Mouvement social

Nuit debout à Hénin-Beaumont : comment braver la grisaille du Front national

Mouvement social

par Olivier Favier

Nuit debout existe aussi à Hénin-Beaumont dans le Nord-Pas-de-Calais, la municipalité fer de lance du Front national, dirigée depuis 2014 par l’un de ses vice-présidents Steeve Briois. Si le rassemblement est loin d’y mobiliser les foules, il remplit une fonction qui est peut-être devenue vitale après la prise de pouvoir locale du FN : se retrouver, partager, refaire un peu société. Reportage et rencontres sur un rassemblement Nuit debout, forcément pas tout à fait comme les autres.

« Ici, il ne pleut presque jamais », me dit Karine, professeure d’histoire-géographie à Hénin-Beaumont, native du lieu, tandis que nous traversons cette commune du bassin minier de 26 000 habitants, passé au Front national en 2014. Les rues sont désertes, les arbres élagués comme à la parade, très propres et sans feuille. Pour un peu, on en oublierait que le printemps existe.

Steeve Briois, le maire Front national, a en effet ordonné la mise au cordeau de la végétation arborée en fin de semaine, pour des raisons de sécurité. « Là, c’est le Cèdre bleu », poursuit Karine en me montrant, derrière la grille de ce qui ressemble à un parking abandonné, un restaurant décati, à moitié enfoui sous des branches miraculeusement préservées. La salle de réception du lieu était très en vue dans les années 2000. Elle a été le témoin privilégié des heures de gloire de Gérard Dalongeville, l’ancien maire socialiste. Condamné en 2013 à trois ans de prison ferme, alors qu’il était poursuivi pour détournements de fonds publics, délits de favoritisme, usages de faux et corruption passive, il s’est néanmoins représenté l’année suivante, recueillant assez de voix pour entrer au conseil municipal. Il a presque aussitôt laissé la place à son suppléant, lequel n’a guère tardé à quitter le Parti socialiste. Il siège aujourd’hui avec la majorité, apparenté FN...

Ce bâtiment oublié est devenu le symbole de la désertification du centre-ville, au profit des abords du centre commercial Noyelles, connu ici comme « le plus grand Auchan du monde ».

Nuit debout contre « la Ducasse »

Depuis le 15 avril, Nuit debout se réunit chaque dimanche à 17h, devant les grilles de l’énorme église romano-byzantine de la place Carnot, sorte de monstre marin aux faux airs de cathédrale, unique monument historique de la ville achevé en 1932, après les destructions de la Première Guerre mondiale. Une petite dizaine de personnes attendent l’arrivée de la « bibliothèque », un élément de cuisine qui sera laissé sur place comme une sorte de passe-livres, au nom de Nuit debout. « S’il s’abîme, on en a d’autres, on pourra le changer », précise un participant. Tout près, un manège pour enfants fait du bruit. « La ducasse [la fête annuelle de la ville, qui vient d’avoir lieu, ndlr] est devenue la fête du FN. »

Sur les marches de l’église, une dame improvise une animation, la lecture d’un livre pour enfants où un loup terrorise les autres animaux. Mais devant la maman du jeune dragon, venue porter secours à sa progéniture, voilà qu’il se change en « gentil petit loup ». « Je m’appelle Annick Briois, c’est incroyable mais c’est vrai », me dit cette retraitée de l’Éducation nationale en riant. Annick est très impliquée dans la culture locale. Elle parle avec passion de l’association Brouillons de culture, à Douai, qui organise chaque année le plus grand salon du livre de jeunesse au nord de Paris. Comme une demi-douzaine d’autres personnes ce soir-là, elle est aussi militante à Europe-Écologie-Les Verts, le parti qui rassemble désormais les opposants les plus actifs à la politique municipale.

« Massacre à la tronçonneuse »

Marine Tondelier, assistante parlementaire et élue locale, est arrivée parmi les premiers. Fille de médecins, diplômée de Sciences-Po Lille, elle a choisi la gauche par conviction, et non par tradition familiale. On la sait tenace et travailleuse, au point d’être devenue à vingt-neufs ans la bête noire de la municipalité, qu’elle combat sur le terrain avec acharnement. Elle était là la veille, pour protester contre l’élagage massif, ce qu’elle a nommé sur son blog, non sans un certain humour, « le Massacre à la tronçonneuse ». Elle est ce soir-là l’animatrice de la seule Nuit debout du Bassin Minier.

À Nuit debout Hénin-Beaumont, on trouve aussi quelques jeunes communistes. Un participant me dit être en contact avec la Fédération anarchiste à Béthune. En revanche, il n’y a pas de membre du NPA (Nouveau parti anticapitaliste). Une petite majorité de participants n’est pas encartée. Les socialistes sont évidemment absents. Le député Philippe Kemel (PS) est venu une seule fois. Aux rires nerveux dans l’assistance, on comprend que les gens n’en gardent pas un bon souvenir.

Se rencontrer, échanger

Alors que la pluie commence à tomber, le groupe atteint une vingtaine de personnes. Commence le tour de parole. « S’il y a une chose concrète et positive que l’on peut faire pour la ville, dites-le nous » suggère Marine Tondelier. Un jeune, Étienne, évoque une seconde « collecte pour les réfugiés », qui serait destinée à l’Auberge des migrants, une association présente à Calais et à Grande-Synthe. En mars, un petit groupe de cinq Héninois et neuf Parisiens était parti faire deux jours de bénévolat, grâce aux dons rassemblés localement. Ces derniers sont centralisés par les antennes du Secours populaire ou à la friterie qui fait face à l’église. Tout le monde ici l’appelle la friterie Gonzalez, du nom de sa propriétaire, une militante du Front de gauche souvent présente à Nuit debout. « D’habitude il y a un peu plus de monde, une trentaine de personnes, mais l’averse a dû en décourager certains », explique un participant. « C’est bien, dit un autre, à chaque fois il y a de nouvelles têtes. »

Très vite, la discussion se fixe sur les manifestations lilloises, notamment sur les contrôles policiers très sévères. Marine Tondelier raconte avoir rejoint une mobilisation avec deux militants, de jeunes écologistes présents ce soir auprès d’elle. « C’est vous Marine Tondelier d’Hénin-Beaumont ?, lui a dit un policier de la BAC. Vous vous êtes faits des amis. La prochaine fois, vous ferez plus de deux aux élections. » Les violences des manifestants divisent. Plusieurs les condamnent, mais une voix s’élève pour dire qu’elles restent compréhensibles dans le contexte. Personne n’y a pris part. Un jeune confie : « Je n’aime pas ça, mais à un moment donné les CRS ont chargé, on a senti une solidarité entre nous et c’est quelque chose qui n’arrive pas tous les jours. »

Annick propose de tenir deux réunions hebdomadaires, vendredi et dimanche, la première consacrée à des lectures. La proposition est adoptée. Dans le groupe, certains demandent à ceux qui sont allés à Paris ou à Lille quels sont les gestes en usage pour les grandes assemblées générales. Les profils sont variés, mais la précarité et le chômage rassemblent la plupart de ces jeunes peu diplômés. L’Université la plus proche est à Arras. Celle de Lille semble déjà appartenir à un autre monde. Un seul poursuit des études, à Sciences-Po.

« Action concrète »

Le journaliste de La Voix du Nord, dont les locaux sont dans une rue voisine, arrive pour écrire un article sur l’inauguration de la « bibliothèque ». Stoïques, les militants replient leurs parapluies et se réunissent sur le parvis de l’église. On dirait une photo de famille pour un mariage. Le journaliste pose quelques questions, souriant. Il connaît la plupart des gens qui sont présents, et a pour eux une évidente sympathie. Alors que le groupe s’apprête à se mettre à l’abri dans le café de la place, Marine Tondelier fait une annonce, avant de repartir travailler : « Une première action concrète, il y en aura d’autres, c’est qu’on va faire un concert surprise quand il fera beau. La surprise, c’est bien sûr qu’il fera beau. »

À la gare, Karine explique qu’un abonnement permet de faire les allers-retours entre Hénin-Beaumont et Lille pour 19 euros. Le trajet dure une demi-heure, et les migrations pendulaires se multiplient. Il bruine obstinément. Karine soupire, comme étonnée : « Cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu une telle drache. »

Olivier Favier

Pour aller plus loin :

 Lire aussi : Austérité budgétaire, abandon des familles modestes, vision néolibérale du travail : le véritable programme du FN

Xavier Bétaucourt et Jean-Luc Loyer, Le Grand A, Futuropolis, 2016. Une BD instructive sur l’installation à Hénin-Beaumont, en 1972, du plus grand centre commercial Auchan du monde.

Haydée Sabéran, Bienvenue à Hénin-Beaumont, La Découverte, 2014. Un essai magistral sur l’ascension locale du Front National, écrit juste avant l’élection de Steeve Briois.

Légende des photos :

1 – Photo de famille (photo de Une)
2 – Le Cèdre bleu.
3 – La bibliothèque.
4 – Marine Tondelier.

Cet article a été réalisé dans le cadre du projet Médias de proximité, soutenu par le Drac Île-de-France.