Mépris

Sous les immeubles effondrés de la rue d’Aubagne, les décombres de l’État de droit

Mépris

par Jean de Peña, Pierre Isnard-Dupuy

Un an après l’effondrement de la rue d’Aubagne, qui a fait huit morts, les arrêtés de péril et les délogements continuent de pleuvoir à Marseille, tandis que les personnes évacuées naviguent entre hébergements en hôtels et démarches kafkaïennes.

« Ni oubli, ni pardon ! Ni oubli, ni pardon ! » Pendant de longues minutes, le message est scandé par une foule de plusieurs centaines de personnes. L’action se passe au milieu de la rue d’Aubagne, dans le quartier de Noailles, cœur populaire de Marseille. Ce 5 novembre 2019 au matin, il résonne en réponse à l’incurie qui a conduit au drame de la rue d’Aubagne (lire notre précédent article). Un an plus tôt, l’immeuble au numéro 65, entraîné par la chute de son voisin au 63, a englouti huit vies sous les gravats. Ils s’appelaient Fabien, Marie-Emmanuelle, Simona, Niasse, Julien, Ouloume, Chérif et Taher.

« On ne comprend toujours pas comment cette tragédie a pu arriver dans la deuxième ville de France », lance Liliana Lalonde, la mère de Julien – l’un des disparus du 65 –, lors de l’hommage rendu aux victimes dans la soirée « J’étais heureuse de voir mon fils s’installer dans cette ville. Il aimait ce quartier qu’il trouvait tellement vivant, et avec lui nous apprenions aussi à l’aimer », poursuit la franco-péruvienne habitant à Paris.

[Cliquez sur les images pour les agrandir] Le 5 novembre 2019, place Homère à Noailles. Dès 9h05, soit l’heure de l’effondrement, 9 minutes de silence sont observées spontanément, tandis que sonne la glas d’un clocher voisin. À droite, le soir au même endroit, pendant la prise de parole de la mère de Julien, l’un des disparus du 65. /© Jean de Peña.

187 immeubles et 3700 personnes, évacués dans la précipitation

Au nom également des parents de Simona, venus d’Italie et présents à ses côtés, elle remercie « toutes les personnes qui nous ont accompagnés, qui nous ont montrés leur solidarité ». Avant de conclure, à propos des responsables du drame, pleine de dignité : « Ceux qui n’ont pas d’âme, qui n’ont pas de cœur et qui n’ont rien fait pour que ça n’arrive pas, on va leur apprendre » [1].

Les négligences, l’incurie et le mépris ne se sont pas arrêtés ce 5 novembre 2018. Jean-Claude Gaudin – maire depuis 24 ans – et ses colistiers se sont recueillis cette année entre eux, loin des victimes et des habitants du quartier, dans l’enceinte de la mairie. Il y a un an, il n’avait pas daigné adresser ses condoléances aux familles. La colère gronde. Par crainte d’une nouvelle catastrophe, les semaines qui suivent l’effondrement, la mairie fait évacuer dans la précipitation 187 immeubles et leurs 3700 habitants. Aujourd’hui, les évacuations continuent. Les personnes finissent dans des hôtels, attendant une hypothétique réintégration dans leur appartement ou un relogement ailleurs. De nombreux quartiers – y compris la vitrine touristique du Panier – sont touchés. La vie du centre-ville, populaire et bouillonnant, en est transformée. Les déplacements d’habitants – du « provisoire » qui devient pour beaucoup permanent – ont rendu l’ambiance délétère.
 

Emmanuel Patris, co-président d’Un centre-ville pour tous et membre du collectif du 5 novembre, est un ancien urbaniste de la Soleam. À droite, le siège de la société publique d’aménagement est barricadé depuis des mois et cible régulière de graffitis.

Difficile de connaître le nombre exact de personnes concernées par ces évacuations, dont certaines ont commencé avant même le 5 novembre. « Il y en a qui ne vont pas dans les services, comme beaucoup de sans-papiers. Et puis il y les personnes qui se débrouillent par leurs propres moyens en se relogeant elles-mêmes ou en allant chez des proches », explique Emmanuel Patris, ancien urbaniste et membre du collectif du 5 novembre et de l’association « Un centre-ville pour tous ».

Pour les délogés, la galère du relogement

Depuis le 13 juin 2018, Baya Gherbi, 68 ans, occupe une petite chambre d’hôtel dans le quartier de Belsunce, qui tout comme Noailles jouxte la Canebière. Ses affaires, du moins ce qu’il en reste, sont empilées dans des sacs contre un mur. Elle habitait non-loin, au 7 rue Tapis-Vert, touché par un arrêté de « péril imminent ». En deux décennies, elle n’a vu aucun travaux sur l’immeuble. « En 2008, le plafond de mon voisin s’était déjà effondré », dit elle. Des signalements au service d’hygiène et sécurité de la municipalité ne sont pas suivis d’effets. Ils obtiennent la même réponse que pour 1400 autres habitats signalés comme indignes : aucune.
 

Baya Gherbi, est à l’hôtel depuis le 13 juin 2018. Ses affaires, du moins ce qu’il en reste, sont empilés dans des sacs contre un mur. À droite, le 7 rue Tapis-Vert, dans le quartier de Belsunce, où elle habitait. /© Jean de Peña.

Depuis, les travaux de réfection ont bien commencé dans son ancien logement, mais plusieurs de ses affaires y ont été volées. « En un mois il m’ont tout pris, des habits, des couettes neuves et même ma cocotte », témoigne-t-elle. Baya a dû se rendre plusieurs fois au commissariat pour que sa plainte pour vol soit enregistrée. Les personnes délogées témoignent fréquemment être victime de cambriolages, alors que la porte de leur immeuble est censée être fermée d’une chaîne.

L’agence immobilière responsable du 7 rue Tapis-Vert lui a proposé d’autres logements, mais tous en mauvais état et trop chers pour ses moyens. « Des petits studios à 550 euros », précise Baya. Sa demande de logement social attend quelque part depuis plus de dix ans. Marseille ne compte que 21,6% de logements sociaux, en dessous du seuil imposé par la loi (25%). La ville manque aussi de logements dits « très sociaux », avec « une grande disparité entre les différents arrondissements », un taux faible en centre-ville et élevé dans les quartiers nord, rappelle Emmanuel Patris, ancien urbaniste et militant contre le mal-logement. Une situation favorable aux marchands de sommeil, qui achètent à bas prix des biens dégradés pour les louer sans les rénover, afin de maximiser leur rente.

 

« Je ne vous dis pas que tout a était bien fait, mais je vous dis que beaucoup de choses avaient été faites. On oublie que quand je suis devenu maire, j’ai mis un temps à évacuer tous les bidonvilles » (Jean-Claude Gaudin (LR), maire de Marseille depuis 1995. JT du 4 novembre sur France 3 Provence Alpes)

 
« On a présenté Baya au ministre du logement, Julien Denormandie, à l’occasion de l’une de ses visites. Son dossier a été transmis à sa collaboratrice qui a demandé au préfet de faire quelque chose », raconte Mohamed Goundoul, un soutien hyperactif des personnes délogées. Mais le dossier de Baya Gherbi aurait été perdu par la Solhia, le gestionnaire choisi par les autorités locales pour le relogement. Vous avez dit incurie ?
 

Mohamed Goundoul, membre du collectif du 5 novembre. À droite, une vue de la dent creuse laissée après l’effondrement des 63 et 65, ainsi que la « déconstruction » du 67 rue d’Aubagne.

« Au commissariat, ils ont essayé de nous dévier »

Retour à Noailles, en bas de la rue d’Aubagne, ce 31 octobre. Karima et son beau frère Toufiq sont assis avec Mohamed Goundoul, devant l’immeuble où se trouve leur appartement, au dernier étage. Ils y habitaient avec les quatre enfants de Karima. Il y a un an, c’est d’abord la cheminée qui « s’est écroulée à l’intérieur, suite aux grosses pluies. Des ouvriers sont venus et ont simplement mis une plaque pour boucher. »

Une année passe sans aucun travaux. Puis survient un nouvel accident : « Après les grosses pluies de cette semaine, le plafond est tombé. Il a blessé mon plus jeune fils de 12 ans, raconte Karima. Les pompiers sont venus une première fois. Ils ont fait un trou pour que l’eau coule du plafond. Ils ont dit que c’était pas grave, qu’il fallait juste qu’on le signale pour faire des travaux. »

Quelques jours plus tard, c’est l’ensemble du plafond qui s’effondre. La famille est délogée en quinze minutes par les services municipaux et les pompiers. Leur immeuble n’est pas concerné par un arrêté de péril, mais un arrêté d’interdiction d’occupation couvre leur logement. Ils n’ont pas accès à l’appartement dont la serrure est changée peu de temps après. Nous avons cependant réussi à y entrer pour constater l’étendue des dégâts.

Toufiq est logé avec sa famille à l’hôtel depuis quelques jours. À droite, l’appartement de la rue d’Aubagne qu’il occupait avec sa belle sœur Karima et les enfants de celle-ci.

Le bailleur a engagé des travaux sans même que les locataires ne donnent leur accord, ni que leurs affaires soient mises en sécurité. Celles-ci gisent dans l’appartement, couvertes des poussières du chantier. Le plafond du séjour à disparu. Près de la fenêtre, le jour passe à travers les tuiles. Un simple placo est en train d’être posé au plafond.

Toufiq a déposé une plainte, non sans mal, pour « violation de domicile ». « Au commissariat, ils ont essayé de nous dévier. On a attendu à partir de midi, et à 19h on est passés », raconte-t-il. « J’ai dit que c’était au procureur de considérer si la plainte était recevable ou pas », ajoute Mohamed qui accompagnait Toufiq.

« Sans les associations sur le terrain, il n’y aurait pas de droits »

La famille réside désormais dans un hôtel situé loin de Noailles. Ils ne peuvent pas cuisiner ni faire de lessive. A trois par chambres, difficile aussi de bénéficier d’un peu d’intimité et de poursuivre une vie sociale normale. C’est une situation commune à beaucoup de délogés, qui heureusement bénéficient de tickets de transport. Mais pour que les pouvoirs publics maintiennent ce minimum – indispensable pour continuer à fréquenter son quartier, aux enfants pour leur scolarité, pour se rendre aux rendez-vous administratifs... –, il a fallu que les associations se mobilisent.
 

Fathi Bouaroua, ancien directeur régional de la fondation Abbé Pierre et représentant d’Emmaüs Pointe Rouge au sein du collectif du 5 novembre. À droite, le 1 rue de la Palud à Noailles, propriété de Marseille Habitat faisant l’objet d’un arrêté de péril depuis bientôt un an.

« Il faut se battre sur tout », souffle Mohamed. Certain délogés se sont vu réclamer un remboursement des frais d’hôtel par la mairie, alors qu’ils devraient être pris en charge par le bailleur. Souvent, ils se sont aussi vu remettre un ordre de réintégration, alors que les travaux nécessaires pour rendre leur logement habitable n’ont pas eu lieu.

Pour remédier à ces négligences, les associations ont réussi à faire signer aux acteurs institutionnels une charte du relogement, censée garantir les droits des personnes évacuées. Ce texte est loin d’être toujours respecté. « Le problème est que les services n’ont pas été formés. Parfois les agents ne connaissent même pas son existence », dit Emmanuel Patris. « La charte est juste là pour les obliger à appliquer la loi. C’est délirant que ce soit aux associations et aux délogés d’expliquer la loi. Sans les associations sur le terrain, il n’y aurait pas de droits », déplore Fathi Bouaroua, ancien directeur régional de la Fondation Abbé Pierre et représentant d’Emmaüs au sein du collectif du 5 novembre.

« État de sidération »

« Le traumatisme n’est pas seulement celui des proches des victimes, des délogés, ni même des habitants du quartier. Il est dans tout Marseille », affirme le psychanalyste Pierre Legendarme, président de l’ONG Santé sans frontière. Mohamed Goundoul rapporte des cas d’enfants qui se remettent à uriner au lit. « Mon fils de cinq ans ne dessine que des maisons. Quand on rencontre quelqu’un qui dit qu’il va à l’hôtel, il crie, il s’agite », raconte Irina, originaire d’Ukraine. Après de longs mois à l’hôtel, elle a enfin obtenu un logement provisoire à La Rose, loin de son quartier et de l’école de son fils.

« Pendant les vacances, c’était fatiguant. mon fils me demandait toujours de se déplacer au parc du Cours Julien pour jouer avec ses copains », témoigne Irina. « Les enfants deviennent des spécialistes d’architecture. Dès qu’ils voient un immeuble avec des fissures ils s’inquiètent et ils discutent de ce qu’il faudrait faire. Est-ce normal ? », soupire Mohamed.
 

Scène de rue à Noailles. Les anciens 41 et 43 rue de la Palud qui étaient en péril et qui ont été « déconstruits » sur ordre municipal en février 2019.

Pour Pierre Legendarme, la prise en charge psychologique mise en place par les autorités est insuffisante : « Elles attendent que les personnes aillent vers les dispositifs. Mais en état de sidération, elles en sont incapables. » Lui se rend auprès des personnes, à domicile, dans les hôtels, dans la rue, ou reçoit au local de son association.

« Les personnes constatent que la même incurie, le même cynisme, la même absence de réponse continue, alors leur détresse s’aggrave. Dans cette histoire, elles ne sont pas considérés comme des êtres humains. Pour ceux qui viennent d’Algérie ou encore des Comores, c’est une mémoire familiale inconsciente qui remonte. C’est le traumatisme colonial qui remonte », estime le psychanalyste.

« Rue d’Aubagne, c’est tout Marseille qui était sous les décombres »

Fathi Bouaroua rappelle que le mal-logement a déjà tué à Marseille : à la cité Air Bel (11e arrondissement) à cause de la légionellose, ou encore dans un hôtel meublé du centre-ville où un incendie a fait huit morts en mai 2003. Des Algériens, des Marocains et des Roumains y vivaient. « Mais la presse n’a parlé que deux jours de ces affaires », regrette Fathi. Il a compilé ces histoires dans un jeu de société sur le modèle du Monopoly, le « Taudis-Polis de Marseille », dans lequel il faut se renseigner sur l’insalubrité du patrimoine que l’on a acheté grâce à des coupures de presse.

Au soir de la journée d’hommage, la place Homère, située non loin du lieu de la tragédie, est rebaptisée « place du 5 novembre ». Les torches sont allumées pour la mémoire des disparus, des maisons en cartons circulent dans la foule.

« Ce qui a changé avec la rue d’Aubagne, c’est que tout Marseille était sous les décombres. Il y avait à la fois un sans-papier algérien, une mère comorienne, des artistes français, et une étudiante italienne », poursuit Fathi. Tout comme Emmanuel Patris, il juge que les autorités locales ont laissé se dégrader des pans entiers de la ville, pour y mener ensuite des opérations immobilières permettant de chasser les milieux populaires, et de faire venir d’autres populations (relire notre article sur le sujet : À Marseille, « voilà des années que nous nous battons pour nos droits et contre le mépris des institutions »).

La catastrophe pèsera immanquablement dans le débat des élections municipales du printemps. Viendra ensuite, les gens l’espèrent, le temps de la justice qui désignera des responsables. Les proches des disparus ont été entendus il y a quelques semaines par un juge d’instruction. Les associations et collectifs espèrent aussi maintenir la mémoire et la pression. Ce 9 novembre, ils appellent à une nouvelle manifestation de la colère.

Pierre Isnard Dupuy
 Photos : Jean de Peña

 Photo de une : le 5 novembre 2019, au soir lors de la journée d’hommage. Noailles, Place Homère, non loin du lieu de la tragédie.
 

Neuf minutes de silence pour les huit victimes et Zineb Redouane

En ce 5 novembre 2019, neuf minutes de silence sont observées spontanément sur la place Homère, tandis que sonne la glas d’un clocher voisin. Neuf torches sont allumées. Une 9e pour Zineb Redouane, cette octogénaire du quartier, décédée après avoir reçu une grenade lacrymogène en plein visage le 1er décembre 2018, à la fenêtre de son domicile, alors qu’une manifestation dénonçant le logement indigne se déroulait en bas de chez elle.


Martine Vassal, la dauphine

« J’ai appris qu’il y avait des loyers monstrueux pour des gens qui vivent dans des conditions abominables, tout ça je l’ai découvert [le 5 novembre 2018] »
« Vous l’avez découvert !? »
« J’en ai découvert l’ampleur. […] Je ne suis pas architecte. Moi j’habite un vieil appartement avec des fissures et je ne pense pas être dans un logement indigne. Je ne suis pas constructrice, je ne suis pas promotrice. Je suis élue »
(Martine Vassal, président de la métropole, présidente du département des Bouches-du-Rhône, candidate LR à la mairie de Marseille, le 5 novembre 2019 dans Libération)


Comment 68 immeubles du centre-ville, propriétés de la ville, sont devenus des taudis

L’effondrement de la rue d’Aubagne a mis en lumière l’ampleur du mal-logement à Marseille. La ville compte 40 000 logements indignes où vivent 100 000 personnes, selon un rapport de l’inspecteur général de l’administration, Christian Nicol, en 2015 [2]. Des alertes sur la décrépitude de nombreux immeubles marseillais avaient déjà été lancées par les associations et la presse locale. Jusqu’au 63 rue d’Aubagne, inscrit en 2006 par la ville dans un plan d’éradication de l’habitat indigne (EHI) parmi 500 bâtiments [3].

Depuis 2017, l’immeuble était la propriété de Marseille habitat, l’organisme de logement social. La puissance publique a laissé se dégrader son bien jusqu’à l’effondrement [4].

Tant d’autres lui appartenant sont aussi en très mauvais état, comme l’a montré une enquête conjointe de Médiapart, Marsactu, Le Ravi et La Marseillaise parue le 29 octobre. Elle détaille comment 68 immeubles du centre-ville, propriétés de la ville ou passés entre ses mains, sont devenus des taudis.