrement sereins : « Quand je viens récupérer ma fille, je sais qu’elle a mangé des produits frais et sains, témoigne Laëtitia, mère d’une fillette de deux ans et demi. Elle en découvre même que je ne cuisine jamais, comme le butternut ou le fenouil… C’est une formidable initiation à la nature et à la saisonnalité. »

Voilà quelques semaines que la cuisine de cette crèche accueille de nouveaux venus : les fruits et les légumes cultivés par la régie agricole de la ville, livrés le matin même sans autres intermédiaires. De quoi donc donner le sourire aux parents… quand ils ne deviennent pas les victimes collatérales, bien malgré eux, d’un drôle de paradoxe : « Le problème, c’est que ça devient compliqué de faire aussi bien le soir ! Je n’avais pas envisagé que mon fils se plaigne parce que c’est meilleur à la cantine », ironise un père.

Pouvoir bénéficier d’une nourriture de qualité, traçable et si possible locale, la démarche fait l’unanimité. La directrice de la crèche y songeait et militait en ce sens : « Il y a une vraie demande des parents pour des produits bio et naturels », assure Bérengère Picard. Problème : impossible de s’approvisionner en conséquence. Avec 75 enfants âgés de deux mois à trois ans, les besoins de la crèche restent limités. « Nous vendre 4 kilos de haricots verts, ça n’intéresse personne », poursuit la directrice.

La restauration collective en France, c’est 3,7 milliards de repas par an et 17 milliards de chiffres d’affaires

Au même moment, la mairie de Vannes mène une expérience similaire pour ses écoles, mais personne ne répond aux appels d’offres. Pas un maraîcher local ne se présente pour fournir les cantines scolaires. « Nous sommes soumis au marché public, cela veut dire pouvoir garantir un certain volume tous les jours, livré en temps et en heure, avec des normes de suivi et d’analyse de qualité qui sont très strictes… C’est beaucoup de contraintes pour un seul agriculteur à son compte. Sans compter l’étape de l’appel d’offres, chronophage et complexe, qui peut terminer de décourager les plus motivés », explique Bérengère Trénit, la responsable environnement de la ville de Vannes. Une situation qui favorise inévitablement les grands groupes au détriment des petits producteurs.

Le marché de la restauration collective se partage entre deux types d’acteurs : les sociétés spécialisées, telles Sodexo et Elior, avec plus de 500 millions de repas servis en 2018, et les grossistes en alimentation, dont les camions parcourent la France. Avec 3,7 milliards de repas par an, en France, pour 17 milliards de chiffres d’affaires, le marché représente un sacré levier pour structurer des filières agricoles à l’échelle locale.

Pourtant, celles-ci n’en profitent guère, malgré les objectifs clairement affichés de la loi Egalim de 2018 : « 50 % de produits de qualité et durables » dans les repas servis en restauration collective d’ici à 2022, dont 20 % de produits bio. De quoi, peut-être, redonner une place digne de ce nom au maraîchage local dans nos assiettes, pour les années à venir ?

« Il fallait trouver un maraîcher particulièrement expérimenté »

C’est de cette impasse que germe un pari audacieux : puisque personne, sur le territoire vannetais, ne veut s’engager à produire les fruits et légumes pour sa restauration collective, la municipalité le fera elle-même ! Elle récupère un hectare inexploité sur son domaine horticole, et mandate un réseau de producteurs bio du Morbihan pour une étude de faisabilité, le GAB 56. Le projet se circonscrit, pour commencer, aux trois crèches municipales, avec environ 350 repas par jour (170 déjeuners et 170 goûters), histoire de mesurer le potentiel de cette expérimentation.

Le défi est de taille : « On a l’habitude de faire ce genre d’accompagnement pour les producteurs, individuellement, mais pas pour une collectivité, c’est une première, explique Maëla Peden, l’ingénieure qui accompagne le projet. Au vu des conditions, avec l’objectif de cultures variées et en bio, il fallait trouver un maraîcher particulièrement expérimenté. » Au printemps 2019, le profil idoine est aussitôt recruté. Le premier coup de bêche ne tarde pas à suivre : la régie publique de maraîchage de Vannes est officiellement née.

Si ce concept est encore rare en France, il n’est pas nouveau. Depuis bientôt dix ans, la commune de Mouans-Sartoux joue fièrement son rôle de pionnier en matière de régie agricole. Pas une mince affaire, à première vue, pour cette ville de 10 000 habitants coincée entre Grasse, Antibes et Cannes. Dans ce paradis du béton, Mouans-Sartoux a tout du village gaulois avec ses quatre hectares cultivés.

Pourtant, l’expérience porte littéralement ses fruits : chaque année, ce sont 25 tonnes de production bio qui alimentent 1300 assiettes quotidiennes dans les cantines municipales – trois écoles, trois crèches et quelques personnels municipaux –, désormais autonomes à 85 % en fruits et légumes. Complétée par un petit approvisionnement bio de circonstance, cette production a fait la renommée de Mouans-Sartoux, première collectivité française à garantir du 100 % bio dans ses écoles.

« Construire concrètement l’idée d’autonomie »

La régie agricole n’est pas seulement une promesse faite aux jeunes papilles, c’en est également une pour les agriculteurs. Franck Kerguéris, le premier salarié de la régie publique de maraîchage de Vannes, le dit sans détour : « À mon âge, je ne serais pas reparti dans n’importe quoi… » À 52 ans, ce père de trois enfants revient en effet à un « métier-passion », qu’il avait abandonné par dépit et par épuisement après des journées de travail sans repos, qui ne font « pas beaucoup bouillir la marmite ». Pendant vingt ans, il avait cultivé 25 hectares labellisés bio. « Aujourd’hui, être agriculteur, c’est être smicard, esclave, et endetté à un million d’euros pour avoir ce statut ! », rappelle-t-il. Depuis, il enchaînait les petits boulots de jardinier et de vendeur-conseil dans les grandes enseignes du secteur.

Alors, quand Franck découvre l’annonce de la mairie de Vannes, il a aussitôt le déclic : « J’ai compris que ça m’avait manqué, que j’avais envie de reprendre. » S’il n’a pas hésité, c’est que beaucoup de choses l’ont convaincu : le sens du geste, ce qu’il appelle « le souci du destinataire », c’est-à-dire produire du frais pour des enfants.

Jusqu’alors, en tant que maraîcher, il n’avait guère eu accès à ce genre de marché. Ce geste a d’autant plus de sens qu’il s’inscrit dans une logique plus globale et plus cohérente selon lui : « Une commune est par définition le lieu de consommation de beaucoup de légumes ; participer à ce projet de régie, c’est donc construire concrètement l’idée d’autonomie. »

Un revenu décent toute l’année

L’homme ne le nie pas, les conditions d’exercice ont également pesé dans la balance : « La garantie salariale est un énorme avantage ! Le maraîchage, c’est 80% de l’activité sur six mois, et, les six autres, on passe son temps à courir derrière le pognon. On a la précarité d’un petit chef d’entreprise, avec toutes les urgences à gérer en permanence : les mauvaises herbes, l’arrosage… Là, le salaire est lissé sur l’année. C’est un modèle très intéressant, il faut le dire », assume celui qui se revendique aujourd’hui « paysan-fonctionnaire ».

Embauché comme contractuel de catégorie C, en CDD renouvelable une fois, Franck Kerguéris a bien l’intention de passer le concours d’agent de maîtrise pour obtenir le statut : « La retraite agricole à taux plein, c’est 700 euros après quarante années de cotisation », rappelle-t-il, encore impressionné par le nombre de jours de vacances qu’il doit poser avant la fin de l’année. En attendant, son salaire, autour de 1 500 euros par mois, peut sembler faible au regard de sa mission. D’ici à 2021, il devra cultiver, seul, une trentaine de fruits et de légumes sur cet hectare de parcelle qui accueillera bientôt une serre de 1 000 m2, ainsi qu’un tracteur pour labourer.

Pour l’heure, quelques potirons traînent encore à côté des grandes feuilles de rhubarbe. Aux quelques fraises, salades et courgettes modestement prévues pour démarrer le millésime 2019, se sont finalement ajoutés melons, pastèques, tomates, poivrons, haricots, entre autres. Outre le fait qu’elle protège mieux contre les maladies, la serre doit permettre d’augmenter la production tout en régulant un peu la dure réalité de la saisonnalité – le véritable défi, en fin de compte, dans la quête d’autonomie. « La nature n’est pas si bien faite : c’est quand les besoins sont les moins importants, l’été, parce que les enfants sont en vacances, qu’on produit le plus… », raille l’agriculteur breton.

Le retour du sens au travail

N’allez surtout pas lui parler rendement, le simple fait de poser la question fait enrager Franck : nombre d’études prouvent désormais que les rendements du bio sont équivalents à ceux du conventionnel, dans la plupart des cultures. Il va même plus loin dans la démonstration : « On assiste à une explosion des prix en bio, où les marges sont deux fois supérieures à celles du conventionnel, avec le risque, par conséquent, d’importer de plus en plus de produits des filières étrangères. Ici, le coût de production est garanti, je peux continuer à produire 1 kilo de poireaux pour 1 euro jusqu’à la fin de ma carrière. Plutôt que de l’acheter 3 euros aujourd’hui et 4 euros demain. C’est tout de même plus intéressant pour la collectivité, non ? »

Plus intéressante, la régie agricole l’est aussi pour Isabelle Marty, la cuisinière en chef de la crèche Richemont. Elle lui offre presque un nouveau métier : « Équeuter des haricots frais, ce n’est tout de même pas la même chose que d’ouvrir une boîte. Le fait de travailler avec de beaux produits nous oblige à développer notre créativité. C’est plus valorisant ! Certains pensent qu’en crèche on ne fait que des purées… »

Ils se trompent : au menu ce midi, salade, poisson et compote. Une salade faite à partir des « légumes du jardin », comme l’indique la pancarte, et accommodée en conséquence. Isabelle a composé une salade de crudités avec tomates, piment doux et oignons rouges. Il faut croire que ça plaît, même si le public concerné est souvent trop jeune pour l’exprimer : « Maintenant, il reste bien plus de pâtes ou de riz que de légumes, dans les assiettes ! », assure celle qui fait mijoter tous ces petits plats dès 7h30.

« C’est d’abord une question de volonté »

Pour Isabelle et sa collègue aide-cuisinière, cela représente plus de travail, mais elles ont trouvé la parade : les enfants sont mis à contribution pour écosser les petits pois, et ça n’a rien d’une corvée. « Au contraire, c’est fondamental, car le rapport à l’alimentation ne se limite pas au goût. Un enfant travaille avec tous ses sens, il va sentir, toucher, lécher, faire attention aux couleurs… C’est convivial et cela constitue une grande partie du travail pour qu’ils mangent à la fin ! », poursuit Isabelle Marty. La semaine dernière, les butternuts n’étant pas mûrs, il a fallu se rabattre sur les courges spaghettis. Une révélation : « Quand on les a ouvertes, les enfants étaient émerveillés devant tous ces fils, s’amuse Isabelle. Chaque légume est l’occasion de raconter une histoire. On peut leur faire goûter à tout, cela dépend juste de la façon dont on l’amène. » Depuis, les courges spaghettis ont trouvé leur surnom : c’est le « produit magique ».

Quelques semaines ont suffi pour prendre ces nouvelles habitudes, qui reposent sur la simplicité de fonctionnement : « Le maraîcher décroche son téléphone et il est en relation directe avec les cuisinières. Il leur dit ce qu’il a et demande ce qui les intéresse. Le lendemain, c’est livré… C’est cette fluidité de l’échange qui fait que ça marche bien », explique Bérengère Trénit.

La régie agricole n’a cependant pas bouleversé le système général des cantines des crèches de la ville : viande, lait, pain ainsi que la plupart des fruits et des légumes-racines restent approvisionnés par les mêmes grossistes. Le prix des repas n’a pas augmenté d’un centime. La production municipale s’ajoute en bonus à la livraison classique. L’autonomie, « on en est encore loin, admet Bérengère Trénit. Le problème, c’est le foncier disponible et le coût de fonctionnement supplémentaire si l’on augmente la surface. Une petite ville comme Mouans-Sartoux y parvient, mais est-ce jouable et intéressant à plus grande échelle ? Nous n’avons pas encore assez de recul. »

Le « paysan-fonctionnaire », lui, se veut optimiste : « La disponibilité des terres agricoles est un enjeu, c’est sûr : entre construire pour les Parisiens et faire des patates, forcément… Mais on pourrait acheter des terres dans des zones maraîchères. C’est d’abord une question de volonté. »

Barnabé Binctin

 Photo : CC Laura Podoroski / Département du Val-de-Marne


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